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La chronique littéraire de Jean Bernabé

Autour de Fanon

12. Repenser le concept de colonisation

Jean Bernabé

2012

La pensée de Fanon est une pensée critique, non dépourvue toutefois de perspectives au service de la libération de l’Homme. Si elle peut facilement recourir à une ironie sarcastique quand il est question de dénoncer des comportements marqués par l’aliénation culturelle, en revanche, elle n’est jamais stigmatisante. Elle n’enferme pas les gens et les groupes dans une catégorisation immuable. C’est sur cette base qu’il est urgent de repenser le processus de colonisation.

Depuis l’origine, la Terre s’est peuplée par le déplacement de populations d’un point à un autre. En ce sens, toute migration est par définition une colonisation et, inversement, toute colonisation est une migration. Cette assertion est valable à la seule condition de correspondre à un élargissement du sens le plus courant du terme «colonisation». Sinon, mon propos risque d’être mésinterprété!

Les raisons d’un élargissement sémantique

En français, le mot « colon » lui-même a plusieurs acceptions. Il définit aussi bien le cultivateur d’une terre dont le loyer est payé en nature que la personne qui est allée peupler une colonie, ou encore le membre d’un groupe de personnes de même origine, fixées dans un autre lieu. Le lieu concerné peut être vierge d’habitants (comme ce fut le cas de La Réunion, Maurice ou les Seychelles, lors de l’arrivée des Français) ou, au contraire, occupé, ce qui ne peut qu’être source de conflits avec les autochtones. Cette diversité des sens autorise, voire commande une réflexion plus large propre à transcender les significations particulières qu’il convient dès lors de confronter aux réalités passées et présentes concernant le déplacement des humains sur la planète.

Colonisateurs et colons

Le processus de colonisation peut être le fait soit d’un Etat (ou de toute instance collective para- ou crypto-étatique), lequel recourt à des individus comme auxiliaires de son entreprise, soit tout simplement d’individus agissant sans la caution et la commandite d’une instance organisée. Quand Richelieu crée la Compagnie des Indes Occidentales pour coloniser la Caraïbe, il est à l’origine d’un projet colonisateur et de nature étatique. Si on considère les hommes de mains tels que d’Esnambuc, stipendiés pour encadrer cette entreprise, on ne saurait les confondre avec les simples colons, ces pauvres gens recherchant un sort moins calamiteux que celui réservé par le royaume de France. Parmi ces derniers, il convient de citer, par exemple, les engagés ou « trente-six mois », en quête d’une vie meilleure.

Métropole et  lieu d’origine.

La migration, c’est soit le processus à travers lequel un espace du monde se reproduit en se déployant dans un autre espace du monde, que ce dernier soit contigu ou non, soit le phénomène à travers lequel des individus quittent isolément ou en groupe, mais à titre personnel, leur territoire d’origine pour s’installer dans un autre. Dans le premier cas, l’espace-source est une terre-mère, une métropole et l’espace-cible, une colonie. Dans le second cas de figure l’espace-source ne peut être qualifié que de pays d’origine (et non pas de métropole) et l’espace-cible de pays d’arrivée (pas forcément de colonie). Autrement dit, il est important d’établir une distinction de principe entre le migrant-colon et l’Etat colonisateur, sans pour autant nier que dans les faits il y a eu plus souvent que rarement collusion entre ces deux instances, reliées dans ce cas par une commandite, implicite ou explicite. Le colonisateur est alors le « donneur d’ordre » et le colon l’exécuteur, celui qui met en œuvre concrètement et quotidiennement une politique coloniale et, par voie de conséquence, colonialiste. On en conclura donc que tout colon, en sa qualité de migrant, n’est pas forcément colonisateur et qu’il n’est pas inéluctablement inscrit dans une logique colonialiste, même si, pour des raisons psychosociologiques un tel destin le menace fortement.

Un effet-boomerang assorti d’implications idéologiques

La xénophobie occidentale à l’endroit des migrations actuelles issues du Tiers-Monde s’explique en grande partie par l’impression d’effet boomerang qu’éprouvent nombre de ressortissants des nations colonisatrices devant l’immigration de ceux qu’ils considèrent comme des hordes d’envahisseurs. En d’autres termes, leur inconscient colonial, marqué par une certaine culpabilité collective, les incite à vivre comme une rétorsion, une revanche et une manière de colonisation en retour les mouvements de populations ex-colonisées en direction de leurs pays. En réalité, s’il y a là une forme de colonisation (avec le sens élargi que je donne à ce mot), il s’agit d’une colonisation effectuée par des colons opérant à titre personnel et non pas par des auxiliaires au service d’un Etat colonisateur qui les commanditerait, bref qui serait un donneur d’ordre colonial. Ces migrants sont des colons informels. Autrement dit, quand des Ivoiriens, des Sénégalais ou des Tunisiens cherchent à gagner l’Europe pour échapper à la misère dont souffrent leurs pays en raison du pillage dans lequel l’Occident détient une responsabilité historique non petite, ils le font non pas comme une armée qui serait respectivement aux ordres des Etats ivoirien, sénégalais et tunisien, mais comme des individus en quête d’une vie plus digne, voire de survie. En réalité, on a affaire à deux modes de migration-colonisation différents. La migration informelle aboutit à terme plus ou moins long à une intégration dans le pays d’accueil, ce qui est loin d’être toujours le cas de la migration commanditée et encadrée par l’Etat, comme ce fut, par exemple, le cas, s’agissant de la colonisation de l’Algérie par la France.

Les aléas de la colonisation

Les migrants africains (maghrébins ou subsahariens) sont mutatis mutandis dans la même posture que les voyageurs du May Flower, lesquels pour fuir les persécutions religieuses d’Europe ont gagné au XVIIème siècle (en 1620, précisément), le Nouveau Monde. Non sans naïveté, ils entendaient y construire un monde nouveau, ce qui ne fut pas du tout le cas, tant leur aventure s’est enlisée dans le contraire de leurs espérances premières: arrogance, haine, mépris et destruction des autochtones, quête effrénée de la richesse et du profit sur le dos notamment d’Africains livrés à la traite au travers d’une migration forcée aboutissant à la mise en esclavage. On ne saurait cependant affirmer que les colons du May Flower soient venus en Amérique avec l’intention de «casser de l’Amérindien et du Nègre». Toutes les odieuses exactions qui ont accompagné la genèse et la construction des Etats-Unis résultent non pas tant d’un projet nourri par les pauvres hères que furent la plupart des colons que d’une collusion objective (mais pas toujours consciente) de ces derniers avec le projet colonial d’un Etat colonisateur.

Mon propos peut être aisément illustré par les effets de l’actuelle crise financière affectant la Grèce. Les Grecs, on le sait, migrent en masse vers le Brésil pour échapper à la misère. Ils ne sont pas pour autant commandités par l’Etat grec. Et leur migration n’est pas fondamentalement différente de celle des Européens fuyant leurs pays au XVIIème siècle ou encore des Africains voulant de nos jours s’installer en France!

Le communautarisme, source et objet-prétexte de manipulation idéologique

Les choses se gâtent assurément quand dans un pays donné les migrants se regroupent en communautés, et surtout quand ces dernières sont de religion islamique. Ces migrants sont alors automatiquement taxés d’islamisme, ce qui est une manière d’extrême-droite non seulement de les stigmatiser, mais encore de les placer sous les ordres d’une instance supérieure colonisatrice, dont ils seraient les auxiliaires. De migrants-colons, ils deviennent des migrants colonialistes, c'est-à-dire les suppôts d’une invasion revancharde et habilement organisée, donc des ennemis à éliminer. On l’aura compris, sont en cause non pas les processus migratoires en soi, mais les aléas historiques qui y sont inscrits ainsi que leurs caractéristiques particulières conduisant généralement à une identification du migrant-colon à un Etat colonisateur, ce dernier fût-il construit dans l’imaginaire extrême-droitier des Européens. Un des arguments utilisés pour stigmatiser les migrants fait de ces derniers des gens qui prennent le travail des locaux, ce qui implique donc une agression économique. Argument bien souvent fallacieux, dans la mesure où les migrants occupent des fonctions non recherchées et non assumées par les nationaux!

L’iniquité des flux migratoires, un scandale à dénoncer!

A la question de savoir si la Terre doit être l’objet de propriétés inaliénables relevant du droit du plus fort au détriment des faibles et des opprimés, la réponse doit indubitablement être non! Pourquoi? Parce que notre planète devrait être le bien commun de tous ses habitants. Même si on doit admettre que chaque peuple a droit à un espace vital, il demeure néanmoins regrettable que des territoires soient définitivement préemptés par tel ou tel groupe, ethnique ou autre, qui s’en déclare et considère propriétaire sans tenir aucun compte d’une répartition juste de la ressource spatiale entres tous les humains ! Et puisque je choisis d’assimiler tout migrant individuel à un colon non commandité, une réflexion sans complaisance doit être mise en oeuvre sur les circuits migratoires opérant de nos jours à l’échelle mondiale.

Il n’est certes pas question d’exonérer les Européens de la xénophobie droitière qui les anime majoritairement envers les non Européens foulant le sol de leurs territoires et si impitoyablement refoulés la plupart du temps, mais il n’y a pas non plus de raison de se priver d’un jugement sévère sur la structure inique de la migration dans sa distribution planétaire. Est-il normal, en effet, qu’un pays comme la France avec ses 60 millions d’habitants et ses 500.000 kilomètres carrés de superficie subisse une pression d’immigration plus forte en valeur absolue comme en valeur relative qu’un pays comme le Canada qui est six fois plus grand (3 millions de kilomètres carrés) et  dix fois moins peuplé (6 millions d’habitants), soit un rapport de 1 à 60! Est-il acceptable que les USA, qui se sont constitués sur la base d’une visée colonisatrice assortie d’un génocide des populations autochtones, en soient arrivés à construire un mur de séparation d’avec le Mexique, dans le but de juguler les vagues migratoires majoritairement amérindiennes émanant du Sud? Est-il supportable que les logiques dites nationales et revendiquées comme telles servent de support et de légitimation à une mainmise prédatrice sur la ressource spatiale planétaire? Assurément non! De toute manière, la logique de la domination coloniale doit être mise au jour dans sa complexité et ses détours, souvent insoupçonnés.

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13. A propos des diverses instances colonisatrices

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