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Les racines du mal

Jean Erich René

Février 2008

Si nous concevons l’histoire comme un outil permettant de comprendre le présent et sonder l’avenir, en remuant les poussières du passé, tout en tenant compte de la pertinence des événements politiques actuels, par reviviscence nous éprouvons de grandes inquiétudes pour le futur proche de nos ressources alimentaires. L’indépendance d’Haïti n’a pas changé le caractère féodal du régime foncier haïtien. Selon l’ordonnance du 15 octobre 1804 le monopole du commerce était accordé à une nouvelle aristocratie. Le code rural de 1826 du Gouvernement de Jean Pierre Boyer témoigne du maintien du statu quo. Les mêmes méthodes d’exploitation par une clique se poursuivent jusqu’à nos jours. Nos dirigeants politiques accusent une absence flagrante de volonté de jeter les infrastructures propres au développement économique d’Haïti. Seul le paysan haïtien s’acquitte de la lourde et pénible tâche de piocher la terre pour garnir nos tables. Que reçoivent-ils en retour? Les profits tirés de l’exportation de nos denrées agricoles ne sont pas reconvertis en crédit agricole, semences, engrais, insecticide, routes, écoles, hôpitaux etc. Loin de là, ils sont plutôt transférés dans les banques étrangères. Paradoxalement nos spéculateurs n’ont pas planté un seul pied de café, de cacao, de coton, de sisal, ni de vétiver. D’où le profond découragement du paysan haïtien qui abandonne nos campagnes et le constat du net recul de la production agricole.

Parallèlement aux exactions internes, des causes externes viennent aggraver la problématique agricole haïtienne. Le 14 juillet 1915 les Américains débarquaient en Haïti, sous prétexte de rétablir l’ordre. Ils se sont emparés de la part du lion en faisant mainmise sur nos finances publiques.

Le 17 décembre des soldats débarqués de la canonnière américaine à Port-au-Prince, ont braqué la Banque Nationale de la République d’Haïti et emporté les coffre-forts avec un butin de 500.000 dollars US qui valaient son pesant d’or à l’époque. Ces fonds seront déposés à la National City
Bank des USA. En 1919, cette même banque s’octroyait toutes les actions de la BNRH.

L’Occupation américaine a entraîné des conséquences néfastes et irréversibles sur la production agricole haïtienne. En 1918 une nouvelle Constitution fut votée accordant aux étrangers et à leurs Sociétés de Production le droit de propriété immobilière. Dans cette foulée, la loi du 28 juillet 1929 autorisait la vente aux Américains de 28.000 has de terre dont 1600 has pour les plantations de Canne à sucre de la Hasco, 880 has dédiés à la H. Agricultural Corporation, 8600 has à la H.A Development Corporation. L’État haïtien n’avait pas le droit d’augmenter le taux de fermage des terres ni les droits de douane à l’exportation. La Constitution de 1805 interdisait le droit de propriété à tout étranger.

L’article 12 des dispositions générales stipulait: "Toute propriété ayant appartenu à un Blanc français est incontestablement et de droit confisquée au profit de l’État." Il importe de rappeler que sous l’Occupation, de 1915 à 1929, nos paysans ont été dépossédés arbitrairement de leurs meilleures terres pour la production agricole au profit des Compagnies américaines. On a institué la corvée, cette nouvelle forme d’esclavage, en contraignant nos compatriotes à travailler pour un salaire de 0,20$ par jour sous la surveillance de soldats. Les exploitations américaines étaient très rentables mais les profits étaient transférés avec aisance aux USA. Il en était de même du rapatriement des capitaux.

En 1925, la "Fruit and Steamship Company" bénéficiait du privilège exclusif d’achat des bananes exportables. En 1941 s’était implantée en Haïti la "SHADA CRYPSTOSTEGIA PROGRAM" par suite de la saisie par les Japonais des compagnies de caoutchouc américaines en Indonésie et en Malaisie. Les paysans haïtiens ont reçu l’ordre de déguerpir dans les 48 heures. 25 gourdes leur furent accordées par carreau de terre. Beaucoup d’entre eux ont reçu la violence comme dédommagement. Selon les statistiques fournies par S.E Harris dans "Economic problems of Latin America" la SHADA avait planté 58.000 has en Hevea ou plante à caoutchouc notamment à: Saint Marc, Gonaives, Cap, Bayeux, Cayes, Grand’Anse. La SHADA avait occupé 21,55 % de nos terres plantées en caféiers et cacaoyers, nos denrées exportables.

Le latex tiré de l’Hevea planté sur nos terres cultivables fut exporté sous forme de grosses boules pour approvisionner l’industrie automobile américaine en pleine expansion. Aucun produit synthétique de substitution n’a encore été découvert à l’époque. Il était également utilisé dans les manufactures de peinture et de papier. Haïti, non seulement n’a tiré aucun profit du commerce de ce produit indispensable pour la confection des pneus des voitures américaines mais encore a été définitivement sevré d’une grande quantité de terres cultivables. Rappelons que jusqu’à présent toutes ces terres n’ont pas été récupérées. L’Hevea est une plante pérenne avec une frondaison empêchant la croissance d’autres plantes en sous bois. Nous pouvons illustrer par la présence de plusieurs milliers de carreaux de terre couverte de Caoutchouc inutilisé à l’Anse d’Hainault, à Dame-Marie, à Marfranc et non loin de Port Margot. Le drame est aussi palpable à Fort Liberté par l’appauvrissement des plaines jadis cultivables de Derac et de Phaeton complètement couvertes de pite par la SAFICO.

Le paysan haïtien dépouillé de ses terres abandonne les sections rurales pour se réfugier en République Dominicaine et à Cuba à la recherche de cieux plus cléments. Cette situation d’anarchie légalisée a révolté les consciences. D’où l’émergence de certaines figures de proue de l’époque qui se sont dressées pour dénoncer cette criante injustice. Citons: Charlemagne Péralte et Pierre Sully. L’écrivain Pierre Thoby a craché son fiel à ce sujet dans une plaquette intitulée: Dépossessions. Il a exprimé la profonde douleur du paysan et le tort causé à l’économie nationale. En remontant le lit de l’histoire, la rareté de nos denrées alimentaires, partiellement a pour origine l’expropriation de nos terres cultivables au profit de compagnies étrangères. Les racines du mal qui ronge notre société sont cramponnées au système féodal haïtien qui a survécu à 1804 pour prendre une accélération accrue de 1915 à 1929. Aujourd’hui il s’affirme encore dans toute sa laideur au profit du Club de Bourdon avec l’octroi de 260 carreaux de terre à une Société étrangère. Grâce à l’imagination empathique nos propres évaluations confirment que les affres de la faim se manifesteront en Haïti, sans coup férir, dans un avenir pas trop lointain.

Viré monté