Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Crier haro sur les gendarmes de la langue

Hugues Saint-Fort

La communauté linguistique haïtienne de New York a célébré avec éclat et distinction sa journée internationale des langues créoles le samedi 27 octobre à Brooklyn College. Comme on le sait, c’est une tradition (28 octobre) qui remonte au début des années 1980 quand un groupe de linguistes créolophones natifs qui tenaient un colloque universitaire à Sainte-Lucie ont eu l’idée de consacrer chaque année une journée entière à la célébration des langues et des cultures créoles. D’ailleurs, dans certaines communautés haïtiennes de l’émigration (Montréal par exemple), on prend le temps de célébrer notre langue maternelle durant tout le mois d’octobre. Ce texte est composé de deux parties. Au-delà de l’aspect compte rendu de cet article que j’expose tout au long de la première partie, je prendrai le temps dans la deuxième partie de discuter de certains problèmes fondamentaux que posent l’essor continu de la langue créole haïtienne (kreyòl) et les positions parfois extrêmes et surtout passionnées de certains locuteurs. Bien sûr, je ne m’étonne pas outre-mesure de ce dernier aspect puisque, dans toutes les sociétés humaines, les questions de langue ont toujours soulevé des désaccords interminables, des passions et des émotions tellement fortes qu’elles en deviennent parfois insoutenables.

La journée proprement dite était constituée de trois groupes de réflexion comprenant chacun trois intervenants. Le premier groupe était composé du docteur Hugues Saint-Fort, du professeur Yves Raymond et de M. Guy Frantz qui malheureusement n’a pas pu venir. Le titre de la présentation du docteur Saint-Fort était: Ideyoloji lang ann Ayiti: Ki jan li aji sou òtograf, sou gramè, sou lizaj lang kreyòl. (L’idéologie de la langue en Haïti: son influence sur l’orthographe, la grammaire, et l’usage de la langue kreyòl).

Le titre de la présentation du professeur Yves Raymond était: Difikilte ki genyen nan fè tradiksyon an kreyòl. (Des difficultés de traduire en kreyòl). Dans son exposé, après avoir rappelé et commenté largement sur la distinction entre traduction et interprétation, Yves Raymond a présenté  de véritables travaux pratiques à l’assistance en leur faisant découvrir les pièges de la traduction de l’anglais vers le kreyòl et du kreyòl vers l’anglais à partir des «faux-amis» courants dans les deux langues ou des différences de structures syntaxiques existant entre l’anglais et le kreyòl.

Le deuxième groupe de réflexion était composé du professeur de littérature, docteur Cauvin Paul, de la doctorante Marie Lily Cérat et de M. Paul A. Corbanese. Le titre de la communication du Dr. Cauvin Paul était: Yon apèsi sou literati kreyòl avèk ekriven natif natal (Un aperçu sur la littérature kreyòl écrite par des écrivains natifs). Le Dr. Paul a dégagé la problématique de la littérature haïtienne d’expression kreyòl à travers des écrivains natifs tels que Frankétienne, Jean-Claude Martineau, Serge Madhère… Il a commenté des textes célèbres de ces écrivains, par exemple, Dezafi, Flè Dizè, Tezen.  

Marie Lily Cérat a légèrement modifié l’exposé qu’elle devait présenter au départ mais nous a régalé avec une brillante communication sur l’évolution de la créolistique telle qu’elle se dégage des plus récentes recherches contemporaines. Elle a superbement révélé la fausseté et les pièges du fameux «exceptionnalisme» des langues créoles, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les aspects structurels des langues créoles démontreraient leur irrégularité et leur caractère ‘anormal’, non naturel. Surtout, elle n’a pas manqué de rendre hommage à deux linguistes haïtiens, Yves Déjean et Michel DeGraff, qui ont tant fait pour la rigueur scientifique des recherches sur le kreyòl.

Paul A. Corbanese  était le troisième membre de ce groupe de réflexion. Le titre de sa présentation était Piblikasyon liv ak materyèl odyovizyèl an kreyòl. (Publication de livres et de matériel audio-visuel en kreyòl). M. Corbanese a parlé de l’état de la publication de matériel kreyòl en Haïti et a surtout insisté sur la nécessité pour tous les locuteurs haïtiens de maitriser l’orthographe officielle du kreyòl. Je voudrais dire ici combien j’appuie fortement cette remarque de M. Corbanese.

Le troisième groupe de réflexion était composé du Dr. Rozevel Jean-Baptiste, linguiste de formation, de M. Menès Déjoie, psychologue de formation et de Mme Myriam Augustin, universitaire rattachée à Hunter College. Le titre de la communication du Dr. Jean-Baptiste était Ki sa yo di nan radyo a la a ? (Dites-moi: qu’est-ce qu’on vient de dire à la radio?). Il s’agissait pour le Dr. Rozevel Jean-Baptiste de montrer comment on parle à la radio haïtienne et les ravages linguistiques causés par les alternances codiques sauvages français-kreyòl produites par les commentateurs haïtiens. Les analyses de discours effectuées par le Dr. Jean-Baptiste révèlent que le message que semblent vouloir transmettre les chroniqueurs à la radio haïtienne jette la confusion dans l’esprit des auditeurs, ne respecte ni la langue kreyòl ni la langue française et semble vouloir véhiculer beaucoup plus de prouesses de langue qu’une communication régulière.

Ménès Déjoie a été le deuxième intervenant de ce dernier groupe de réflexion. Le titre de son intervention était Sa k fè on pwovèb…? (Les éléments constitutifs d’un proverbe). M. Déjoie a présenté un superbe exposé, vivant, systématique, rigoureux, ordonné à partir des étapes classiques bien connues dans la recherche en sciences sociales: la collecte des données, l’obtention de la définition recherchée (en l’occurrence la définition de l’objet proverbe), et une procédure finale de vérification obtenue chez des experts qui avaient défini l’objet proverbe dans leurs travaux.

La troisième intervenante a été Myriam Augustin. Le titre de son intervention était Obsèvasyon sou jan kèk etidyan ayisyen wè kesyon lang kreyòl ak lang franse ann Ayiti. (Observations sur la façon dont les étudiants haïtiens perçoivent la question de la langue kreyòl et de la langue française en Haïti.) Elle a mis le doigt sur une question vitale pour l’avenir de l’éducation en Haïti: allons-nous continuer au  sein de notre système éducatif à nous servir d’une langue qui n’est pas comprise par l’immense majorité de nos étudiants, et ceci à tous les niveaux du système? Elle a mené sa réflexion à partir d’un cas concret: l’observation d’étudiants haïtiens incapables de comprendre les explications et commentaires d’un professeur français natif.

Pour cette journée internationale des langues créoles, les organisateurs ont nommé l’ensemble des activités qu’ils ont mises sur pied, Inivèsite kreyòl pandan yon jounen, voulant ainsi marquer que la langue kreyòl est tout à fait capable de servir de support à n’importe quelle activité pédagogique, même au niveau de l’université. Tous ceux qui étaient dans la salle ont pu s’en rendre compte. Toutes les présentations ont été de niveau universitaire. La forme linguistique était tout à fait appropriée sur le plan lexical, phonologique ou syntaxique; et le contenu était d’un très haut niveau, assuré qu’il était par des universitaires maitrisant complètement leur sujet.

Cependant, cette journée a permis aussi de mettre en lumière certains problèmes fondamentaux de l’essor continu des langues créoles en général et du créole haïtien en particulier. Si la standardisation de l’orthographe du kreyòl est bel et bien définitive depuis le décret du 30 janvier 1980 établissant une graphie officielle de la langue première (L1) de tous les locuteurs haïtiens nés et élevés en Haïti, il n’en est pas de même pour certains autres aspects de la langue. Nous entrons ici au cœur de la question de l’aménagement linguistique. Les linguistes distinguent généralement deux grands types d’activité d’aménagement linguistique: des activités affectant la structure de la langue et des activités affectant l’usage de la langue. Dans le premier cas, les changements concernent surtout la structure proprement dite de la langue, c’est-à-dire la graphie, la prononciation, le vocabulaire, et la grammaire; dans le second cas, les changements concernent surtout la façon dont la langue sera utilisée en société, c’est-à-dire où, quand, à quelle occasion…Bien sûr, cette distinction n’est jamais aussi rigide telle que nous la présentons mais elle a le mérite de nous montrer l’étendue du problème.

Une certaine partie du public de Brooklyn College a soulevé une question qui relève directement du premier cas que nous venons d’évoquer. Le problème est celui-ci: entre  deux formes de prononciation courantes dans l’usage des locuteurs haïtiens, l’une qu’on retrouve surtout chez les locuteurs bilingues français-kreyòl, et l’autre en usage chez les locuteurs unilingues kreyòl, quelle est celle à laquelle les grammairiens doivent donner la priorité? Pour prendre un exemple, doit-on dire [dyɤi] duri ou [diɤi] diri?

Certaines personnes dans la salle étaient d’avis qu’il fallait à tout prix faire respecter la prononciation du plus grand nombre des locuteurs haïtiens qui ne prononçaient pas les voyelles antérieures arrondies [y], [ø], [œ] et disaient donc [i], [e], [ɛ]. Ces personnes faisaient valoir l’argument selon lequel la prononciation des unilingues qui représentent la grande majorité des locuteurs haïtiens était la prononciation la plus authentiquement haïtienne et devait être respectée par les autres locuteurs qui étaient d’ailleurs minoritaires.

En tant que linguiste, j’ai expliqué au public que la linguistique ne prescrit pas comment il faut parler, comment il faut prononcer telle unité lexicale. Le rôle du linguiste est de décrire le fonctionnement de la langue, l’usage des locuteurs. La variation sociolinguistique constitue le phénomène fondamental des langues humaines et le kreyòl n’échappe pas à cette règle. Les linguistes ne sont pas les gendarmes de la langue et ne peuvent en aucune manière forcer les locuteurs à prononcer des mots de telle façon au lieu de telle autre. D’ailleurs, personne n’a la capacité de faire respecter une prononciation. Il n’existe pas d’homogénéité phonologique dans aucune société et la population haïtienne, malgré ses limites territoriales, en est une remarquable illustration. Dans leur ensemble, les locuteurs haïtiens qui habitent dans le nord du pays ne parlent pas comme ceux qui habitent dans le sud ou dans l’ouest et ceux qui habitent dans le sud s’expriment dans une variété qui diffère à bien des égards de la variété utilisée par les locuteurs de l’ouest.

De telles données laissent présager des difficultés qui attendent ceux qui auront pour mission de constituer une variété standard pour le kreyòl. Mais, à long terme ou à court terme, il faudra bien en arriver là un jour.

Cette journée internationale des langues créoles tenue à Brooklyn College  a été indiscutablement une réussite grâce à l’enthousiasme du public  et la qualité des communications présentées par les intervenants. Mais, par-dessus tout, il faut féliciter Jean Refusé qui a organisé cette journée et travaillé de concert avec les groupes suivants: Brooklyn College/Africana Studies Department, Fondation Mémoire Inc., NYS Language RBERN @NYU, Haitian Educators League for Progress, Inc., The Vertières Group, Inc., Société haïtienne de Recherches, Voix et tambours d’Haïti.

La journée s’est achevée avec une information qui fera plaisir à ceux et à celles qui militent pour l’épanouissement d’une littérature d’expression kreyòl: en effet, le docteur Frantz-Antoine Leconte a annoncé le projet de la création par HAFECE d’un Prix international de littérature d’expression kreyòl. HAFECE est une organisation artistique et culturelle haitiano-américaine dirigée par Jean Refusé. Ce prix récompensera chaque année une œuvre marquante en littérature d’expression kreyòl, œuvre qui pourra être soit un essai soit un roman. Nous ne pouvons qu’applaudir à cette initiative de Jean Refusé.

Hugues Saint-Fort
New York, 28 octobre 2012

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