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Le mythe de la langue française, Par Hugues Saint-Fort Septembre .2010 |
Il existe un mythe chez les ex-colonisés francophones (certains écrivains maghrébins, plusieurs écrivains de l’Afrique sub-saharienne, plusieurs écrivains haïtiens aussi): d’après ces écrivains, en se débarrassant de la colonisation française et en devenant politiquement indépendants du pouvoir métropolitain, les ex-colonisés francophones ont conquis de haute lutte la langue de leurs anciens dominateurs. L’écrivain algérien Kateb Yacine, l’auteur du fameux «Nedjma» (1956), roman culte de la littérature maghrébine, est en fait celui qui a introduit l’expression «butin de guerre» dans la littérature de la francophonie littéraire. Le grand poète malgache Jacques Rabemananjara a même écrit ceci en 1959 à propos de la langue française: «Nous nous sommes emparés d’elle, nous nous la sommes appropriée, au point de la revendiquer nôtre au même titre que ses détenteurs de droit divin […].» Les écrivains haïtiens ont précédé les Maghrébins et les Africains dans leur amour immodéré de la langue et de la civilisation françaises. Dans la revue Haïti littéraire et sociale du 5 février 1905, un dénommé Ussol (qu’on prétend être Etzer Villaire lui-même, le célèbre poète haïtien de la génération de la Ronde, écrit ceci: «Notre langue est française, françaises sont nos mœurs, nos coutumes, nos idées et, qu’on le veuille ou non, française est notre âme.» Un autre grand nom de la littérature haïtienne, Louis Joseph Janvier, écrit ceci dans «Haïti et ses visiteurs»: «Si pour la race noire, Haïti c’est le soleil levant à l’horizon, c’est parce que la France est la capitale des peuples et qu’Haïti, c’est la France noire.»
Comment faut-il expliquer cette tentative d’appropriation de la langue française par certains ex-colonisés francophones? Y-a-t-il une vérité quelconque derrière l’appellation «butin de guerre» accordée à la langue française par ces ex-colonisés pour désigner la maîtrise de la langue de leurs anciens dominateurs Qu’est-ce qui fait du français un butin de guerre alors que dans tous ces pays-là, il n’est parlé que par une portion minimale de la population, en général 15 à 20% ? Que fait-on du reste de la population? Pourquoi la langue française n’est-elle pas aussi un butin de guerre pour la majorité de la population?
En fait, ce qu’on peut constater, c’est que, s’il y a butin, c’est un butin qui ne profite qu’à une petite classe d’intellectuels, d’hommes politiques, de cadres et de professionnels. Les meilleurs exemples sont à trouver en Afrique sub-saharienne et en Haïti où l’éducation et la langue française ont été monopolisées dès la conquête de l’indépendance en 1804 par les classes dominantes qui ont bénéficié du pouvoir et du savoir. Les classes dominées, c’est-à-dire les esclaves «bossales», nés en Afrique (par opposition aux esclaves créoles, nés à Saint-Domingue), ainsi que leurs descendants, sont mal partis dès le début de l’histoire haïtienne.
Ce butin, s’il y a butin, a été «assimilé» à la perfection par cette même classe mais elle a été finalement tellement travaillée par cette langue que certains d’entre eux ont connu ou ont été victimes de l’aliénation dans la langue du colonisateur. L’écrivain Albert Memmi dans son célèbre Portrait du colonisé a dressé cette description «La langue maternelle du colonisé, celle qui est nourrie de ses sensations, ses passions et ses rêves, celle dans laquelle se libèrent sa tendresse et ses étonnements, celle enfin qui recèle la plus grande charge affective, celle-là précisément est la moins valorisée. Elle n’a aucune dignité dans le concert des peuples. S’il veut obtenir un métier, construire sa place, exister dans la cité et dans le monde, il doit d’abord se plier à la langue des autres, celle des colonisateurs, ses maîtres. Dans le conflit linguistique qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée. Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire sien.»
En fait, les ex-colonisés se trompent lourdement quand ils pensent devenir les propriétaires de la langue de leurs anciens maîtres. D’ailleurs, les écrivains de l’Hexagone ne sont nullement dupes de cette tentative par les ex-colonisés de «se couler dans la langue la plus académique, dans les formes les mieux acceptées.» On connaît la distinction classique faite dans l’Hexagone même entre la littérature «française» et la littérature «francophone». La première désigne les œuvres littéraires produites par les écrivains français de l’Hexagone, la seconde renvoie aux productions littéraires des écrivains de la périphérie, ceux qui ne sont pas français, c’est-à-dire les Maghrébins, les Africains de la zone sub-saharienne, les Antillais, les Haïtiens…
C’est contre cette séparation artificielle qu’une quarantaine d’écrivains français et francophones a signé un manifeste littéraire publié en mars 2007 dans le quotidien français Le Monde. Dans ce manifeste, ces écrivains ont proposé le concept de «littérature-monde» en français afin de libérer la langue française «de son pacte exclusif avec la nation» pour célébrer un imaginaire qui «n’aura pour frontières que celles de l’esprit.»
Faut-il donc rejeter la langue française? Il est évident que non. Car, ce qui est discuté ici, ce n’est pas tant la langue française que le mythe répandu autour d’elle. Il s’agit dans un premier temps de revenir à la première langue des ex-colonisés et, dans un deuxième temps, de lever le voile mythique qui empêchait les anciens colonisés d’apprendre à prendre la langue du colonisateur pour ce qu’elle est.