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La Martinique après le débat sur les articles 73-74 14. Données socio-historiques et idéologiques du créole en vue d’une confrontation avec la médiasphère. |
Les technologies modernes de la communication ne sont pas sans effet sur le créole. Elles en élargissent les domaines d’emploi, l’engageant dans une aventure inédite par l’ampleur de sa confrontation avec des réalités nouvelles, antérieurement assumées par le français, qui en avait fabriqué les moyens d’expression. En sorte que le créole est sommé soit de produire dans l’urgence – ce qui n’est pas chose aisée vu la modification, depuis le temps de la traite, des conditions historiques de l’urgence – soit de parasiter la langue française. Pour bien comprendre les enjeux de cette aventure, il importe de connaître les données socio-historiques et idéologiques qui ont fait du créole ce qu’il est, dans sa réalité comme dans ses représentations.
Le créole, un instrument de communication né dans le conflit et l’urgence
Un rappel historique s’impose afin que soient perçues les conditions dans lesquelles le créole est apparu et la manière dont s’est développée sa représentation dans les pays de la zone américano-caraïbe. Emergeant dans le cadre de l’esclavage, le créole, contrairement à ce que s’imaginent certains, influencés par une idéologie trompeuse (d’inspiration soit colonialiste, soit, au contraire, négriste), n’est absolument pas une création imputable à la population d’origine africaine. Par volonté de stigmatisation, il a longtemps été qualifié de patois. Dénomination purement idéologique, car tout langage qui structure l’existence quotidienne d’une communauté ne peut être que langue. Indispensable à la communication entre divers groupes humains, le créole résulte des interactions nouées entre tous ceux qui, dès la première moitié du XVIIieme siècle, se sont trouvés, pendant un période donnée, en situation de cohabitation aux Antilles: Amérindiens, Africains et Européens, ces deniers étant pour la plupart des gens de basse condition, pauvres hères souvent en rupture de ban et pas encore devenus cette race autoproclamée de seigneurs, les Békés!
Les origines forcément rurales du créole, compte tenu des réalités économiques de la société d’habitation, ont lié l’emploi originel de cette langue à des domaines concernant une existence rivée à la satisfaction des besoins vitaux. Une existence cloîtrée dans l’habitation, elle-même enfermée dans une géographie insulaire. Mais pour être premiers, ces besoins n’en exprimaient pas moins des exigences humaines, même si les Européens s’appliquaient à déshumaniser, d’une part, les Africains, asservis, et, d’autre part, les Amérindiens assez vite massacrés ou chassés de leur propre sol.
Une société clivée par le langage
Le créole s’est donc trouvé dans la nécessité de développer toutes les compétences lui permettant d’exprimer une humanité pleine, même si le cadre de vie en était particulièrement restreint. En d’autres termes, dans la société créole des premiers siècles, quand on était esclave et que, précisément, en raison de la rupture culturelle due à la transplantation, l’emploi de la langue ancestrale était devenu pratiquement impossible, on ne cessait pas pour autant d’exister: on travaillait sous le joug, on chantait pour se consoler, on discutait, on se disputait, on se révoltait, on aimait, on rêvait, bref, on vivait en créole et seulement en créole. Cela a concouru à conforter le point de vue de ceux qui n’y voyaient qu’un «patois de nègres». Pourquoi? Parce que plus que les autres composantes, les esclaves ont été en situation de s’y investir. Bref, d’instrument de communication, cette langue est devenue aussi pour eux un incontournable support identitaire. Phénomène on ne peut plus normal, puisque les Amérindiens et les Européens, eux, n’étaient pas confinés dans cette langue-là, vu qu’ils avaient la possibilité de parler leurs langues maternelles: l’arawack et le caraïbe pour les premiers, divers dialectes de l’Ouest de la France, pour les seconds.
L’unilinguisme d’un côté, et le bilinguisme, de l’autre, ont constitué des caractéristiques essentielles du régime sociolinguistique de nos pays, pendant une longue période. Les linguistes, plutôt que de bilinguisme (mot d’origine latine), préfèrent parler de diglossie (mot d’origine grecque). Cette distinction terminologique vise essentiellement à mettre en évidence le fait que les deux langues, en l’occurrence le créole et le français n’ont pas un statut égal, l’une (le français) dominant socialement l’autre (le créole). Ainsi donc, pendant longtemps jusqu’à la fin de la société de plantation, les masses populaires notamment rurales, se sont trouvées dans la situation de ne parler que le créole.
Le sauve-qui-peut individuel et social
Dès avant l’abolition de l’esclavage, les hommes de couleur libres avaient compris que leur émancipation sociale passait par l’acquisition du français. Cette conviction, qui s’est maintenue voire amplifiée après l’abolition, non seulement a accru la volonté d’acquérir la langue française et le prestige qui en accompagne l’utilisation, mais encore a nourri le rejet du créole considéré comme langue de la misère et de l’arriération. Ainsi que l’a établi L-F Prudent, cette trahison de classe du créole n’était pas la toute première. Ce reniement avait en effet déjà été le fait des Européens. Quoique ayant, comme les autres groupes, participé à sa naissance, une fois devenus de gros propriétaires terriens, ils se sont trouvés à l’origine de la stigmatisation de cette langue, rapportée à une origine servile. Démarche purement idéologique, l’idéologie ayant souvent pour fonction de déformer la réalité historique en la remplaçant par un récit généalogique plus conforme aux intérêts de classe. Cette classe est, en l’occurrence, une ethno-classe (ou classe ethnique) ayant deux types fondamentaux d’intérêt, l’un découlant de l’autre : exercer un pouvoir et, pour le garder, établir une frontière sociale fondée sur l’appartenance raciale. Cela dit, le rejet idéologique du créole n’a jamais empêché son utilisation par tous les habitants, quelle que soit leur classe sociale.
Le créole, même tenu à distance, est encore vivant, malgré son déficit actuel de créativité
Dans les milieux francophones ou devenus tels par ascension sociale, le créole est dévalorisé. Il est donc appris hors du foyer, lieu d’où il est proscrit, l’un des motifs allégués étant son pouvoir de contamination sur le français. Dans ce rejet, l’Ecole s’applique à relayer la pratique des familles tout en rendant encore plus féroce et systématique la répression linguistique. La guerre scolaire contre le créole se présente alors comme une guerre contre l’inculture et la misère. Fuir le créole devient la condition du salut! La conception selon laquelle le créole s’apprend sans effort particulier et que, par conséquent, il n’a pas besoin d’être pris en charge par l’École découle directement d’une stratégie idéologique dénoncée par Fanon, comme étant liée à la haine de soi et au déni de la valeur des masses rurales. La langue créole, quoique initialement proscrite, grâce aux combats des militants créolistes, est admise aujourd’hui – non sans réserve – dans certaines sphères officielles. En réalité, elle n’a jamais cessé d’irriguer l’affectivité de l’ensemble de la population, se rendant particulièrement utile dans l’expression de l’humour et des sentiments les moins maîtrisés.
S’il est vrai qu’une certaine collusion idéologique objective entre la majorité des «élites» dites de couleur et la classe békée a longtemps maintenu dans le discrédit non seulement les unilingues créoles, mais aussi la civilisation créole elle-même, cet état de choses a été quelque peu entamé avec la fin de la société de plantation. Cette dernière, comme l’argumente fort bien Gerry l’Etang, s’efface autour du début des années 1960. Cette période inaugure les premiers mouvements politiques nationalistes et indépendantistes. Bref, tout se passe comme si l’accès à une scolarisation plus vaste, contemporaine d’un exode rural intense vers la périphérie de Fort-de-France avait eu pour corollaire une conscientisation plus aiguë d’une fraction des «élites». C’est dans la foulée de décembre 1959 qu’apparaît le mot d’ordre d’indépendance !
Modification progressive des investissements idéologiques sur le créole
Chacun sait que les langues ne sont par nature ni bonnes ni mauvaises, ni porteuses de vérité, ni liées au mensonge. En soi, elles sont neutres? Seuls le contexte et les intentions des locuteurs les infléchissent vers tel ou tel objectif. On peut aisément comprendre pourquoi, dans le climat créé par le sentiment du conflit des langues, le créole se charge de valeurs liées à la protestation et la résistance. Il devient alors une arme de revendication mise au service des masses exploitées auxquelles il sert d’emblème. De langue de l’arriération, il se transforme en langue de résistance et de combat. L’investissement idéologique change d’orientation dans une fraction des «élites». De négatif, il devient positif. Les «damnés de la terre» se muent en héros d’une révolution culturelle, au demeurant étrangère, du moins en ce qui concerne le terrain universitaire, aux fantasmagories maoïstes. La création en 1975 au sein du Centre Universitaire des Antilles et de la Guyane du GEREC (Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone), participe en effet d’une volonté tout à la fois de promotion de l’Homme créolophone et de construction d’un discours scientifique non inféodé aux fantasmes idéologiques. Un chemin escarpé et pas facile. Dès le milieu des années 1990, le GEREC deviendra GEREC-F (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créolophone et Francophone). Une telle modification, lourde de signification, est prémonitoire de l’introduction du créole, par création de CAPES interposée, dans le champ pédagogique commandé par la langue française. D’où la perspective d’une synergie créole-français, instrument d’une pédagogie réaliste et plus efficace.
Les langues, comme les civilisations sont mortelles et cela, nous le savons depuis le célèbre mot de Paul Valéry. Mais, aujourd’hui, au moment où, avec la scolarisation de masse, le français est en train de devenir aussi la langue maternelle de tous les Martiniquais, le créole n’a pas disparu. Sa présence dans les «tuyaux médiatiques» n’est d’ailleurs pas étrangère à sa vitalité et ce, contrairement au créole trinidadien, pourtant langue du calypso, et que, pour cette raison, on aurait cru indéracinable. Il faut savoir que ce créole, particulièrement proche du nôtre, a été parlé jusqu’à la fin du XIXième siècle par l’ensemble de la population trinidadienne, plus particulièrement par les couches rurales dont il était la langue unique, tout comme chez nous à la même époque. En raison de différents facteurs, dont l’exploitation du pétrole et de modifications démographiques corrélatives, notamment avec l’immigration de créolophones à base anglaise, c’est dans la première moitié du XXième siècle qu’il a commencé à reculer. Si aujourd’hui, il a quasiment disparu dans ce pays, ne subsistant qu’à l’état de traces ou dans d’étroites et rares communautés rurales, c’est précisément parce que son agonie avait commencé bien avant l’émergence de l’ère médiatique.
L’exposition de la langue créole aux médias : une aventure ambiguë
On l’aura compris, l’activité médiatique peut assurer un maintien, voire une survie à une langue, encore que cela ne préjuge pas de la capacité de ses locuteurs à affronter les défis langagiers de la modernisation et à mesurer les enjeux de leur créativité linguistique dans la langue en question. En revanche, l’introduction du créole dans les médias peut également initier une aventure dangereuse, si aucune mesure n’est prise pour endiguer sa francisation maximale, c'est-à-dire, sa propension au parasitage. Il ne s’agit aucunement dans mon propos de réduire le champ d’intervention du créole, ni de lui mettre un corset, avec le risque d’inhiber la spontanéité des locuteurs, disposition psychologique sans laquelle l’expression langagière perd tout son sel. Il est, au contraire, question d’aménager la sphère médiatique en la responsabilisant par rapport non seulement au créole mais aussi au français. La responsabilité passe, de façon primordiale, par une prise de conscience accrue des réalités linguistiques et culturelles qui façonnent notre imaginaire et notre présence au monde ainsi que des perspectives qu’elles tracent à la reconquête de nous-mêmes par nous-mêmes. À cela nous devons collectivement travailler, sans le moins du monde ignorer l’impact de réalités incontournables : je veux, bien sûr, parler de celles que représentent les médias de masse.