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Réflexions pour en finir avec l’insécurité en Haïti

 Le 21 juin 2022

1. L’insécurité

En Haïti, l’insécurité est multiforme et sévit dans bien des domaines. Environ la moitié de la population par exemple se retrouve en situation d’insécurité alimentaire. La très forte majorité vit en situation d’insécurité sanitaire et médicale. Un pourcentage important de la paysannerie subsiste sous un régime d’insécurité foncière. On estime à plus de 2 millions le nombre de personnes n’ayant pas d’acte de naissance et se retrouvant donc, de fait, en situation d’insécurité civile. On pourrait aussi parler d’insécurité environnementale, Haïti se trouvant située sur deux failles sismiques, sur la route des cyclones, étant largement érodée et ses plus grandes villes très exposées à une augmentation du niveau de la mer en raison du réchauffement climatique, etc. On pourrait continuer ainsi. Nous voulons circonscrire notre propos dans ce texte à l’absence de sécurité publique, c’est-à-dire le monde des violences physiques, des vols, des meurtres, des kidnappings, des zones de non-droit, etc., généralement sans possibilité de recours judiciaire. Le niveau de cette insécurité a atteint des sommets inégalés au cours des dernières années.

Le pays a connu ce manque de sécurité publique à bien des périodes de son histoire. Le régime duvaliériste, particulièrement le règne du père, est encore frais dans beaucoup de mémoires. Et bien vite après la chute du régime des Duvalier en 1986, ce fut l’apparition des zenglendos, souvent des anciens suppôts de ce régime se retrouvant sans sources de revenus, ou des déportés, expulsés de pays d’immigration, suite à des condamnations pour délits graves, ou encore des délinquants locaux s’infiltrant dans les brèches ouvertes par les changements politiques. Certaines de ces bandes armées furent instrumentalisées par des hommes d’affaires pour des règlements de comptes ou pour assurer leur sécurité face à des concurrents ou par des hommes politiques à des fins électorales. Durant la période du coup d’État de 1991 à 1994, on note une tentative de remettre sur pied des Tontons macoutes avec la création du FHRAP (Front Révolutionnaire Armé pour le Progrès d'Haïti, puis devenu Front pour l'Avancement et le Progrès Haïti), un groupe paramilitaire qui se rendit coupable de nombreux abus. Il y eut aussi à l’époque un autre groupe du même type, les Ninjas, dont plusieurs membres venaient de la bourgeoisie d’affaires.

Un changement important est survenu vers la fin de 2018. Au milieu de cette année-là, l’annonce très maladroite d’une hausse du prix de l’essence a entraîné d’importantes émeutes. Dans la foulée, un mouvement citoyen réclamant une reddition de comptes pour l’argent du programme PetroCaribe, mis sur pied par le Venezuela pour aider plusieurs pays de la région, a pris naissance. Dirigé par un groupe de jeunes, ce mouvement réalisa des manifestations parmi les plus importantes de l’histoire du pays, le tout dans l’ordre et la discipline. Des hommes politiques voulurent en prendre le contrôle tout en souhaitant lui donner une orientation plus agressive (saccage, pillage, déchoukage,…). En prévision d’une autre manifestation prévue pour le 18 novembre (date anniversaire de l’ultime bataille de la guerre de l’indépendance d’Haïti en 1803), un de ces partis politiques signa un accord pour s’assurer la participation d’un groupe de jeunes de La Saline, un quartier populaire de Port-au-Prince.

Quelques jours avant cette date, une guerre entre deux gangs rivaux de ce quartier fit des dizaines de morts, surtout dans la population de la zone. On apprit plus tard qu’un des deux gangs avait reçu appui et protection de la police pour cette opération. 

Un pas important a été franchi ce soir-là: un gang armé recevait «officiellement» le soutien d’un secteur de la police, avec la bénédiction des autorités gouvernementales, dans une opération de répression de la population. Autrement dit, des gangs armés pouvaient être des instruments de répression au service du pouvoir, tout comme les Tontons macoutes du temps de Duvalier. Cependant, cette complicité n’étant pas reconnue ouvertement par le Gouvernement, ces gangs pouvaient de fait, bénéficier d’une plus grande autonomie dans leurs activités. On a par la suite  observé une hausse significative du nombre de mineurs équipés d’armes à feu parmi les membres des gangs. Depuis, les viols et les enlèvements se font de plus en plus fréquents et les assassinats ou les tueries dans le cadre d’affrontements entre gangs ou contre des policiers, de plus en plus nombreux.

Aujourd’hui, Martissant, un quartier de la banlieue sud de Port-au-Prince, est devenu une zone de non-droit, sous le contrôle des bandes armées qui bloquent (ou rançonnent) l’accès à quatre départements du sud du pays (et une partie du département de l’Ouest). Croix-des-Bouquets, une ville au nord de Port-au-Prince, est sous le contrôle d’autres bandes armées qui menacent d’isoler complètement la capitale du reste du pays. Des gangs armés s’installent dans d’autres quartiers de la capitale ou dans des villes de province. Des gens fuient ces lieux de non-droit pour se réfugier dans d’autres quartiers, d’autres villes ou même d’autres pays. Au début du mois de mai 2022, l’UNICEF estimait que la violence avait forcé la fermeture de 1700 écoles, privant d’enseignement un demi-million d’écoliers. Le vendredi 10 juin dernier, des membres d’un gang ont attaqué le Palais de justice de Port-au-Prince. Documents, mobilier et outils de travail ont été emportés ou rendus inutilisables.

D’importantes activités économiques sont complètement paralysées. Même l’Association des industries d’Haïti, pourtant réputée proche de la mouvance au pouvoir,  a tiré la sonnette d’alarme sur l’état de la situation catastrophique du pays et reconnait que la population est à bout. Les conséquences de cette situation de non sécurité publique ne font qu’aggraver les autres secteurs d’insécurité et contribuer à la situation de crise générale que traverse le pays. Les gangs armés constituent littéralement un État dans l’État et on a le sentiment qu’il n’y a plus de gouvernement dans le pays. On est donc dans une situation de dévalorisation de plus en plus profonde du droit à la vie et de banalisation de l’insécurité.

2. Combattre l’insécurité publique

Pour combattre l’insécurité, on pense naturellement en premier lieu à l’action des institutions de la chaine pénale, principalement la Police et la Justice.

Au niveau de la police, une première initiative pourrait être la création d’une force spéciale antigang avec les ressources et les outils nécessaires pour s’attaquer à ce phénomène. La priorité serait de s’attaquer aux zones de non-droit, rétablir la circulation dans les grands axes routiers, assurer la libre circulation des biens et des personnes.

Un contrôle des armes à feu et de l’importation des munitions s’impose également dans le pays. Cela suppose une coordination avec l’Autorité Portuaire Nationale (APN), l’Autorité Aéroportuaire  Nationale (AAN), la Douane, le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique (MJSP), les Garde-Côtes et l’armée. L’armée ? Oui, l’armée, en soulignant que coordonner ne veut pas dire fusionner ou déléguer ses pouvoirs. Un mauvais signal a été donné récemment quand l’Armée est intervenue brutalement pour mettre fin à une manifestation, organisée par des alliés du Gouvernement, des membres du groupe du 11 septembre, devant les bureaux du Premier Ministre. Une tâche qui, si nécessaire, revenait à la police nationale d’Haïti (PNH). Parlant de la police, il faudra des ajustements majeurs suite à un diagnostic organisationnel rigoureux, pour corriger les dérives observés au cours de ces dernières années.

Dans une société démocratique, la police est un auxiliaire de la justice. Or dans l’Haïti actuelle, la justice a été très sérieusement mise à mal et est largement discréditée. La plus haute instance, la Cour de cassation, et le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, sont complètement dysfonctionnels. En décembre 2017, dans le cadre d’une rencontre avec la communauté haïtienne de Paris, le président en exercice alors, M. Jovenel Moïse, avait déclaré avoir été obligé de nommer 50 juges soupçonnés de corruption.  Les commissaires de gouvernement, un poste clé dans l’appareil judiciaire, sont généralement nommés à l’intérim, une façon de court-circuiter toute velléité d’indépendance face au pouvoir politique. Suite à plusieurs prises de position sur plusieurs sujets d’actualité, le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, Me Monferrier Dorval, fut assassiné le 28 août 2020, non loin de la résidence privée du Président d’alors. L’épouse de ce dernier aurait reçu quasi instantanément une vidéo de ce meurtre mais cette pièce n’aurait jamais été versée au dossier et, l’enquête se poursuit, selon la formule consacrée.

Depuis l’arrivée au pouvoir du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK) en 2011, sous les auspices de la communauté internationale, rien n’a été fait véritablement pour combattre l’insécurité. Tout semble indiquer qu’il y a connivence ente les gangs armés et le pouvoir. L’insécurité apparaît comme un élément favorisant le maintien au pouvoir de cette mouvance, responsable d’une des pires périodes de corruption de l’histoire d’Haïti: dilapidation des fonds PetroCaribe, de la retenue sur les appels internationaux et les transferts monétaires de la diaspora, gabegie administrative au niveau de l’Assurance vieillesse et de la gestion des ports nationaux, etc.

La principale revendication du peuple haïtien depuis 1986 est la justice et un premier pas vers cet objectif serait de doter le pays d’un système de justice fonctionnel. Plusieurs instances ont depuis fait des propositions en ce sens, allant de la formation des juristes et avocats dans les facultés de droit du pays au fonctionnement des instances supérieures du système juridique, en passant par le système pénitentiaire et la nomination des commissaires, mais leur mise en œuvre ne suit pas ou laisse à désirer. C’est pourtant un chantier fondamental pour sortir le pays de l’ornière dans laquelle il s’enfonce de plus en plus. L’impunité et l’arbitraire, causés en grande partie par le dysfonctionnement de l’appareil judiciaire, sont les principaux atouts de l’insécurité, de la violence et de la corruption. L’objectif premier devra donc être de rétablir l’autorité de l’État, restaurer sa capacité à s’acquitter de ses fonctions régaliennes en matière de justice et de sécurité publique. Rappelons par exemple qu’aujourd’hui encore, le Ministère de la justice est largement régulé par un décret datant de 1984, donc, d’avant l’adoption de la Constitution de 1987 et par conséquent, inadapté aux impératifs de l’heure.

Le gouvernement d’une transition de rupture devra être capable de s’engager à respecter et à faire respecter le Droit à la Vie, à promouvoir la revalorisation de la Vie. La perte de valeur de la vie traverse tous les domaines et tous les champs d’insécurité cités en début de texte et contribue à la banalisation de la mort violente.

La sécurité publique n’est cependant pas de l’apanage exclusif de l’État. Elle devrait aussi être le reflet de la solidité du tissu social. Un décret de 2006 sur la décentralisation prévoit la mise sur pied de Commissions municipales de sécurité publique formées du maire, de représentants des Casec, du responsable local de la PNH, du Commissaire du gouvernement et du Juge de paix. La mise en place de cette disposition devrait être fortement encouragée. Des Comités de quartier avec pour objectifs la propreté d’une zone et l’adoption de mesures préventives en cas de désastres naturels (inondations, cyclones, séismes,…etc.) en collaboration avec les comités locaux de la Protection Civile, pourraient aussi grandement contribuer au renforcement du tissu social. Ces Comités pourraient constituer une alternative pour des jeunes susceptibles d’être tentés par les gangs armés par nécessité ou manque d’opportunités. La création locale d’emplois générateurs de revenus pourrait aussi diminuer l’influence des gangs à travers le pays.

3. Relations internationales et Gouvernance

On peut se demander à qui profite cette insécurité. On peut aussi se demander, en plus des acteurs nationaux, quels en seraient les acteurs internationaux. Haïti serait devenue au fil des années un important lieu de passage de la drogue du sud vers les marchés du nord. L’insécurité contribue très probablement à favoriser ce trafic. L’abondance d’armes et de munitions en Haïti, malgré des ententes officielles pour essayer de contrôler ce marché, est-elle liée à ce trafic? Autrement dit, est-ce que l’insécurité en Haïti profite à des intérêts étrangers? Parfois, on a le sentiment que certaines poussées d’insécurité peuvent être utilisées par certains acteurs internationaux pour continuer à peser dans la dynamique interne du pays et à maintenir leur appui à des dirigeants illégitimes et anti-démocratiques. De plus, le pays n’aura probablement pas les ressources financières nécessaires pour mettre en œuvre les actions nécessaires pour juguler cette insécurité et devra recourir à l’appui économique d’agences internationales et d’ententes bilatérales. Comment s’assurer que la main qui donne ne soit pas celle qui ordonne?

En septembre 2020, la directrice du Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) avait souligné une certaine baisse, toute passagère en fait, du niveau de violence, suite à la création d’une fédération de 9 gangs (G9 an fanmi et alliés) sous l’initiative d’un ancien policier qui avait changé de camp. Ce leader avait déclaré en conférence de presse en juin 2020 «…qu’aucun mouvement revendicatif et populaire ne peut avoir lieu en Haïti, dans les quartiers populaires sans la permission de G9 an fanmi et alliés». Activement recherché par la police, il donne régulièrement des conférences de presse….

Même quand il y a des ententes permettant des collaborations juridiques intéressantes avec l’international, la coopération n’est pas toujours au rendez-vous. Les archives du FRAPH, confisquées en 1994 par les troupes américaines qui ramenaient l’ex Président Aristide au pouvoir ont été remises aux autorités haïtiennes tellement caviardées qu’elles sont inutilisables. Plus près de nous, l’instruction de présumés assassins de Jovenel Moïse extradés en Floride se fait à huis-clos et il faudra faire attention qu’un autre chapitre de l’histoire du pays ne lui échappe. On peut penser aussi à l’affaire du Manzanares, un navire à bord duquel avaient été trouvés en Haïti, en avril 2015, plus de 700 kilos de cocaïne et 300 kilos d’héroïne estimés à environ 100 millions de dollars au prix de la rue aux États-Unis. Des années plus tard, «Les procureurs fédéraux de Miami n’ont engagé des poursuites pénales que contre un débardeur de bas niveau…»…

Ajoutons aussi que de nombreuses études montrent combien l’aide internationale retourne largement aux pays donateurs. La prise en main du pays par la communauté internationale après le séisme de 2010 n’a pas été un modèle de bonne gestion et les résultats ont été bien minces. Un ancien chef de la Police nationale d’Haïti, Mr Mario Andrésol, dit souvent que le problème de l’insécurité en Haïti en est un d’abord de gouvernance. On aura beau élaborer les plans les plus susceptibles de réussir, ils resteront lettre morte s’il n’y a pas à la direction du pays un gouvernement avec la volonté d’aller de l’avant et l’appui de la population pour y arriver. Il faudrait aussi ajouter le respect par la communauté internationale des choix que le pays aura faits. Après vingt ans de missions onusiennes en Haïti, les résultats ne sont pas brillants… Il est grand temps d’adopter une autre approche.

Les États-Unis ont adopté en avril dernier une "stratégie pour prévenir les conflits et promouvoir la stabilité avec les pays partenaires à travers le monde". Ce plan devrait d’abord être appliqué dans au moins cinq pays, dont Haïti. Cela signifierait aussi pour les États-Unis «… appliquer humblement les leçons coûteuses et douloureuses du passé et transformer la façon dont nous travaillons les uns avec les autres».  Autrement dit, un changement radical de cap dans les relations avec Haïti.

Un gouvernement de transition devra être capable de faire valoir les choix et orientations de la population pour sortir du marasme dans lequel le pays s’enfonce de plus en plus depuis ces dernières années durant lesquelles l’influence de la communauté internationale a été déterminante. Une récente série d’un grand quotidien new-yorkais a montré comment cela fait deux siècles que la communauté internationale s’est liguée pour isoler, exploiter et appauvrir Haïti. Le moment est venu de dire: assez!

Jean-Claude Icart et Chantal Ismé,
membres de la Coalition haïtienne au Canada contre la dictature en Haïti (CHCDDH).

Daniel Henrys et Michele Montas,
membres de l’Initiative citoyenne de New-York.

 Le 21 juin 2022

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 Viré monté