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Hommage à Sonny Bastien
Pour sa Contribution à la Lutte pour le Progrès de l’Éducation en Haïti

Luc Rémy

10 juin 2008

En cette douloureuse occasion de son départ prématuré, je me crois une obligation démocratique et morale de dire ce que je sais du journaliste Sonny Bastien. Et ce que je sais le mieux de Sonny, le journaliste, se rapporte d’un côté à sa claire vision de la lutte syndicale des enseignants haïtiens au cours de la période 1995-2000, de l’autre à sa contribution à cette remarquable tranche d’histoire sociale haïtienne.

Sonny m’a paru, par son approche, le journaliste et directeur de média haïtien qui ait le mieux compris tous les enjeux de cette lutte syndicale des enseignants haïtiens. Il y avait senti, au-delà des gains qui reviendraient aux enseignants et au syndicalisme haïtien, l’opportunité pour l’implantation d’une école haïtienne de qualité axée sur les valeurs démocratiques, accessible à tous et capable de représenter un puissant et efficace levier de changement pour Haïti. Il m’a montré aussi qu’il avait compris que des enseignants, des élèves, des étudiants, des parents et d’autres citoyens, unis dans un front commun sur la base d’un cahier de revendication clairement articulé pour le secteur éducatif pouvaient  conduire l’Etat et le secteur privé de l’éducation à opérer de grandes réformes éducatives et orienter toute la société vers un mieux être collectif.

Sonny était, à mon sens, un authentique journaliste d’avant-garde. Il croyait dans une cause, il croyait dans le changement démocratique. N’était-ce sa foi dans les valeurs démocratiques, pourquoi nous aurait-il reçus, comme il l’a si souvent fait, avec élégance, respect et intérêt, derrière son micro, à son studio de production ou parfois même à son bureau de PDG de Radio Kiskeya? Nous n’étions pas ses amis; nous du Secrétariat Général du Corps National des Enseignants d’Haïti (CONEH), nous n’avions même pas les moyens de nous payer une annonce ou un spot publicitaire dans les médias. Nous étions des inconnus pour Sonny Bastien, tout comme les dirigeants des organisations sœurs, la FENATEC, l’UNNOH et le GIEL; pourtant, il avait compris qu’il y avait de la complicité anti-démocratique et coupable à censurer la parole des enseignants syndicalistes et à cacher la misère et l’état de ruine de notre système éducatif pour plaire aux puissants et aux partisans du statu quo.  Il avait senti que notre voix était importante, que notre action et nos propositions de réforme pouvaient contribuer à introduire du changement quantitatif et qualitatif en Haïti. Aussi n’avait-il jamais fait obstruction à notre besoin d’informer, de sensibiliser, de faire comprendre, d’influencer, d’impliquer, de faire bouger. Patriote démocrate, Sonny axait sa stratégie journalistique sur ce que, dans son fameux éditorial satirique créole «Nou Pè Bouch» du début de janvier 2001, il a justement qualifié lui-même de «complicité démocratique» avec les acteurs sociaux qu’il percevait comme des promoteurs de changement.

Oui, Sonny a fait partie de ce groupe d’hommes et de femmes qui savent reconnaître les “fenêtres d’opportunité” qui se manifestent parfois dans une société et qui peuvent déboucher sur de grands changements positifs si, naturellement, des leaders responsables et un maximum d’hommes et de femmes de progrès savent collectivement les exploiter pour le bénéfice de tous. Certes, chez nous, peu d’hommes ont ce flair d’entrevoir ces fenêtres, ou, s’ils l’ont, suffisamment d’altruisme pour aider d’autres à les exploiter, mais Sonny n’a jamais été ni aveuglé ni ligoté par des intérêts personnels. Et si notre combat n’a pas totalement réussi, cela n’a pas été sa faute.

Sonny a admirablement contribué à l’effort pour améliorer l’éducation en Haïti, et subséquemment, le statut général du pays. Bien que propriétaire et  PDG d’une station de Radio, il mettait plus que tout autre son poids dans la balance pour promouvoir le débat sur l’éducation. La vérité en est que Sonny faisait du journalisme au-delà des liens d’argent, de classes sociales, d’amitié personnelle, et aussi au-delà des relations de pouvoir politique. Il recevait à ses émissions tous ceux-là qui avaient une parole à dire sur la question de l’éducation en Haïti: les représentants de l’État, les enseignants, les directeurs d’écoles privées, les représentants des associations d’enseignants, d’élèves, de parents d’élèves et autres.  Sonny n’avait qu’un parti pris, celui d’informer, celui de faire circuler la parole critique et dynamique. Et le titre de son émission, “Pale Poun Vanse”, traduit bien cet honorable et respectable parti pris.

Je crois très fermement que, plus que les programmes de nouvelles, les très nombreuses émissions de Sonny sur l’éducation ont permis aux enseignants de rester connectés avec leurs leaders, de mieux comprendre les enjeux de la lutte ainsi que les obstacles à vaincre.  Elles ont aussi aidé les dirigeants syndicalistes à clarifier le sens de leur action et à s’attirer plus de sympathie dans l’opinion publique; elles ont permis aussi à tous de mieux comprendre le rôle des syndicats au sein d’une société à vocation démocratique. Plus concrètement, la signature des Accords du 17 février et du Protocole additionnel du 22 mai 1997 et leur application très partielle ont dû beaucoup à Radio Kiskeya en général et à Sonny Bastien en particulier. Et je peux soutenir aujourd’hui que des centaines de milliers d’haïtiennes et d’haïtiens, si ce ne sont des millions, ont bénéficié et continuent de bénéficier de l’apport journalistique de Sonny à la lutte des enseignants. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler un seul point: la question des assurances maladie dans le secteur public. En vertu du principe de l’égalité de traitement dans l’Administration publique, tous les fonctionnaires de l’État et leurs dépendants bénéficient aujourd’hui de la couverture d’assurance exigée par les syndicats d’enseignants et imposée à l’Etat dans les accords de 97.

La mort prématurée de Sonny Bastien représente incontestablement une perte énorme pour le courant démocratique haïtien. Que son âme repose en paix et que les générations présentes et futures exploitent au mieux son esprit d’avant-garde et sa stratégie de complicité démocratique.

Professeur Luc Rémy
Membre du Secrétariat Général du
Corps National des Enseignants (CONEH)
 de 1993 à 2000

Mardi 10 juin 2008
États-Unis d’Amérique