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La chronique littéraire de Jean Bernabé Autour de Fanon 11. Culture et civilisation, un thème opportuniste et importun 2012 |
Mon propos peut sembler paradoxal, mais qu’on y prête attention : quand nous parlons, ce que nous avons en bouche, ce n’est pas une langue, mais des paroles. Les expressions « langue créole, langue française ou langue chinoise », constituent donc un raccourci fort pratique de langage. On les fait alors renvoyer à des réalités concrètes, alors qu’en fait une langue est une abstraction, un système de règles qui nous permet de produire de la parole avec notre appareil constitué par la bouche, les lèvres, la langue, la glotte, les fosses nasales etc…
Même si personne n’a jamais eu matériellement en bouche une langue, au sens strict de ce mot, on ne peut donc pas et ce, pour des raisons pratiques, éviter d’utiliser le mot langue pour désigner les différents parlers qui existent sur terre et dont la manifestation se réalise concrètement à travers les paroles prononcées. Cela dit, même si je pense qu’il ne faut pas prendre la paille des mots pour le grain des choses, les exigences de la présente analyse ne me conduiront pas à rompre d’avec cette commode habitude qui consiste à recourir au mot «langue» dans un usage concret.
L’indéfaisable connexion culture/civilisation
Ce qui vient d’être dit du rapport langue/parole vaut aussi précisément pour la relation culture/ civilisation.De même qu’une langue est une réalité abstraite, une représentation mentale réalisée à partir de la réalité que constituent les actes concrets de parole, de même, la civilisation est une représentation de la culture. La civilisation est à la langue ce que la langue est à la parole, même si civilisation n’est pas assimilable à la langue et la culture à la parole. Pareille remarque situe néanmoins la notion de civilisation sur le plan de l’imaginaire, voire du fantasme. Cette notion devient alors lieu d’investissement idéologique, qui vise à extraire de la culture l’essence, voire l’essentiel, en cherchant à la caractériser selon des critères qui sont généralement ethnocentriques.
La connexion culture/civilisation est une donnée cruciale qui doit nous permettre d’éviter les interprétations floues de la notion de civilisation et toutes les dérives qui en peuvent découler. Du coup, il apparaît qu’à toute culture est associée une représentation civilisationnelle. Cette dernière est plus ou moins approfondie, plus ou moins conforme aux réalités objectives de la culture en question.
La représentation en laquelle consiste la civilisation en question peut être réalisée en interne, c'est-à-dire faite de l’intérieur d’une culture. Mais elle peut aussi être externe, c'est-à-dire faite par quelqu’un qui est extérieur à la culture en question. C’est précisément cette incontournable dissymétrie des deux regards qui fait que les civilisations tout comme les cultures ne peuvent pas être mesurées. Elles sont véritablement incommensurables. De même qu’il n’y a pas de peuple sans langue, de même, il n’y a pas non plus de peuple sans culture et ce, contrairement au point de vue anciennement développé par l’Europe, selon lequel tout ce qui ne relevait pas de la civilisation européenne confinait à la barbarie, c'est-à-dire au degré zéro de la civilisation. Encore une approche externe et, par voie de conséquence, illégitime des civilisations extra-européennes.
Le phénomène de la mondialisation dans ses modalités actuelles nous rappelle opportunément que les cultures sont le résultat d’interactions diverses entre les peuples et au sein des peuples. Les cultures sont par définition mouvantes, évolutives, même si la vitesse de leur évolution varie en fonction de divers paramètres qu’il serait trop long d’exposer ici. Elles ne sont pas lisses et comportent plus ou moins de contradictions, la contradiction étant le moteur de leur évolution.
Les espaces culturels n’ont pas un périmètre assigné de toute éternité
N’importe quel espace, pourvu qu’il fasse système, peut constituer une aire culturelle et toute aire culturelle est assortie de son pendant civilisationnel. Toutes les cultures comportent des tares et des vertus et au sein d’une même culture il y a des valeurs positives et des valeurs négatives, évaluables à l’aune d’un certain humanisme. Penser la supériorité de sa civilisation par rapport à une autre, c’est produire une représentation plus ou moins fantasmatique en se situant dans un rapport d’intériorité par rapport à la sienne et d’extériorité par rapport aux autres. Ici encore on n’échappe pas à cette dissymétrie des regards, qui, je le redis, fonde l’incommensurabilité des cultures et, par voie de conséquence, des civilisations qui en constituent une représentation plus ou moins ancrée dans une vision fixiste et essentialiste des choses.
On peut toujours définir une culture européenne, française, parisienne, provinciale, insulaire, montagnarde etc. avec le pendant civilisationnel dont elle est assortie. Cela dit, si on essaie de caractériser une civilisation européenne, comment va-t-on pouvoir distinguer les dérives allemandes du nazisme de la résistance française à ces dérives? Il apparaît alors que la question de la représentation devient problématique et que pour pouvoir intégrer l’Allemagne et la France dans une civilisation européenne, nous sommes obligés de dépasser le caractère factuel des régimes politiques pour tenter de penser une réalité civilisationnelle qui transcende ces régimes. Mais en faisant cela, est-ce qu’on est complètement fidèle à la réalité historique des choses? Cet exemple nous montre que poser la question de savoir si les civilisations se valent est une question qui est peut être très adaptée à l’épreuve de philosophie du baccalauréat, mais qui ne doit pas parasiter une campagne électorale républicaine. Si elle le fait, c’est manifestement pour détourner les citoyens des vrais problèmes en manipulant des problématiques factices.
Les extrêmes de la violence verbale et du politiquement correct
Les USA sont un pays où les extrêmes se côtoient. Si le politiquement correct a pris naissance aux USA, c’est précisément par réaction des classes moyennes contre les effets de la liberté de parole qui, dans ce pays, est absolue. Si on parle de civilisation occidentale, comment en effet ne pas noter la différence de culture qui à cet égard sépare la France des USA? Nul n’ignore que la loi française Gayssot de 1992 a inauguré une culture du verrouillage de la parole, visant donc à juguler l’expression libre de la pensée, ce qui favorise l’hypocrisie sociale, car pour autant les gens n’en pensent pas moins! Quand la parole est mise sous séquestre, ne peut-on pas craindre une explosion? Cette culture est contraire à celle qui prévaut au pays le l’Oncle Sam où des adeptes du parti républicain sont capables non seulement d’envisager, mais encore de proclamer l’ouverture de la « chasse à l’Obama » et ce, sans encourir le moindre procès du ministère public. Peut-on, d’un autre côté, tout dire sans créer les nuisances morales et psychologiques qu’induit la violence, fût-elle seulement verbale? Bref, lequel de ces deux traits culturels est supérieur à l’autre? Seul le «dialogue des cultures» peut permettre, sinon de répondre à ces questions, du moins d’en dépasser les relents d’arrogance et de haine de l’autre.
En manière de conclusion toujours provisoire…
Si le récent incident ayant opposé à l’assemblée nationale Serge Letchimy et Claude Guéant nous rappelle que ces notions ne sauraient être maniées sans précaution, une chose est sûre : elles ont été manipulées par celui qui en a eu l’initiative, une initiative que je considère comme engagée dans une stratégie de provocation liée, je le redis, à un contexte électoraliste. On l’aura compris, la question de savoir si les cultures se valent ou non est une question sans aucune autre pertinence que celle qui révèle une insupportable suffisance et une pernicieuse arrogance. Elle ne peut qu’introduire de l’amalgame entre régimes politiques et cultures. Quelle aurait été la réponse de Frantz Fanon à Claude Guéant? Tout simplement Peaux noires et masques blancs! Rien de plus, rien de moins!
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Autour de Fanon
12. Repenser le concept de colonisation