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La chronique littéraire de Jean Bernabé

Autour de Fanon

13. A propos des diverses instances colonisatrices

Jean Bernabé

2012

La fonction majeure du commentaire est non pas de redire sous une autre forme l’explicite, mais de révéler l’implicite. La présente réflexion sur la colonisation constitue une des expressions possibles, parmi d’autres, de la pensée implicite de Fanon. Une expression qu’on peut en tout état de cause espérer dépourvue de myopie, ce qui peut la rendre paradoxale.

La lutte pour l’épanouissement véritable de notre pays ne peut faire l’économie d’une réflexion fondamentale sur les mécanismes historiques qui l’ont généré dans ses dimensions sociopolitiques et socioculturelles. Territoriale, économique ou culturelle, la colonisation-migration implique un lieu d’origine et un lieu d’arrivée.  Quand on a affaire à une entreprise colonisatrice, on se trouve en présence d’un centre-source (la métropole), une périphérie-cible (la colonie), un donneur d’ordre (l’Etat colonisateur), un auxiliaire (le colon) et un exploité (le colonisé). Il y a des cas de colonisation territoriale portant sur des territoires vierges (cas des îles de l’Océan Indien) où l’exploité devient l’esclave arraché à son pays et introduit dans ledit territoire. Il est clair que par là même cette situation rejoint les colonisations effectuées dans des pays déjà occupés.

Un bref rappel

J’ai établi précédemment sous certaines conditions sémantiques bien précisées une identification entre colonisation et migration et, par voie de conséquence, entre migrant et colon. Ce processus se décline sous plusieurs aspects dont le plus communément analysé se trouve être d’ordre territorial. Il comporte en principe, redisons-le, deux instances fondamentales:

         a) l’une donneuse d’ordre, (par exemple, la France ou l’Angleterre, Etats colonisateurs)
 
         b) l’autre, exécutrice, auxiliaire (le colon établi, par exemple, dans les Antilles ou en Amérique du Nord)

On peut avoir affaire à une «colonisation-migration» sans donneur d’ordre explicite. Cette remarque nous situe dans le cas de mouvements de populations ayant pour cause le pillage du Tiers-Monde. Les migrants en question sont des «colons», selon ma définition (que je maintiens), mais ce sont des colons d’un genre particulier, en ce sens qu’ils ne sont commandités par aucune instance étatique et que leur migration correspond non pas à une volonté de puissance, mais à un désir de survivre. Ce qui est une distinction claire donne lieu à ambiguïté dans une pensée droitière. En effet, notamment dans sa dimension extrémiste, la droite, qui, rappelons-le, a un inconscient très chargé (autrement dit, une mauvaise conscience) en matière de colonisation, perçoit la migration du Sud comme une entreprise colonisatrice, une sorte de retour du bâton colonial, sur un mode revanchard. Elle se sent agressée, parce qu’elle vit cette migration comme une sorte d’effet boomerang historique. En réalité, redisons-le, les mouvements de population correspondent à deux types radicalement différents: d’une part, celui qui, à partir d’une démarche individuelle de survie, peut aboutir à plus ou moins long terme une intégration dans le pays d’accueil et, d’autre part, celui qui procédant d’une entreprise étatique, a un caractère d’occupation, comme ce fut notamment le cas, pour l’Algérie, dite française.

Association et dissociation entre donneur d’ordre et auxiliaires

Quand le donneur d’ordre étatique et le colon sont associés dans l’entreprise coloniale, nous avons ce qu’on peut appeler une exocolonisation (ou colonisation en externe). A titre d’exemple, l’Angleterre colonise une partie du continent nord-américain à l’aide de colons qui constituent ses auxiliaires. Mais il arrive que les colons se dissocient du donneur d’ordre. La guerre d’indépendance de 1776 a été fondatrice des Etats-Unis d’Amérique. Menée contre le pouvoir anglais, elle marque la rupture du colon et du colonisateur et le passage d’une exocolonisation à une endocolonisation (ou colonisation en interne). Personnellement, je me réjouis d’avoir entretenu auprès d’universitaires étasuniens (à qui je dispensais un cours sur la créolité) un vif intérêt pour ma relecture, qu’ils ont trouvée originale et inédite, de cet événement historique essentiel qu’a constitué la guerre d’indépendance des colons contre l’Angleterre (leur donneur d’ordre). Cette révolution, au travers et au-delà du phénomène déclencheur du tea-party, est, comme on le verra plus loin, ce que je peux appeler une «révolution créole».

Le syndrome de l’usage abusif de l’adjectif «américain»

A partir de la guerre d’indépendance, les USA se constituent en Etat et prennent en charge, en interne, la colonisation qui va dès lors se déployer vers l’Ouest, avec toutes les exactions que l’on sait. Mais alors ils le font avec une visée plus vaste, à l’échelle du continent américain tout entier. D’où la scandaleuse doctrine de Monroe: «L’Amérique aux Américains», qu’il faut comprendre en fait comme «L’Amérique aux Etasuniens». Cette extraordinaire volonté de puissance, génératrice de l’impérialisme que l’on sait, se manifeste d’ailleurs dans l’emploi de l’adjectif «américain» pour qualifier ce qui n’est du ressort que des Etats-Unis, ce qui n’est absolument pas normal. Les Etasuniens sont, en effet, des américains au même titre que les Vénézuéliens, les Mexicains ou les Canadiens, mais pas plus!

Créolité et colonialisme

La créolité se définit en partie comme un désir (largement inconscient) de devenir autochtone, c'est-à-dire étymologiquement «issu du sol du pays». Le Créole est défini, on le sait, comme étant celui qui est né dans la colonie, à la différence des fondateurs, les premiers colons (Vié Blan ou vié zabitan, dans notre créole), nés en Europe et des esclaves (nommés Bossals), nés en Afrique. Mais être né dans la colonie ne fait pas vraiment du Créole un autochtone, tant qu’il existe d’autres autochtones, vécus comme authentiques, ceux-là, à savoir les Amérindiens. En effet, leur ancienneté immémoriale sur ce continent leur assure ce statut symbolique d’autochtones, même si, en réalité, à une époque préhistorique, leurs ancêtres, venant d’Asie, par le Détroit de Behring se sont installés dans le continent américain. Comme quoi, la notion d’autochtonie recèle, elle aussi, une valeur idéologique et imaginaire! Toujours est-il que pour devenir des «indigènes» d’Amérique (autre variante à valeur indûment péjorative du mot «autochtone»), les colons créoles devaient procéder à l’élimination des Amérindiens. Le génocide de ces populations a donc été programmé de façon consciente, pour récupérer des terres, mais aussi de façon inconsciente, pour établir une légitimité sur la terre américaine. C’est d’ailleurs au nom de cette légitimité si chèrement gagnée (au détriment, bien sûr, des premiers occupants) que les USA construisent aujourd’hui un mur censé les protéger contre l’immigration des Sud-Américains, notamment dans leur composante amérindienne.

Migration et folie nationaliste

Quand on réfléchit à pareille folie nationaliste dans son acception la plus ethnocentrique, on ne peut pas ne pas souhaiter un  nationalisme, certes enraciné dans un terroir, mais ouvert à la solidarité des peuples. La Terre est le bien de tous les Terriens et ne saurait être à tout jamais préemptée par les plus forts contre la migration des opprimés. Je rappelle le cas du Canada, territoire de 3 millions de kilomètres carrés avec une population de 6 millions d’habitants et subissant une pression immigratoire inférieure en valeur absolue et en valeur relative à celle de France, pays de 500.000 kilomètres carrés, comportant une population de 60 millions d’habitants, soit un rapport de 1 à 60. Comme quoi, la problématique de la migration doit être pensée à l’échelle de la planète et non pas selon les critères imposés par un nationalisme étroit ou encore les circuits liés aux avatars de l’aventure coloniale. Oui, mais comment faire avec une ONU impuissante, au service des Grandes Puissances ? Vaste et insoluble question dans la conjoncture actuelle!

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14. Les avatars de l’aventure coloniale

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