Kaz | Enfo | Ayiti | Litérati | KAPES | Kont | Fowòm | Lyannaj | Pwèm | Plan |
Accueil | Actualité | Haïti | Bibliographie | CAPES | Contes | Forum | Liens | Poèmes | Sommaire |
«Autour du ‘Faux-Bourg Saint-Denis’»: une causerie avec Louis-Philippe Dalembert Kathleen Gyssels & Gaëlle Cooreman Source:Tolomeo
Le mariage de Baron Samedi et Grande Brigitte par Frantz Zéphirin. |
Gyssels, Kathleen, Cooreman Gaëlle, «Faux-Bourg Rue de Saint-Denis: Entretien avec L.P. Dalembert», Tolomeo, 1 (2008c) : 98-106.
Louis-Philippe Dalembert est né à Port-au-Prince en 1962. Diplômé de l’École normale supérieure de sa ville natale, il poursuit ses études à Paris, à l’Ecole supérieure de journalisme et à la Sorbonne Nouvelle. Il y obtient une thèse en Lettres Modernes sur Alejo Carpentier. Après avoir exercé le métier de journaliste pendant plusieurs années, il s’établit à Rome en tant que pensionnaire de la Villa Médicis et vice-secrétaire culturel de l’Institut Italo-Latino-Américain. En 1996, il retourne brièvement en Haïti et séjourne à Jérusalem avec une bourse de résidence UNESCO-Aschberg. Aujourd’hui, il partage son temps entre Paris et Rome1.
Dalembert est l’auteur tant de romans, de poèmes, de nouvelles et d’articles. Parmi ses œuvres les plus connues figurent Le Songe d’une photo d’enfance (1993), Le Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme (1996), L’Autre Face de la mer (1998) et Rue du Faubourg Saint-Denis (2005). Il a également publié un récit sur le vaudou haïtien avec Laënnec Hurbon et David Damoison, intitulé Vodou ! Un tambour pour les anges (2003). Dalembert vient d’obtenir, en 2008, le prix Casa de las Américas pour son dernier roman, Les Dieux voyagent la nuit (2006).
Nous rencontrons l’auteur haïtien dans sa rue, Rue du Faubourg Saint-Denis, à la veille de son départ pour Copenhague dans le cadre de la semaine de la Francophonie. Nous abordons les thématiques essentielles de son œuvre, ainsi que la problématique migratoire qui y est filtrée de manière toujours originale et surprenante.
I Délits et délices du vagabondage
Gaëlle Cooreman: Tant votre vie que votre œuvre sont marquées par ce que vous appelez le vagabondage. En effet, vous avez vécu en Haïti et à Paris, ainsi qu’à Rome et à Jérusalem, où vous viviez de votre plume en tant qu’écrivain résidant (Villa Médicis – UNESCO). De plus, la migration est une thématique très développée dans votre œuvre. Pourquoi ce concept de vagabondage, plutôt que par exemple la migration, l’exil, l’errance? Et comment qualifier des migrations non volontaires comme le Middle Passage, la migration des braceros en République dominicaine, la migration des boat people, etc. Est-ce que ce n’est pas un peu badiner avec la condition migratoire?
Kathleen Gyssels: Ne risquez-vous pas de heurter certaines sensibilités lorsqu’on voit des images de boat people ? A entendre quelqu’un parler, dans le sillage de Baudelaire, de vagabondage, n’est-ce pas dédramatiser une condition haïtienne associée au tragique? Est-ce que quelque part vous vous démarquez consciemment de cette conception plutôt dramatique de la migration, qui est pour moi inhérente à la condition haïtienne?
Louis-Philippe Dalembert: La migration est inhérente à la condition haïtienne et ce, dès le départ. Ce qui est aujourd’hui l’essentiel de la société haïtienne, ce sont des gens venus d’ailleurs, aussi bien les Mulâtres de souche européenne, ou syro-libanaise, ou la masse des Noirs de souche africaine. On est tous venus d’ailleurs, même si les peuples caraïbes, les sociétés amérindiennes ont laissé des traces évidentes dans l’Haïti d’aujourd’hui. La migration participe donc de l’identité même de l’Haïtien et plus largement du Caribéen. L’erreur souvent, vu que la majorité des Haïtiens est noire, c’est de dire que le pays est une branche d’Afrique transplantée en Amérique. C’est nier le mélange issu des parcours migratoires qui s’y sont rencontrés. Il y a un deuxième élément, qu’on retrouve par exemple dans le vaudou. La mort y est perçue comme un passage de la terre haïtienne à la «Guinée». Une certaine conscience donc de ne pas être d’ici, comme le souligne une chanson vaudou très connue: «mwen pa moun isit», en d’autres termes «je suis d’ailleurs». Les Haïtiens sont donc conscients d’être de passage. Cela peut signifier de passage sur le sol haïtien, quelque chose comme un violent espoir de retour à la terre natale, qui aurait été intériorisé par les esclaves arrachés à l’Afrique. Cela peut tout aussi bien signifier de passage dans la vie, conscients de leur condition d’être humain. Cela est bien ancré dans l’esprit haïtien, analphabète, illettré ou intellectuel. Il y a aussi l’expression lòtbòdlo …
GC: … que vous reprenez dans L’Autre Face de la mer.
LPD: En effet. Une expression qui prend encore plus de sens avec une diaspora de plus en plus importante. Une partie de cette diaspora, vous l’avez souligné, s’est créée et continue de se créer dans des conditions souvent tragiques… J’en suis conscient. Mon travail en rend parfois compte. C’est le cas, justement, dans L’Autre Face de la mer. Néanmoins, je refuse de m’enfermer dans le dolorisme à travers lequel il serait de bon ton de percevoir l’Haïtien, comme s’il n’y avait que ce seul prisme pour donner une idée d’un peuple. Il est toujours dangereux, aliénant même, de se regarder d’abord avec les yeux de l’Autre. Le peuple haïtien, comme tout peuple, vit, chante, danse, fait l’amour, échafaude des rêves d’espoir… au-delà du regard compatissant de l’Autre. J’ai envie de dire, pour parodier Brassens, en s’foutant du regard de l’Occident honnête. Quant à moi, mes épaules sont trop faibles pour supporter seul cette charge. D’ailleurs, personne ne me l’a demandé, ni à moi, ni à aucun autre écrivain. Pour finir, il n’existe pas une condition migratoire qui ne serait synonyme que de tragédie, de douleur. Il existe aussi, surtout en Haïti, des individus libres désireux de mordre, comme d’autres, dans le bout sucré de la vie.
KG: Pour revenir au vagabondage, vous auriez parfaitement pu parler avec Glissant de nomadisme circulaire. Vous ne vous situez pas dans le sillage d’un penseur qui a théorisé des notions pour moi plus ou mois similaires? Lorsqu’il parle de nomadisme circulaire, Glissant désigne parfaitement cet aller-retour qui caractérise grand nombre d’auteurs antillais, haïtiens et caribéens. De plus, ce nomadisme circulaire est considéré comme une opportunité, comme l’exprime si bien Walcott lorsqu’il déclame:
I'm just a red nigger who love the sea
I had a sound colonial education,
I have Dutch, nigger, and English in me,
and either I'm nobody, or I'm a nation. (« The Schooner 'Flight' »)
Cette hybridité identitaire au niveau généalogique, cette multiplicité qui s’accroît à mesure que l’on voyage et se déplace vous caractérise sans doute aussi.
LPD: Je préfère l’idée de vagabondage à l’exil, l’errance ou le nomadisme. Pour moi, exil ou errance sont des mots lourds de connotation. Dans le cas de l’exil, il s’agit de connotations politiques. Or, je n’ai jamais été un exilé politique. Certes, il y a eu des moments, notamment lors du premier coup d’État contre Aristide, où on m’a conseillé de ne pas aller en Haïti. Mais ce n’était tout de même pas l’exil. J’ai trop de respect pour la souffrance de ceux qui ont véritablement été exilés politiquement et n’ayant pas été interdit de séjour en Haïti, je refuse le mot écrivain de l’exil ou écrivain exilé.
De même, je ne peux assumer le mot errance, qui me rappelle trop mon éducation judéo-protestante. Jusqu’à la fin de l’adolescence, j’ai été élevé dans cette notion de l’errance associée à la malédiction divine. Là aussi, c’est lourd à assumer, cette idée de condamnation, de fardeau. Tout comme l’exil, l’errance est une condition subie. Le Juif n’a pas demandé d’être exilé tout au long de son histoire de peuple. L’image du Juif errant renvoie d’abord à une condition subie, à la malédiction divine. Outre le paramètre religieux, il y a aussi l’Histoire. C’est le cas, par exemple, à la fin du XVe siècle quand l’Espagne expulse les Juifs de son territoire. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des millions d’autres sont obligés de fuir la terre natale. On est là en présence de phénomènes subis par la communauté juive.
Enfin, je ne me reconnais pas dans le terme de nomadisme, phénomène hérité, subi donc, d’un contexte culturel et familial de certains pays africains ou d’Europe centrale. Subi à double titre, car il arrive de plus en plus souvent que ces nomades ne puissent assumer leur condition de vie, les frontières leur étant fermées.
Voilà pourquoi, personnellement, je ne pourrais pas assumer tous ces mots. Pour moi, l’idée de vagabondage relève d’un choix conscient et assumé, dont on retrouve les traces dans mon travail d’écrivain. C’est d’abord un clin d’œil à la grande Histoire. Je pense ainsi au délit de vagabondage, inscrit dans le code pénal haïtien, dont on trouve déjà les traces dans le code rural de Toussaint Louverture. Tout individu qui n’était pas en mesure de justifier son absentéisme était inculpé de délit de vagabondage et forcé à regagner les champs. Cela sera repris et justifié, après l’indépendance, par les gouvernements successifs. C’est comme si, avec ce délit de vagabondage, tu ne pouvais jouir, malgré la fin de l’esclavage puis l’indépendance, de ton habeas corpus. J’aime aussi les connotations du mot vagabond en Haïti.
KG: Est-ce que c’est quelqu’un de rusé, d’espiègle, quelqu’un à qui on ne peut pas faire confiance?
LPD: Il y a de ça. C’est aussi quelqu’un sans feu ni lieu, qui voyage sans direction claire, sans destination précise. Sur le plan historique et socioculturel, il est détaché des liens et des lieux, ce qui renvoie justement au délit du code pénal.
Au niveau esthétique, mes personnages se déplacent toujours, même dans ma poésie. Dans mon recueil de poèmes, Et le soleil se souvient… («Grand Prix de Poésie de la Ville d’Angers», 1987), j’écris ainsi dans «le conte-poème du départ inachevé»:
puis il y eut tous ces départs et tous ces renoncements
ceux qui sont partis et ceux qui sont restés
ceux qui sont partis de n’avoir pas pu rester
ceux qui sont restés de n’avoir pas pu partir
ceux qui sont partis pour n’avoir pas osé rester
par peur de crever ou à la recherche du pain distrait.
et ceux qui sont partis comme ça
pour partir, pour n’être plus là… («Conte-poème du départ inachevé…»)2
C’est cette dernière partie que j’assume: «ceux qui partent comme ça, pour partir, pour n’être plus là».
Certains critiques parlent de littérature du déplacement. Moi, je préfère, pour les raisons mentionnées, parler de vagabondage. Mes personnages sont toujours en partance, même à l’intérieur du pays. Dans Le Crayon du Bon Dieu n’a pas de gomme, il y a un va-et-vient réel, physique, entre le village du personnage et la capitale, et ce va-et-vient va se prolonger dans un rêve d’ailleurs, puisqu’il rêve de partir à l’étranger. Il admire les manœuvres des avions de derrière la grille de l’aéroport. Au niveau du temps, il y a un autre va-et-vient, puisqu’on passe de l’enfance à l’âge adulte et vice versa. L’adulte a émigré et il retourne au pays natal. Il s’ensuit une dualité aux niveaux de l’espace et du temps.
Cette dualité est typiquement haïtienne, typiquement vaudou. Dans le vaudou, on a cette croyance très forte du double. Ainsi, quelqu’un qui est possédé par un lwa devient lui-même l’esprit qui le chevauche. En d’autres termes, il est le lwa qui va donner un message au fidèle. En réalité, ce membre de la confrérie s’envoie ainsi un message à lui-même: «Di chwal mwen..» («dis à mon cheval…»). Ce sont les autres participants au service qui vont lui communiquer le message après la crise de possession.
Ce dédoublement se traduit dans la plupart de mes textes, sauf peut-être dans L’Ile du bout des rêves, par un double espace-temps.
KG: Mais depuis votre décision ferme de ne plus vous réinstaller en Haïti, vous maintenez toujours et toutefois vagabondage? Cette notion ne s’est nullement affaiblie?
LPD: Ah non, pas du tout. Au contraire, cela l’a accentuée davantage. Cela dit, je passe en moyenne deux, trois mois l’an en Haïti. En fait, ce qui me gêne, c’est l’idée, le mot même d’installer, ça fait un peu grand bourgeois. Et l’idée de s’installer quelque part me laisse une drôle d’impression, comme si elle entraînait avec elle la fin de la vie. C’est un peu comme à vélo, si on s’arrête, on tombe.
GC: Vous vagabondez aussi entre différents genres littéraires. Vous êtes journaliste, vous écrivez des textes informatifs, des romans, des nouvelles, de la poésie, etc. Dans des textes comme L’Autre Face de la mer, vous expérimentez même plusieurs genres à l’intérieur d’un seul livre.
LPD: En effet, il y a un va-et-vient à l’intérieur même de l’écriture. Je ne parle pas du fait d’écrire des nouvelles, des romans, de la poésie, mais du fait qu’à l’intérieur d’un roman comme L’Autre Face de la mer, il y a le passage du poétique au romanesque, d’un genre à l’autre, parfois aussi d’une langue à l’autre. Je refuse l’enfermement dans un genre. Tout comme je n’aime pas être enfermé dans un espace linguistique, ethnique ou national.
II. Faux-Bourg Saint-Denis
KG: En se promenant de la Gare du Nord à votre rue, la Rue du Faubourg Saint-Denis, on se rend compte à quel point votre roman éponyme s’inspire du décor réel de cette rue commerçante où à chaque coin de rue se regroupent des petits groupes de vendeurs. Ils sont plus originaires de l’Europe de l’Est qu’africains (ce qu’ils étaient à une autre époque, dans les années soixante-dix), indiens, ou encore… parisiens. Un exemple de passage que j’aimerais vous rappeler est le suivant:
N’empêche par moments, quand ça devient trop Kinshasa sur Seine, il lâche la volaille. Alors on voit tout ce beau monde s’égailler comme des vautours en train de ripailler sur une carcasse qu’auraient biglé la crinière d’un lion à l’horizon. Les dealers avalant leurs barrettes de shit, les Pakis emmenant les réchauds tout allumés dans leur fuite, les vendeurs jaunes à la sauvette leur bric à brac, les Yougos ramassant à la volée leur jeu de Bonneteau et leur boîte en carton (Dalembert, 2005 : 90)
LPD: Avant, j’ai habité pendant des années à Belleville. Puis j’ai déménagé ici, à la Rue du Faubourg Saint-Denis, où je retrouve non pas les mêmes populations, mais le même caractère composite de la population.
KG: L’on y retrouve énormément des salons de coiffure afro, des restaurants mauriciens, de petits magasins pakistanais, des take away asiatiques, etc.
LPD: Il y a effectivement un monde très bigarré. Si tu veux te faire couper les cheveux, tu as l’embarras du choix parmi les salons de coiffure africains et antillais. Si tu veux manger indo-pakistanais, il y a quantité de restaurants. Tu as aussi les Turcs, et tous les gens de l’Europe de l’Est qui ont déferlé ici. Les gens qui étaient à Sangatte3 avant se sont retrouvés après quelques années ici dans le dixième arrondissement, près des deux grandes gares du Nord et de l’Est. Il y a deux ans, ils se rassemblaient dans le square Villemin.
Cette rue a toujours été une rue populaire, sauf que le paysage humain a changé. La clientèle aussi a changé, les gens qui animent les petits commerces ne sont plus des Français de souche. Tu le sens d’ailleurs en entrant dans les rares petits commerces tenus par des Français, les types sont devenus moins accueillants. Dans Rue du Faubourg Saint-Denis, tous les gens qui habitent cette rue, à part madame Bouchereau, viennent d’ailleurs. Monsieur Kahn, on ne sait pas d’où il est, mais on sait qu’il a fait la guerre des Six-Jours, etc. La maman de Ti-Jean vient d’Haïti. Je me mets à la place de madame Bouchereau, la petite vieille Française qui regarde tout ça et panique. Elle est antisémite sur les bords, ne supporte pas le voisin d’en face, Monsieur Kahn, qui se trouve être un Juif. C’est un nom de famille juif, mais il y a aussi des Kahn qui sont devenus chrétiens. Lui, il s’en fout d’être Juif ou non. Il se moque en quelque sorte du regard de l’Autre, lui qui aux yeux de la vieille dame, est un sale Juif. En bon anarchiste4, il s’en fout, mais elle n’en continue pas moins de l’épingler comme Juif. Mais qui va apporter de l’aide à madame Bouchereau ? C’est cette population qui l’angoisse et fait vaciller son monde.
GC: Mais il n’y a pas que le Juif du palier que Madame Bouchereau ne supporte pas. Elle ne supporte pas les Arabes non plus.
LPD: Les Mahométans, c’est son mot. Avec elle, on est dans une logique d’exclusion, de méfiance réciproque et de stéréotypes. Au quotidien, il y a plein de petits conflits qui se règlent, alors que le vrai enjeu est ailleurs. La petite guerre qui consiste à s’entre-détruire entre eux, à rendre la vie désagréable aux autres groupes d’étrangers cache le réel enjeu de la société faussement multiculturelle française.
KG: Dans Rue du Faubourg Saint-Denis, l’on retrouve la même indignation devant le sort du troisième âge que dans Un Plat de porc aux bananes vertes de Simone et André Schwarz-Bart5. Est-ce peut-être un roman qui vous a inspiré ?
LPD: Non, pas particulièrement. Le seul roman schwarz-bartien qui ait laissé sur moi un impact est La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart. L’intertexte assumé dans Rue du Faubourg Saint-Denis est La Vie devant Soi, de Romain Gary. Revenons sur la dualité. Gary-Ajar, c’est aussi un auteur double, recevant une première fois le Goncourt sous le nom de plume Gary, puis une seconde fois, sous le nom de plume Ajar. Drôle d’auteur donc que celui qui entre dans le monde mondain français, qui infiltre la République des lettres et crée des personnages doubles. Gary-Ajar a fait plus que, vous connaissez l’histoire, changer de nom de plume, de Romain Gary à Emile Ajar. Il a changé du tout au tout son écriture, sa langue, son style. Il a voulu reprendre une autre écriture, jouer avec les possibilités inouïes qui s’offrent à lui, tantôt verser dans tel ou tel genre, dans telle ou telle langue (et registre), tantôt dans un autre.
Ensuite, Romain Gary, c’est quelqu’un qui a vécu avec une mère juive très ambitieuse. Une mère éprise de la carrière de diplomate de son fils unique. Il est donc celui qui est obligé de ne pas décevoir sa mère. C’est donc aussi un clin d’œil au personnage de Ti-Jean et à la matrifocalité antillaise. Les mères antillaises, tout comme les mères juives, les mères italiennes, peuvent être très possessives.
Au niveau de la langue, Ajar a deux types d’écriture. Il y a d’abord le Gary qui manie une langue classique, aspirant à satisfaire sa mère. A côté de cette langue très classique, il y a une autre qui l’est beaucoup moins, qui est plus moderne, c’est la langue de La Vie devant soi et de son roman extraordinaire Pseudo. On y trouve le personnage de l’oncle tyrannique dont le surnom est Tonton Macoute. Encore une référence à Haïti.
Dans Rue du Faubourg Saint-Denis, j’ai voulu retrouver cette langue plus moderne, populaire, c’est ce que j’ai appelé l’argot classique.
III. Babel: l’argot et l’arrangement des langues
GC: S’agit-il d’une langue réelle, basée sur ce que vous entendez autour de vous, ou est-ce plutôt une langue construite, un jeu de votre part, qui, certes, emprunte beaucoup à l’argot?6
LPD: C’est complètement inventé. Il y a là quelque chose d’oxymorique. En principe, l’argot relève de codes linguistiques non classiques, mais j’ai voulu une langue qui puisse être lue par des gens de tous âges. Compréhensible aussi bien par des lecteurs de quatre-vingt ans que par des lecteurs de moins de vingt ans! Mon objectif était de trouver, j’espère y être arrivé, une façon de parler reconnaissable par plusieurs générations. En même temps, cet argot peut-être lu et entendu par des Français tout comme par des Haïtiens, des Antillais, des Belges, des Suisses.
Dans le premier et le deuxième chapitre, le lecteur habitué à mes premiers livres ne sait pas trop sur quel pied danser. Puis très vite, il se laisse aller et à part les quelques mots de verlan que j’utilise, meufs, keufs, etc., ça reste compréhensible.
KG: Moi, je ne comprenais pas tout, mais c’est voulu, non?
LPD: Oui, mais vous avez compris l’essentiel, c’est ça qui m’intéresse.
KG: Mais donc pas de glossaire.
LPD: Ah non!
KG: Et pas non plus cette volonté d’émanciper quel registre que ce soit. Ce n’est pas comme les créolistes qui veulent que le créole devienne…
LPD: Ah non, pas du tout. J’ai cependant le projet d’écrire aussi en créole et je l’ai fait. J’ai un roman en créole qui sort au mois d’avril en Haïti.
KG: Et qui parle de quoi ?
LPD: C’est toujours la même chose, cela parle de folie. Je suis encore du côté du dédoublement, parce qu’il y a, d’une part, le personnage qui raconte et, d’autre part, quelqu’un qui raconte l’histoire du type qui devient fou et les actions de folie qu’il va commettre. L’on voit le type fou qui agit, délire, et l’autre qui raconte sa vie d’homme normal. Donc il y a de nouveau cette dualité.
KG: Je ne veux pas théoriser, mais est-ce que ce n’est pas le délire verbal dont parle Glissant?
LPD: Je me situe, pour ma part, du côté du vaudou. Dans le vaudou, la personne qui commence à parler, déparler, on dit qu’elle parle en langage. Mais on retrouve ça aussi dans les églises protestantes en Haïti, où à un moment donné, quelqu’un se lève et parle en langage aussi. C’est une transposition du vaudou dans le protestantisme. Ils parlent en langage comme si on était en présence de chevauchement ou de crise de possession vaudou, mais on est dans le protestantisme.
Ma quête, c’est d’essayer de renouveler la langue, de faire en sorte, si possible, que chaque langue corresponde à une histoire donnée. Par exemple, la langue de L’Ile du bout des rêves, qui ressemble à un roman d’aventures -c’est un faux roman d’aventures- semble légère. Cependant, j’en avais besoin pour introduire un certain nombre de questions existentielles du narrateur. Le vagabond qui voyage, complètement déraciné, passe d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre, Naples, Santiago de Cuba, etc. Il y a aussi une forme d’inquiétude qui traverse ce livre. J’avais besoin de la légèreté de la langue pour l’introduire.
Tout comme j’avais besoin de l’intervention d’autres langues dans l’écriture, l’italien, l’espagnol, l’anglais, le créole, pour traduire le vagabondage du personnage. J’espère que ce n’est pas gratuit. ça correspond à la réalité du récit et aussi à mon vécu. Dans mon dernier recueil Histoires d’amour impossibles… ou presque, le personnage d’une des nouvelles parle à un moment donné en hébreu. Il est important pour moi que ce soient des langues qui m’ont traversé à un moment ou un autre.
Pour moi, la langue fait partie de la trame romanesque. Ainsi, dans L’Ile du bout des rêves, le personnage du Belge parle une langue sans aucun accent. C’est l’intonation de ceux qui maîtrisent plusieurs langues sans qu’on puisse dire qu’ils ont un accent créole, flamand, wallon ou parisien, etc. Tu as des gens qui parlent parfaitement français, mais en France, où l’identité passe par en grande partie par la langue, on dit à chaque fois: «Il a un petit accent » Est-ce que le parisien n’est pas un accent? Pour le Marseillais, par exemple, le Parisien a un petit accent.
GC: Les Parisiens pensent toujours qu’ils sont la norme.
KG: Tous les autres ont un petit accent.
LPD: J’ai dit que le personnage n’a pas d’accent précis, parce que c’est quelqu’un qui a vécu un peu partout et connaît toutes ces langues. Mais les langues sont tellement contaminées les unes par les autres qu’à un moment donné, l’accent disparaît. Moi, si je veux, je peux parler l’italien avec un accent romain, mais seulement si je me concentre. Si, par contre, à un moment donné je parle italien, c’est avec un accent de nulle part. Quand je vais en Haïti, les gens me disent que j’ai un accent français. Et quand je suis en France, on me dit que j’ai un petit accent. C’est ça, la langue.
IV. «A histoire tragique, écriture ironique»7
GC: Est-ce que l’humour et l’ironie sont pour vous des façons de rendre compte des aspects les plus pénibles de l’histoire haïtienne, comme par exemple les boat people dans L’Autre Face de la mer, sans pour autant adopter un ton pitoyable ? De plus, lorsqu’on compare L’Autre Face de la mer à Rue du Faubourg Saint-Denis, l’humour semble avoir une fonction tout à fait différente. Celui-ci est plus léger, malgré le sérieux du sujet (la mort de nombreuses personnes âgées lors de la canicule de 2003), tandis que celui-là adopte un ton plus grave, voire sarcastique.
LPD: D’une part, ça correspond à ce que je suis, quelqu’un d’assez pudique. Ensuite, c’est le refus de la victimisation. En Haïti, il y a des gens démunis qui, malgré tout, ont le sens de l’humour. Bref, plus que l’humour ou l’ironie, il y a l’autodérision. C’est une forme de protection. Vaut mieux rire que pleurer.
En même temps, l’humour et l’ironie ont une fonction précise, si on peut parler en ces termes. Pour moi, cette fonction, c’est le refus de la victimisation. L’autodérision permet de prendre une certaine distance par rapport à la souffrance. En revanche, dans L’Autre Face de la mer, ça s’approche du sarcasme ; c’est parfois très sarcastique.
GC: Les requins qui jouent avec les corps…
KG: Ça va très loin.
LPD: A une certaine période en Haïti, avant la chute de Duvalier, le phénomène des boat people était très fort. Il y avait beaucoup de bateaux, de petits bateaux de rien du tout, qui faisaient naufrage, tous les jours. Et tous les jours, on pouvait écouter à Radio Haïti Jean Dominique qui énumérait les victimes. Je connais tout ça. Des gens de mon entourage ont essayé de partir et sont revenus vivants après un naufrage. Primo Levi disait «comment écrire après Auschwitz»? Comment parler de tout ça, même s’il s’agit de deux événements sans commune mesure? Tu peux tomber dans une espèce de gravité qui devient morbide à la fin. Tu finis par faire du Celan et puis tu te suicides. Mais il se peut aussi que l’humour, ou l’ironie plutôt, devienne un voile qui te permet d’accepter, de continuer à accepter la condition humaine.
GC: Et la poésie alors? Les passages poétiques dans L’Autre Face de la mer sur le Middle Passage sont par contre très sérieux, surtout en comparaison avec le texte romanesque sur les boat people. Est-ce qu’il est possible d’être sérieux dans la poésie et non pas dans le genre romanesque?
LPD: J’aurais pu faire un autre choix, mais qui n’est pas de mon héritage culturel et poétique. Je connais maintenant de plus en plus de poètes de l’Europe de l’Est, qui ont mis beaucoup d’humour dans la poésie. Ce sont des petits poèmes très courts. Je me suis essayé un peu à des textes comme ça, que je n’estime pas finis et que je n’ai pas publiés jusqu’à présent. Au moment de la rédaction de L’Autre Face de la mer, j’étais encore dans le registre de la gravité, parce que je n’avais pas un autre héritage.
KG: Est-ce que la poésie n’est pas le genre intimiste par excellence? Je la trouve quasiment incompatible avec une propension au rire et certainement pour ces matières-là. Alors que même le cinéma a exploité de façon comique la Shoah avec La vita è bella. Par contre, j’ai rarement rencontré une poésie qui me fait même sourire.
LPD: Moi, j’en ai trouvé pourtant. J’en ai trouvé par exemple dans les vers du poète bosniaque (il n’aimait pas qu’on dise de lui qu’il était bosniaque) Izet Sarajlic, décédé en 2002. Il était un poète extraordinaire qui écrivait des textes avec un humour noir inouï. Je ne résiste pas à l’envie de vous citer un de ses courts poèmes, dont certains sonnent parfois comme des aphorismes:
Si j’ai survécu à tout cela,
c’est grâce à la poésie
et aussi à une dizaine ou à une quinzaine
de personnes,
des gens ordinaires,
saints de Sarajevo
que je connaissais à peine avant la guerre.
L’État a également fait preuve
d’une certaine compréhension à mon égard,
mais chaque fois
que j’allais frapper à sa porte,
il était parti,
tantôt à Genève,
tantôt à New York.
Est-ce propre à cette région du monde? Je n’en sais rien. Toujours est-il que ceux que je connais manient cette forme de poésie avec un humour très noir et ravageur. Or, la tradition occidentale bannit cela. En Occident, la poésie est un genre sérieux.
V. «Les dieux voyagent la nuit»: le vaudou en métropole
KG: Vous êtes l’auteur d’un numéro spécial pour la revue Autrement sur le vaudou, Vodou! Un tambour pour les anges, et vous venez de remporter le prix Casa de las Américas pour Les Dieux voyagent la nuit. Dans Rue du Faubourg Saint-Denis, bien qu’il n’y ait apparemment rien d’haïtien, le vaudou s’infiltre très subtilement. Maman Brigitte est peut-être le seul élément haïtien, c’est très vaudouïsant.
GC: Elle organise des services vaudou quand son fils n’est pas là. Il y a une scène après la mort de Madame Bouchereau, où Jean revient dans l’appartement et remarque qu’il y a des bougies, que cela sent le rhum. Elle par contre réplique en disant que ce n’est pas pour les enfants8. Et puis son nom, est-ce qu’il ne réfère pas à l’épouse de Baron Samedi?
LPD: Oui, bien sûr. Grann Brigitte, c’est une gede et la femme de Baron Samedi. Donc, sans théoriser et sans tape-à-l’œil, je cherche à introduire le vaudou d’Haïti dans ce roman. Vous savez, Brigitte, simplement, ça peut être un prénom français, belge, suisse, haïtien. Toutefois, dans ma tête d’Haïtien, il y a quelque chose de plus que cette Brigitte-là. De plus, le personnage de Maman Brigitte vient de Desdunes, un petit village minuscule à côté des Gonaïves, la ville où a été proclamée l’indépendance d’Haïti.
Dans Rue du Faubourg Saint-Denis, ce que j’ai évité de faire c’est de théoriser. Mais ce n’est pas parce que j’évite de théoriser que, derrière, il n’y a pas une réflexion préalable à cette écriture. Dans Rue du Faubourg Saint-Denis, il y a beaucoup de paramètres, dont certains très haïtiens. Ce qui fait que pour moi, c’est l’un des romans les plus haïtiens que j’aie écrit, si toutefois cela a un sens. Je l’ai fait par détour. Ce sont des petits trucs qui sont là, comme ça et qui regorgent de sens pluriels. Déjà, les prénoms, je les choisis en fonction des textes. Je ne laisse rien au hasard.
KG: Et le nom Bouchereau, est-ce que ce n’est pas un nom antillais?
LPD: Il y a aussi des Haïtiens qui s’appellent Bouchereau. C’est là que je joue sur les sens: donner aux personnages des noms culturellement, géographiquement connotés, tout en sous-entendant autre chose. Jean est tout aussi vaudou, c’est Ti-Jean, figure espiègle et rusée. Ce n’est qu’à la fin du roman que sa maman dit à un moment donné «Ti-Jean».
GC: Mais d’autre part, dans le roman, il est mentionné qu’elle l’a appelé Jean exactement parce que ce serait un prénom typiquement français, et ceci afin de favoriser son intégration.
LPD: Bien sûr, mais c’est ironique. En même temps, on est là dans le détour. C’est à cause de ce vernis, au début, chrétien, que les esclaves ont réussi à garder le vaudou. Pensons également aux Marranes, des Juifs convertis au catholicisme, pour échapper à l’Inquisition. Par conséquent, le choix du prénom Jean, c’est du vernis. Jean est aussi bien Ti-Jean que le Jean franco-français. C’est aussi ce que font les Asiatiques. Leurs enfants nés en France ont souvent un double prénom, l’un français et l’autre asiatique.
VI Paratexte et Parable
GC: Vos romans foisonnent de paratextes et d’intertextes9. Rue du Faubourg Saint-Denis est entrecoupé de citations de Romain Gary et contient des épigraphes de Baudelaire et de Brel. L’Autre Face de la mer est précédé d’une épigraphe biblique et d’une épigraphe de votre propre œuvre poétique, etc. Comment procédez-vous en matière paratextuelle et intertextuelle? Partez-vous d’un paratexte ou d’un intertexte bien défini avant la rédaction de l’œuvre, ou est-ce que cela arrive au fur et à mesure que vous avancez dans l’écriture?
LPD: Pas du tout. Je commence l’histoire d’abord et, au fur et à mesure, j’intègre des éléments de mon bagage culturel. Cela participe de la construction globale du texte. En même temps, c’est un hommage à des auteurs dont j’ai aimé l’œuvre. C’est aussi une manière de faire de l’autobiographie sans que ce soit direct. Voilà ce que j’ai lu, la Bible, Carpentier, Baudelaire, qu’on retrouve dans le dernier recueil de nouvelles. Au détour d’une phrase, le narrateur dit littéralement: «ces monstres disloqués qui furent jadis des femmes»10, ça, on le trouve dès le départ, dans Le Songe d’une photo d’enfance, par exemple, mon premier recueil de nouvelles. Le personnage d’un fou introduit dans son délire un vers du Sonnet d’Arvers: «Mon âme a son secret, ma vie a son mystère».
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère:
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.
C’est là, pendant que j’écris, que ça vient. Je tiens souvent à ce que cela fonctionne comme un clin d’œil, une complicité avec ceux qui savent, sans que ça dérange pour autant ceux qui ne savent pas.
GC: Pour ce qui est de l’intertexte biblique, est-ce que ça ne rejoint pas un peu le concept de vagabondage, puisqu’il arrive souvent, notamment dans L’Autre Face de la mer, que vous interprétez l’histoire haïtienne/l’histoire caribéenne en fonction de la Bible, et surtout de l’Ancien Testament. Que pensez-vous des connexions entre la diaspora noire et la juive ? Est-ce que cette toile de fond biblique vous aide à mieux penser l’histoire haïtienne/caribéenne?
LPD: Oui et non. Je me méfie des comparaisons, tout en empruntant des éléments à l’histoire de chaque peuple. À partir du moment que l’on commence à comparer, on va tomber forcément dans le piège de la victimisation. Par rapport au débat entre Noirs et Juifs, je refuse toute victimisation. Comme je l’ai déjà dit, cela ne signifie pas que je n’ai pas une conscience de l’histoire, j’en ai même une conscience très aiguë. Mais je ne partage pas, par exemple, l’avis des Haïtiens qui attribuent la responsabilité de la situation catastrophique d’Haïti uniquement aux Etats-Unis ou à la France. Il y a pire: tu peux tomber sur un Français ou un Américain amoureux d’Haïti et qui charge les États-Unis et la France plus qu’il ne faut. C’est oublier que la responsabilité incombe d’abord et avant tout aux Haïtiens.
Ensuite, il faut éviter le piège de la concurrence victimaire. Au bout du compte, sans vouloir minimiser la responsabilité historique de certains pays, tout se passe comme si nous nous battions afin d’attirer l’attention de l’ancien maître ou de l’ancien bourreau. Ah nous, les Juifs, on a plus souffert! Ah non, c’est nous, les Noirs! Je ne suis pas dupe. Je sais bien l’enjeu économique qui se cache derrière tout ça. Mais ce que je préfère, et dont je me sers, ce sont des éléments qui appartiennent en commun à ces deux histoires. Ce qui importe pour moi, c’est une certaine transversalité. C’est de trouver des passerelles d’une culture à une autre, d’une histoire à une autre, le lieu où les êtres humains peuvent se rencontrer sans être pour autant concurrents, où homme et femme peuvent se rencontrer sans être concurrents. Comme le soulignait Fanon, quand on dit du mal des Juifs, quelque part on dit aussi du mal des Noirs.
KG: Mais il y a quand même ce conflit de mémoires. En France, mais également dans la Caraïbe, la réciprocité et l’entente cordiale entre Juifs et Noirs sont loin à chercher, à en juger par exemple l’affaire Dieudonné.
LPD: Il y a une expression haïtienne qui dit, traduite littéralement: «Si tu vois la barbe de ton copain en feu, tu as intérêt à mettre la tienne dans l’eau tout de suite.» Le conflit de mémoires naît à partir du moment où tu te regardes à travers le miroir que te tend l’Autre. Il s’agit en fait d’un miroir déformant, j’ai envie de dire aliénant. Si on refuse de s’y regarder, il n’y a plus de conflits.
KG: Dans des poèmes de Damas, il y a la dénonciation de la non-mobilisation en masse du Juif et du Noir, soit l’idée qu’il faut lutter ensemble contre l’injustice. En même temps, il y a la dénonciation d’une mémoire saturée (Régine Robin) pour l’histoire juive en France, alors que, pour les Noirs, on attend encore réparation, repentance et des films mémoriels comme Indigènes. C’est un peu comme Langston Hughes, qui dit «I too, I am America».
LPD: Indigènes, c’est en fait un film pour la mémoire des Arabes. On y est, de façon indirecte certes, en plein dans la concurrence des mémoires. Moi, je ne suis jamais en concurrence avec qui que ce soit. La concurrence, je la trouve délétère. Pourquoi ? Parce que je suis solidaire de tout être humain. La reconnaissance du génocide juif, par exemple, ne se fait pas aux dépens de ma mémoire historielle de Noir. A un autre niveau, si on donnait aujourd’hui le Nobel à Frankétienne, je sais qu’en tant qu’auteur haïtien, je ne pourrais même plus en rêver, mais je m’en fous…
Bref, je refuse, d’une part, la victimisation; d’autre part, de me définir par rapport à, de me regarder dans le miroir que me tend l’Autre, l’ancien maître. L’antisémitisme, à l’origine, ne participe pas de l’histoire des Noirs. Maintenant, si moi, Noir, je deviens antisémite, je prends quelque chose qui n’«appartient» pas à mon histoire, et accepte par la même occasion d’être une marionnette.
KG: Une belle neutralité que vous affichez là.
LPD: Encore une fois, j’ai une conscience aiguë de l’histoire. En même temps, s’il y a une chose en France à laquelle je crois, c’est l’idéal républicain. Il s’agit bien sûr d’un idéal, et il y a souvent loin de l’idéal à la réalité. Sur le principe, la République devrait pouvoir réunir tout le monde au-delà des communautés.
VII. Lettres et l’être haïtiens11
KG: Robbe-Grillet, le pape du Nouveau Roman est mort. Qu’avez-vous pensé à ce moment?
LPD: Il y a eu une forme de déréalisation poussée à l’extrême dans le Nouveau Roman. Il faut parler des objets, qu’il n’y ait plus de personnages, etc. Et tous ceux qui ont essayé de faire de la littérature avec des personnages, où quelqu’un ouvre une porte, par exemple, tout ça était perçu comme léger. Je préfère l’idée de d’abord commencer par les choses intelligibles, bien faites. Prouve-moi d’abord que tu peux faire des choses dans ce registre-là, et après tu peux expérimenter et complexifier.
KG: N’y a-t-il pas un peu les mêmes auteurs-vedettes, alors que d’autres sont passés dans l’oubli?
LPD: Tout à fait, je pense par exemple à Jean-Claude Charles. On était ensemble au mois de novembre en Haïti, pour la réédition de son roman Bamboola Bamboche aux Presses Nationales12. Il est très difficile de trouver ses œuvres, puisque les Editions Barrault où elles avaient été publiées ont fait faillite. Ce sont de très bons textes. Je suis très heureux d’être à l’origine de cette première réédition.
Charles est celui qui a introduit le je dans la prose haïtienne, et l’autobiographie de manière presque directe. On le fait tous, mais de manière souvent indirecte. C’est donc lui qui a introduit l’autobiographie directe, à la première personne. Il a aussi introduit le concept d’enracinerrance13. Dans Ferdinand, je suis à Paris, il y un beau passage où la copine du personnage qui vit entre Paris et New York lui dit: «Mais toi, tu écris en français ; tu voyages avec un passeport français ; tu vis aux Etats-Unis, et tu parles anglais, qui es-tu réellement?»
KG: Vous avez écrit une thèse sur Alejo Carpentier. Est-ce que son écriture vous a marqué?
LPD: Elle m’a à la fois inspiré et servi de repoussoir! J’ai accumulé, pendant la rédaction, une certaine quantité de savoir qui doit bien servir à quelque chose. On en trouve des traces dans mes livres. Mais ce que je refuse, par rapport à Carpentier, c’est de saturer le lecteur, de l’accabler sous le poids de l’érudition de l’auteur. Je préfère jouer avec tout ça de manière plus subtile.
KG: Et le réalisme merveilleux? Parce que, pour moi, c’est un peu paradoxal que Carpentier en soit le théoricien, tout en produisant une écriture tellement érudite, étoffée historiquement.
LPD: Il en fait trop, en effet. À un moment donné, c’est même devenu mécanique. C’était très bon dans Le Royaume de ce monde et aussi dans Le Partage des eaux. Dans Concert baroque (1976), Carpentier a l’originalité de prendre deux personnages au XVIe siècle et de les emmener jusqu'au XXe siècle. C’est l’abolition complète, totale du temps. Ce qui m’est resté, c’est ce jeu avec le temps. Filomeno, un esclave cubain affranchi et son maître, un Mexicain, vont voyager ensemble, et c’est là que ça devient picaresque. Ils partent du XVIe siècle, débarquent à Venise, vont aux concerts dans la République vénitienne. Cet esclave cubain, qui est un génie musical sans pareil, rencontre Louis Armstrong à la fin de Concert baroque:
Embouchant la trompette, [Louis Armstrong] attaqua, comme il savait seul le faire, la mélodie de Go down Moses, avant de passer à celle de Jonah and the Whale (…) Et la Bible redevint rythme et habita de nouveau parmi nous avec Ezekiel and the Wheel, avant de déboucher sur un Halleluja, Hallelujah qui évoqua soudain pour Filomeno la personne de celui – le Georg Friedrich de la fameuse soirée – (…) (Carpentier, traduction française14, 119)
KG: C’est sur cette fabuleuse note musicale qu’on aimerait vous laisser à votre séance de signature à la Librairie Anibwé. Merci beaucoup et encore nos félicitations pour le Prix Casa de las Américas et beaucoup de succès avec votre prochaine parution en créole d’Haïti !
Bibliographie
Carpentier, Alejo.
- Le Royaume de ce monde. Traduction française René L. F. Durand. Paris : Gallimard, 1954 (1949).
- Le Partage des eaux. Traduction française par René L. F. Durand. Paris : Gallimard, 1955 (1953).
- Le Concert baroque. Traduction française par René L. F. Durand. Paris : Gallimard, 1978 (1976).
- Charles, Jean-Claude. De si jolies petites plages. Paris : Stock, 1982.
- Bamboola Bamboche. Paris : Barrault, 1984 ; Port-au-Prince : Presses Nationales d’Haïti, 2007.
- Manhattan Blues. Paris : Barrault, 1985.
- Ferdinand je suis à Paris. Paris : Barrault, 1987.
- «L’Enracinerrance. Boutures, 1 (2001), 4 : 37-41.
Chemla, Yves.
- «Le roman haïtien : intertextualité, parentés, affinités». Interculturel francophonies. Le roman haïtien : intertextualité, parentés, affinités. Textes réunis et présentés par Yves Chemla et Alessandro Costantini, 12 (2007) : 7-15.
Dalembert, Louis-Philippe.
- Et le soleil se souvient…,Paris : L’Harmattan, 1989.
- Le Songe d’une photo d’enfance. Paris: Le Serpent à Plumes, 1993; Paris: Le Serpent à Plumes, 2005.
- Le Crayon du bon Dieu n'a pas de gomme. Paris : Stock, 1996; Paris: Le Serpent à Plumes, 2004; Port-au-Prince : Presses Nationales d’Haïti, 2006.
- L’Autre Face de la mer. Paris : Stock, 1998; Paris: Le Serpent à Plumes, 2005 ; Port-au-Prince: Presses Nationales d’Haïti, 2007.
- Vodou! Un tambour pour les anges. Photos de David Damoison, Préface de Laënnec Hurbon. Paris: Autrement, 2003.
- L’Ile du bout des rêves. Paris: Bibliophane/Daniel Radford, 2003.
- Rue du Faubourg Saint-Denis. Monaco: Le Rocher, 2005.
- Les Dieux voyagent la nuit. Monaco: Le Rocher, 2006.
- Histoires d’amour impossibles… ou presque. Monaco : Le Rocher, 2007.
Ghinelli, Paola,
- «Louis-Philippe Dalembert». Archipels littéraires. Entretiens avec Chamoiseau, Condé, Confiant, Brival, Maximin, Laferrière, Pineau, Dalembert, Agnant. Montréal : Mémoire d’encrier, 2005 : 123-140.
Glissant, Edouard.
- Le discours antillais. Paris: Seuil, 1981.
- Poétique de la Relation. Paris: Gallimard, 1990.
Gary, Romain.
- La Vie devant soi. Paris: Gallimard, 1982 (1975).
Hoffmann, Léon-François.
- Haïti, Lettres et l’être. Toronto: Ed du Gref, 1992.
Robin, Régine.
- La mémoire saturée. Paris: Stock, 2003.
Schwarz-Bart, André & Simone.
- Un plat de porc aux bananes vertes. Paris : Seuil, 1967.
Schwarz-Bart, André.
- La Mulâtresse Solitude. Paris: Seuil, 1972.
Snoussi, Monia.
- «‘Le militant que j’ai été reste tout de même un observateur attentif’ Entretien avec Louis-Philippe Dalembert à propos de L’île du bout des rêves». Africultures (juillet 2003, publié le 1er avril 2004).
Walcott, Derek.
- “The Schooner Flight”. The Fortunate Traveller, Traduction française Claire Malroux. Strasbourg: Circé, 1993 (1982).
Sur le web
Louis-Philippe Dalembert sur le site île en île.
France's Migration Policy After the Paris Rebellion The Ghost of Sangatte
Notes
- Source: île en île (http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/dalembert.html, consulté le 18 mars 2008); Ghinelli, 2005 : 123.
- Dalembert reprend ce passage dans L’Autre Face de la mer, en guise d’épigraphe.
- Il surprend que les banlieues parisiennes où se sont déroulées les émeutes fin 2005 et début 2006 soient davantage documentées sur des sites anglais et anglophones que proprement français. S’agit-il d’une réalité que la presse et les médias français cherchent à cacher?
http://www.well.ac.uk/cfol/lesannees.asp;
http://www.counterpunch.org/yaghmaian11292005.html
- «Y a pas un emmerde du XXe siècle auquel il s’est pas frotté: Vel d’hiv, fuite en Afrique du Nord, parents concentrationnés en Pologne et qu’y sont restés, aliyah -c’est quand les Feujs y déménagent à Jérusalem. Et les guerres avec ça: l’Algérie (mais dans les rangs bougnoules, il choisit pas toujours le bon côté, m’sieu Kahn), en Six-Jours, le Kippour, retour à Paris…» (Dalembert, 2005 : 19); «Les Palestiniens paient la culpabilité de l’Occident qui a laissé massacrer les Juifs. Allez savoir dans quel camp est la justice. Pour résumer [Monsieur Khan] demande pas aux Israéliens de dégager, mais de laisser un bout de désert aux autres. Histoire qu’eux aussi puissent garer leurs chameaux et leur Prophète» (Dalembert, 2005 : 45).
- «Pourquoi ma’ame Bouchereau elle s’est retrouvée toute seule à l’Onu sans un parent pour veiller sur ses vieux jours? A part Tornade et Opium. Je croyais que c’était une loi de la nature : tu t’occupes de tes mioches […] plus tard, ils te laissent pas finir chien. Peut-être que j’ai pas pigé le truc. Je veux pas croire que le Bon Dieu ait écrit ce scénario. Qu’il soit assis sur son cumulo-nimbus à en bigler le déroulement d’un œil indifférent.» (Dalembert, 2005 : 13)
- Pensons aux nombreux jeux de mots, au déguisement des noms réels de personnes (Tonton, Supermenteur, Le Borgne,…), de journaux (Le Globe, L’Occupation, Le Collabo, L’Oie déchaînée,…). Dans L’Autre Face de la mer, le lecteur trouve des références semblables à l’histoire haïtienne (le-fils-de-l’homme-qui-avait-pris-le-pouvoir-pour-mille-ans, …)
- On emprunte ce titre à Jean-Claude Charles (Charles, 1982 : 30), qui, comme Dalembert, adopte le mode de l’ironie pour rendre compte de la souffrance des boat people.
- Dans Vodou! Un tambour pour les anges, Dalembert explique que son enfance a également été marquée par l’interdiction du vaudou.
- Comme le constate aussi Yves Chemla dans son introduction à un numéro spécial sur le roman haïtien de la revue Interculturel Francophonies (Chemla, 2007).
- Cf. le poème «Les petites vieilles» dans Les Fleurs du Mal. Voir par exemple aussi Le Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme: «[Il était] perdu dans l’admiration de ces drôles d’animaux [les avions] qui faisaient trembler leurs ailes de géants, qui ne les empêchaient nullement de marcher, voire de voler » (Dalembert, 1996 : 145-146), passage qui renvoie bien sûr à «L’Albatros».
- Titre emprunté à Léon-François Hoffmann (Haïti, Lettres et l’être, Toronto, Ed du Gref, 1992).
- Les Presses Nationales sont dirigées par le poète Edouard Willems qui, aux dires de Dalembert, a l'intelligence et le mérite d’être quelqu’un de très ouvert et de très sérieux.
- Voir Charles, 2001, pp. 37-41.
- Concert baroque, traduit de l’espagnol par René L.F.Durand, Gallimard, 1976. Coll. «Du monde entier».