Kaz | Enfo | Ayiti | Litérati | KAPES | Kont | Fowòm | Lyannaj | Pwèm | Plan |
Accueil | Actualité | Haïti | Bibliographie | CAPES | Contes | Forum | Liens | Poèmes | Sommaire |
La Martinique après le débat sur les articles 73-74 13. Des contenus d’enseignement du créole |
Il ne saurait être question dans cet article de suggérer, voire de proposer un curriculum partant de la maternelle à l’université. L’objectif visé concerne plus modestement les enjeux globaux des contenus pédagogiques rapportés aux objectifs recherchés. Cet enseignement n’est pas un gadget ayant pour mission de sacrifier de façon démagogique aux fantaisies et aux naïvetés d’une idéologie de type patrimonialiste, au sens le plus étroit et le plus communément opératoire de cette expression. Son importance n’étant plus à démontrer, il convient donc d’en optimiser les pratiques.
Dissiper les confusions et dissoudre les idées préconçues
Les études créoles répartissent leur champ en deux domaines reliés de façon générique et officielle dans la dénomination même de la discipline: langues et cultures régionales. Il n’y a pas lieu de remettre en question ce qui est au fond une distinction commode. Cela dit, deux risques sont à éviter : d’un côté, celui de considérer les créoles comme des langues spéciales et, de l’autre, celui de postuler l’existence d’une culture créole et de la lier à la langue, dont elle serait captive. Autrement dit, il suffirait d’avoir comme langue un créole pour s’inscrire du même coup dans une culture douée d’un contenu invariablement lié à la créolité. Est-ce que d’avoir le français ou l’anglais comme langue maternelle déterminerait une culture précise indépendamment d’autres facteurs? Certainement pas! Il convient donc d’éviter le piège de l’idéalisme, lequel conduit inévitablement à une interprétation inadéquate, voire faussée de la notion de culture -- créole, en l’occurrence.
Force est d’admettre pour l’ensemble des créolophones natifs non pas une mais des cultures, forcément différentes les unes des autres. Les cultures guadeloupéenne et martiniquaise sont communément réputées identiques, au prétexte que les deux pays de référence sont qualifiés d’«îles-sœurs». Il n’en est rien! D’ailleurs, sauf à démontrer que ces cultures présentent en commun des traits liés à un processus exclusif, qui s’appellerait «la créolisation», les définir comme créoles ne constitue-t-il pas un abus de langage? Resterait en effet à définir le phénomène de créolisation et à en évaluer le mode opératoire dans l’espace géographique et le temps historique.
De la culture à la civilisation
D’aucuns doivent s’imaginer -- non sans un étonnement fait d’une légitime incompréhension -- que je remets fondamentalement en cause les concepts même de créole, créolité et créolisation. La réalité est moins simpliste. S’il y a nécessité de revisiter ces notions pour en extraire les scories génératrices de dérives de la pensée et de l’action, en revanche, il importe de s’appliquer à les replacer dans le cadre qui convient. Ce cadre est celui de la «civilisation», concept nettement différent de celui de culture. La culture est une réalité première vécue au quotidien et dont aucun être humain ne peut se départir, sauf à perdre sa caractéristique essentielle. Par contre, la civilisation est un objet second, une construction de l’esprit -- plus ou moins réaliste, plus ou moins fantasmatique --, une représentation à un moment donné, dans un contexte donné, de la culture ou plutôt, des cultures rassemblées, à des niveaux qui peuvent être différents, dans un ensemble doué d’une certaine cohérence.
Le lien entre culture et civilisation est tel que toute culture produit des représentations et que la civilisation elle-même constitue une de ces représentations possibles. La caractéristique majeure de cette dernière en est le caractère globalisant. La notion de civilisation orientale, par exemple, intègre dans une vision large un certain nombre de traits caractéristiques imputés à ladite civilisation. La relation unissant culture et civilisation est dialectique, chacune d’entre elles pouvant influencer l’autre en retour. À titre d’exemple, l’idée que, en ma qualité d’Antillais, je me fais de la civilisation africaine subsaharienne, ne peut pas ne pas avoir de rapport avec ma culture et inversement.
Puisqu’on envisage l’existence d’une civilisation indo-européenne, pourquoi ne pas parler de civilisation créole? Pour autant, les Hittites n’y relevaient pas de la même culture que les Grecs, les Romains ou encore les anciens habitants de l’Inde. De même qu’il n’y a pas une culture indo-européenne unique, il ne saurait non plus exister une culture unique pour tous les créolophones. De plus, si le terme de civilisation peut caractériser des ensembles d’extension diverse, la culture au contraire constitue un tout insécable. On peut à l’intérieur de la civilisation indo-européenne, distinguer une civilisation gréco-romaine, une civilisation celtique, une civilisation alémanique etc.), mais la culture dans laquelle baigne chaque individu est constituée par un ensemble de traits et de caractéristiques qui forment un bloc même si ce dernier évolue. C’est d’ailleurs le propre des cultures que d’être en perpétuelle évolution, même s’il arrive que le rythme en soit lent au point d’accréditer chez l’observateur occidental, l’idée d’une existence échappant à la temporalité. Il s’agit dans ce cas-là d’un regard réducteur jeté, en l’occurrence, sur les sociétés dites primitives et prétendues sans histoire.
Culture (avec «c» majuscule) et culture (avec «c» minuscule)
À ce niveau de l’analyse, il convient de distinguer la Culture comme réalité s’imposant à tout individu homo sapiens (culture ambiante) et la culture résultant d’une élaboration individuelle (culture personnelle). Ces deux composantes obligatoires du phénomène culturel, comparables aux deux faces d’une médaille, sont en perpétuelle interaction. Si la civilisation peut toujours être soit mise à distance soit rapprochée, comme par l’effet d’un curseur, la culture est, dans ses deux dimensions, toujours présente, toujours instante. Ainsi un Français peut parfaitement intégrer à sa culture française une certaine conception de la civilisation africaine et construire à partir de là une culture personnelle, significativement différente de celle d’un autre Français qui ferait de même, mais avec la civilisation chinoise. La mondialisation, exhibant les réalités objectives du monde, nul doute qu’elle ne rende de plus en plus opératoire cette évolution des cultures personnelles, brouillant par la même les repères culturels dits nationaux, voire communautaristes.
Culture et inculture
On divise communément les gens en personnes cultivées et personnes incultes. Cela signifierait-il qu’il y ait des gens dépourvus de culture (au sens de culture ambiante)? Comme cela serait contraire aux données anthropologiques de base, il faut comprendre que le terme «inculte» s’applique à des personnes ayant une culture personnelle considérée comme peu élaborée. Un fossé social accompagne généralement la différence de degré d’élaboration de la culture personnelle. Cette élaboration peut se faire à travers l’exploitation maximaliste d’un certain nombre d’outils culturels (livre et autres médias de communication, voyages, etc.). Mais elle peut aussi se faire dans un recours minimaliste à ces outils. C’est précisément le cas des gens qui ne sont pas qualifiés de «cultivés», au motif qu’ils n’ont pas lu beaucoup de livres. Certains d’entre eux peuvent néanmoins avoir une «sagesse» découlant d’une parfaite intégration dans leur culture et résultant d’une élaboration personnelle originale. Cela dit, le qualificatif de «cultivé», à l’avenir, risque de plus en plus d’être réservé à ceux qui sont en mesure de manipuler les outils traditionnellement considérés comme nécessaires à la production d’une culture personnelle. En effet, le monde moderne crée comme une obligation d’en passer par la complexité de ses technologies les plus sophistiquées. Sera-t-il possible de garder longtemps encore le statut de personne cultivée tout en ignorant résolument Internet, fenêtre décisive sur les réalités du monde ? Probablement pas !
L’enseignement de la civilisation créole
La tâche de l’enseignant est d’établir une jonction entre la civilisation créole et la culture vivante dans laquelle baigne l’élève afin, tout en l’ouvrant aux réalités du vaste monde, de permettre une élaboration optimale de sa culture personnelle. Naturellement, de ce point de vue conditionnant les contenus de l’enseignement découle la nécessité d’une prise de recul critique dans le traitement des différents thèmes de civilisation. Les programmes doivent se conformer à la progression allant de la maternelle à l’université. Un tri s’avère nécessaire entre les éléments pertinents (c’est-à-dire pouvant vivifier la culture actuelle) et ceux qui, ne l’étant pas, sont de nature à alimenter un patrimonialisme étroit, source de passéisme. Non pas que notre patrimoine (ce mot peut se traduire en créole par «matjoukann») ne revête pas d’importance en soi, mais son véritable intérêt devrait être mesuré à l’aune de l’éclairage qu’il nous apporte sur le présent et de l’assise qu’il confère à notre personnalité collective, nous rendant de ce fait plus apte à affronter les défis du futur.
Il est précisément un domaine où la dimension critique s’avère absolument indispensable : celui des pratiques magico-religieuses, dont l’étude ne doit avoir, par exemple, pour objectif ni une apologie du «quimbois», ni une stigmatisation aveugle de ce dernier. D’où la nécessité de resituer ce phénomène en termes d’anthropologie religieuse. Il en ressort que la pédagogie du créole est par nature interdisciplinaire, ouverte à diverses orientations : écologie, géographie physique et humaine, botanique, histoire des technologies, sociologie, littérature etc. Il est possible de gérer cette interdisciplinarité sans donner dans l’éparpillement. Une telle faculté tient précisément à la vocation d’un enseignement visant à une construction culturelle optimale. C’est justement cette vocation-là qui peut amener la pédagogie du créole à produire des synthèses enrichissantes et non pas des analyses éclatées et sans cohérence.
Civilisation et imaginaire
On le sait, ce sont les jésuites qui en Europe ont introduit dans l’enseignement la connaissance de la civilisation gréco-latine, une civilisation pourtant polythéiste, en contradiction totale avec la théologie chrétienne. Ils l’ont fait, parce que loin d’être des intégristes, ils étaient des humanistes, ouverts donc aux productions de l’Homme. Pourtant, à aucun moment, ces chrétiens n’ont invité leurs élèves à croire en Jupiter, le roi des dieux de l’Olympe. Ils avaient compris que l’imaginaire gréco-latin constituait un gisement d’une grande fécondité pour le développement de la civilisation chrétienne. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour ce qui est de promouvoir la connaissance de l’imaginaire créole et de la mythologie qui le supporte ? Mais cela ne suffit pas : l’enseignement doit être en mesure d’établir une mythologie comparée capable d’intégrer, à un niveau d’études qui ne peut être défini ici, les diverses productions d’imaginaire les plus pertinentes au regard de notre civilisation créole.
L’enseignement de la langue
Il convient de rappeler brièvement les trois dimensions que j’ai assignées dans un précédent article à l’étude de la langue : intra-créole (faisant place aux diverses et multiples variantes existant dans un même créole) inter-créole (mettant en relation les différents dialectes créoles, cette dernière expression dénuée de toute acception péjorative et, enfin, contrastive (cherchant à associer les créoles dans un système comparatif impliquant prioritairement le français, puis les autres langues étrangères de la Caraïbe que sont anglais et espagnol). S’agissant de la relation créole-français, chacun peut comprendre la nécessité d’expliquer à l’élève pourquoi, d’une part, en français, on ne dit pas : «il a pris courir», «je t’ai peur» ou encore «c’est viens que je viens», et pourquoi, d’autre part, en créole, sont incorrectes des phrases comme «Man sav kè ou la», «Ki moun vini?» ou encore «Man ba an tjok Piè». Il conviendra, bien sûr, d’adapter les contenus relatifs à chacune de ces trois grandes orientations et à la progressivité du cursus.
Tout cela étant dit, si l’on souhaite véritablement la promotion du créole et sa participation effective au développement de nos pays, l’Ecole ne doit pas être seule à s’investir dans la pédagogie du créole. Il convient de mettre aussi en œuvre une pédagogie sociale, au spectre plus large. Cette dernière se doit, dans son fonctionnement, non seulement d’être complémentaire de celui de la classe, mais encore de permettre une liaison entre le champ scolaire et celui de la société globale. Sans cette jonction, entre les générations il ne peut que s’établir un clivage des plus pernicieux. On l’aura compris, poser la problématique de l’usage du créole dans ce qu’il convient d’appeler le monde des médias (ou médiasphère) s’avère dès lors d’une urgence capitale.