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Haïti: corruption, exclusion et aliénation

Jacques Pierre

Dans un pays où les maigres recettes de l’état s’évaporent dans la corruption, où les emplois les mieux payés sont rares et ne s'obtiennent que par relations, il est fort difficile de faire passer ce pays de l’ombre à la lumière, voire le mettre sur le sentier de l’émergence. Dans ces conditions, la majorité des jeunes ne pensent qu’à quitter le pays dans l’espoir que les choses ne peuvent être pire ailleurs.  Et l’ironie dans tout ça, c'est que nos dirigeants qui, dans la plupart des cas, mènent une vie de château n’éprouvent aucun pincement au cœur en voyant les jeunes s’en aller. Sans vouloir être sarcastique, je me demande si le départ en masse de ces jeunes ne fait pas le beurre de nos dirigeants, car peu importe la modeste somme que ces jeunes envoient à leur famille et quelques proches qui se trouvent en Haïti via d'une quelconque agence de transferts, le gouvernement en prélèvera $1.50 sans que l’on ait la moindre idée de ce qui sera fait du montant.

Pour preuve, depuis plus de quatre ans, les gouvernements successifs n’ont jamais fourni aucun rapport faisant état d’un quelconque projet financé grâce au montant prélevé sur les tranferts d’argent venant de la diaspora. Que cette communauté s’organise pour demander au gouvernement de lui rendre des comptes! Il est clair que la plupart de nos politiciens, épris de la mentalité de la course à l’échalotte, n’ont pas la moindre idée de ce que c’est que gouverner. Qu’ils sachent une fois pour toutes, il vaut mieux de ne pas être au pouvoir que mal gouverner. En aucun cas, l’opacité ne fait bon ménage avec la bonne gouvernance. Le peuple en a marre de savoir que les dirigeants s’amusent à dépenser des sommes mirifiques pour rien. Quelle drôle de gestion!

Au temps de l’ancien président M. Martelly, un chanteur malheureusement adulé par une très grande partie de la population pour ses chansons aux couplets grivois et ses blagues de cul, les parlementaires d’alors questionnaient sans cesse la légalité de ce prélèvement. Chose curieuse, à l’arrivée de l’ancien président provisoire M. Privert, un ancien sénateur dont le casier judiciaire faisait débat, ces mêmes parlementaires n’ont plus agité la question de la légalité du prélèvement. Et depuis lors, de subvention en subvention, les parlementaires observent un silence religieux similaire à celui des moines sur ce sujet. Pour l’heure, l’actuel président M. Jovenel Moise, un agriculteur connu politiquement sous le nom de “nèg bannann nan”, sur qui une frange du système judiciaire a des soupçons de corruption, peut dormir tranquillement du fait qu’il est en odeur de sainteté avec la majorité des parlementaires. Quelle affaire!

Revenons sur le chanteur malheureusement adulé pour ses chansons aux couplets grivois. Il y a très peu de gens qui ont le courage de le condamner publiquement.  Certains animateurs de radio ne peuvent pas passer une journée sans ne pas tourner une de ses chansons salaces.  Et bizarrement, ces mêmes gens éprouvent une haine viscérale à l’égard de Jean Gesner Henry, alias Coupé Cloué qui, dans la majorité de ces chansons, ne faisait que des jeux de mots dans notre belle langue qu’est le créole “depi se Koupe, ou p ap janm fatige, lè sa y ap danse, yo tout sere kole, depi se Koupe, ou pa nan fatige, bann nan byen chofe, fòk ou sere kole….”. En dépit de tous les efforts faits par beaucoup d’éducateurs pour promouvoir le créole, les détracteurs les plus véhéments de cette langue n’hésitent pas à cracher dessus sans se rendre compte qu’ils crachent sur eux-mêmes, car qu’ils le veuillent ou non, cette langue reste et demeure leur première langue. Quelle société!

Depuis plus de deux siècles, l’économie du pays se trouve aux mains d’un groupe de nantis qui s’inspirent de tous les modèles économiques qui ne marchent pas en vue de tenir la grande masse dans la misère la plus abjecte. Et le pire dans tout ça, la majorité de nos politiciens, en dépit de leur discours aux accents patriotiques, n’ont aucune gêne de se faire monnayer par cette classe de nantis pour se faire une place au soleil au détriment de l’intérêt national. En conséquence, celles et ceux qui ont dilapidé les caisses de l’état d’une manière ou d’une autre se la coulent douce sans être inquiétés par des poursuites judiciaires. Les dilapidateurs d’hier et ceux d’aujourd’hui, sachant que la justice du pays est à l’encan, se foutent d’un quelconque rapport les épinglant pour détournement de deniers publics. Quelle honte!

Face aux souffrances épouvantables de la population dues aux infrastructures défaillantes, et dans la plupart des cas, quasi inexistantes à travers le pays, on a besoin d’hommes et de femmes qui ont le souci du peuple pour conduire les rênes du pays. En d’autres termes, une équipe de cadres bien formés, informés, chevronnés, et par-dessus-tout honnêtes, qui portent un projet de développement pour sortir le pays du trou d’air dans lequel il se trouve. Il est venu le temps de laisser derrière nous les gens qui ont l’insulte au bout des lèvres, ceux qui ne parlent que pour faire des effets rhétoriques, ceux qui aiment nous raconter des histoires à dormir debout et ceux qui croient qu’en parlant très fort ce qu’ils disent deviendra une réalité.  Dans un pays où il y a urgence de toutes parts, chaque dossier requiert un travail de bénédictin pour pourvoir répondre aux attentes de la population. Et pour ce faire, il faut que l’on ait le peuple à l’esprit. Quand je dis peuple, je fais allusion à celles et ceux qui s’en prennent plein la figure et qui tous les jours vivent dans l’angoisse du lendemain, car ils se lèvent le matin sans savoir comment ils vont gagner de quoi assurer leur repas.  Quelle désolation!   

Quand j’entends ce que j’entends à la radio au sujet du gaspillage des fonds publics, je me demande si nos dirrigeants ont une once d’humanité chez eux. De telles histoires me rappellent la méringue “gran manjè” de Koudjay qui invitait le peuple à “pote kòd pou mare gran manjè”. Du train où va la corruption, il me semble que les “gran manjè” continuent de manger davantage jusqu’à s’en faire éclater la panse. Peut-être que cela n’arrivera jamais, car quand on a affaire à des dirigeants qui ne pensent qu’au-dessous de la ceinture, les fonds qu’ils dilapident ne leur seront jamais suffisants pour entretenir la plupart de leurs copines dont certaines ne les fréquentent que par nécessité, et d’autres par avarice car pour ces dernières “pecunia non olet” l’argent n’a pas d’odeur.  Quelle horreur!         

Pour celles et ceux qui ont l’habitude de visiter les zones oubliées du pays, seuls les gens dont le cœur est de marbre refuseront d’admettre que bon nombre de nos compatriotes vivent comme au siècle dernier. Ils n’ont pas accès aux infrastructures primaires telles que l’école et les centres de santé. Et Dieu seul sait pour combien de temps ils vivront ainsi. Ce triste constat est le résultat d’une politique d’exclusion de plus de deux siècles. Malgré cela, bien des gens de la génération des années 60-70 s’époumonent à faire croire au commun des mortels que Haïti se portait vachement bien. Pour cette infime minorité qui pouvait manger à satiété, et pour quelques éléments de la classe moyenne qui font encore l’apologie de l’éducation coloniale qu’ils ont reçue, il est plus que normal pour eux de croire que tout allait vraiment bien sans faire cas de la majorité de la population qui vit encore dans la crasse. En fait, pour la plupart des commis bénéficiant des miettes de ce système horrible, celles et ceux qui vivent dans la crasse ne sont pas leurs compatriotes, et par conséquent ils ne méritent pas d’être pris en compte quand on parle d’Haïti.  Quel délire!   

Ainsi, pour perpétuer cette structure économique nauséabonde, la majorité des présidents nomment en grande partie des petits copains qui ne sont que des coquins au mépris de la compétence et du respect des lois. Dans ce cas de figure, ces copains-coquins en service et au service d’une classe qui se vante toujours d’avoir de la classe, n’ont pas toujours les compétences requises et la colonne vertébrale bien charpentée pour pouvoir prendre les décisions qui s’imposent dans l’intérêt collectif. De ce fait, ces derniers, nageant en plein dans l’improvisation, n’ont d’autre choix que de recourir aux décisions instinctuelles pour faire plaisir à leur maître, vu qu’ils ne sont pas suffisamment outillés historiquement et humainement pour prendre des décisions intellectuelles au profit du plus grand nombre. Quelle servilité!

Malgré tout, je crois encore au pays. En voyant des jeunes qui innovent de temps à autre dans le domaine de la technologie, des jeunes qui se mettent ensemble pour lancer des entreprises innovantes afin de faire marcher l’économie, il est clair que ces jeunes essayent de se frayer un chemin sans se compromettre. Ces jeunes ont besoin de l’aide d’une société civile digne de cette appellation qui croit en leur capacité pour qu’ils puissent faire passer Haïti de l’ombre à la lumière.  Que celles et ceux qui ne marchanderont jamais leurs convictions se mettent ensemble pour faire exploser ce système économique qui, sans aucun doute, n’est que le prolongement du système colonial dans sa forme la plus révulsive. Et par la suite on pourra tous chanter la Dessalinienne à plein poumon sur la terre de notre illustre fondateur qui rêvait d’un pays où il ferait bon vivre.

Jacques Pierre
@PJacquespie
Co-directeur de Haiti Lab, Duke University

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