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Quelle langue intégrer aux cotés de l’anglais dans la CARICOM:
le français ou le créole?

Frenand Leger, PhD cand.
University of Toronto
Auteur de Pawòl lakay
frenand.leger@utoronto.ca

Dans son discours du 1er juillet 2011, à la 32ème réunion ordinaire de la conférence des chefs d’État et de gouvernement de la CARICOM, le Président de la République d’Haïti, Monsieur Joseph Michel Martelly, a fait la proposition d’intégrer la langue française dans cette organisation régionale. Voilà les propos exacts du Président à ce sujet: «[…] je recommande au Groupe de Travail Intergouvernemental sur la Révision du Traité de Chaguaramas d’ajouter à son agenda la question de la diversité linguistique au sein de notre communauté et de l’intégration du français comme langue officielle et de travail au niveau du Secrétariat et des autres instances de la CARICOM». Puisque c’est l’État haïtien qui préside actuellement la Communauté jusqu’en juin 2013, le Président Martelly est, de fait, bien placé pour faire avancer son dossier d’inclusion du français aux côtés de l’anglais.

Cette curieuse initiative de la Présidence suscite naturellement la réaction de plusieurs individus et institutions concernés par la question linguistique en Haïti et par l’importance croissante du créole dans la région caribéenne. Dans une lettre ouverte, datée du 3 janvier 2013, adressée au gouvernement haïtien, Le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti (UEH) et le Comité pour la création de l’Académie du créole haïtien n’ont pas manqué d’exprimer leurs inquiétudes par rapport à la décision du Président Martelly d’opter pour le français plutôt que pour le créole haïtien comme deuxième langue officielle de la CARICOM. Dans cette lettre, écrite d’ailleurs en créole haïtien, le comité avance toute une série d’arguments pertinents démontrant clairement pourquoi le choix du créole est plus judicieux que celui du français dans l’espace de la CARICOM.

Le premier argument avancé dans la lettre est introduit par la question suivante: «adopter le francais comme langue officielle de la CARICOM, pour quelle population, quel public?». Il suffit d’un minimum de bon sens pour comprendre que le français ne saurait en aucune façon contribuer à renforcer les liens interétatiques entre les états membres de la CARICOM dans lesquels celui-ci représente une langue étrangère. De tous ces états, Haïti est le seul à avoir gardé le français comme langue officielle. Il convient d’ajouter que cette langue, quoique officielle, n’est utilisée en Haïti que dans des situations formelles par une infirme minorité d’Haïtiens, partiellement bilingues, donc incapables, pour la plupart, d’utiliser correctement le français dans toutes les situations de la vie courante. En ce sens, on peut soutenir qu’il n’existe quasiment pas de Francophones réels en Haïti puisque même ceux et celles qui ont excellé dans l’écriture du français, ont en fait le créole comme langue maternelle. En réalité, la minorité bilingue haïtienne est composée en majeure partie de Créolophones qui ont appris le français. Le nombre d’Haïtiens qui ont acquis cette langue au niveau familial est si minime qu’il ne sert à rien d’en tenir compte.

Hormis le Surinam, où le néerlandais est la langue officielle, tous les autres pays de la Communauté Caribéenne ont en commun l’anglais comme langue officielle et un créole à base lexicale anglaise ou française comme langue vernaculaire. C’est d’ailleurs sur ce critère numérique que les quatre pays fondateurs de la CARICOM se sont basés pour initialement faire de l’anglais la langue officielle de la Communauté. Partant du même principe, il est évident que le français n’a aucune place au sein de la CARICOM. Si pour une raison absurde, la proposition du Président Martelly était acceptée et que le français devenait une langue de travail au sein de la CARICOM, avec qui l’infirme minorité d’Haïtiens soi disant francophones parleraient-ils le français dans cet espace? Si l’on se base sur le poids démographique des langues officielles utilisées dans l’espace de la Communauté Caribéenne, le créole haïtien, devrait, en toute logique, être adopté comme la deuxième langue officielle de la CARICOM.

Dans la lettre de l’UEH au gouvernement haïtien, il est question d’une conférence tenue le 13-14 janvier 2011 à Kingston, Jamaïque durant laquelle la plupart des États membres de la CARICOM auraient adopté un document de principe exigeant l’usage du créole dans les réunions de la Communauté. Dans la même lettre, le rectorat de l’UEH a aussi indiqué que, lors d’un atelier de travail organisé à l’Hotel Le Plaza, le 30 avril 2012, par le Comité pour la création de l’Académie du créole haïtien et le Bureau de la CARICOM, des pays comme Sainte-Lucie et la Dominique se sont entendus avec Haïti pour former un bloc de pays créoles au sein de la CARICOM afin de faciliter des échanges culturels entre ces trois pays qui ont en commun un créole à base lexical française. En fait, l’idée d’intégrer le créole comme deuxième langue de travail au sein de la CARICOM semble donc déjà bénéficier du soutien de plusieurs états membres de cette organisation.

Il existe plusieurs autres raisons valables qui expliquent pourquoi le créole haïtien se trouve dans une meilleure position par rapport au français pour remplir la fonction de langue officielle au sein de la Communauté Caribéenne. Pour bien mettre en évidence ces raisons, il convient de faire le point sur le statut réel de ces deux langues en Haïti et dans l’espace caribéen. Mais, revenons d’abord au discours du Président Martelly dans lequel il affirme que « plus de 50% de sa population [celle de la CARICOM] est francophone ou créolophone. » Ce passage constitue l’unique argument avancé par le Président dans son discours pour justifier sa proposition de faire du français la deuxième langue officielle de la CARICOM.

L’argumentation du Président de la République, qui se base sur le pourcentage élevé de la population «francophone ou créolophone» de la CARICOM, manque de rigueur. Affirmer dans un discours que la moitié de la population de la CARICOM est «francophone ou créolophone», c’est induire en erreur l’auditeur non averti. L’emploi de la conjonction de coordination «ou » ne permet pas de faire la distinction entre le pourcentage de Francophones et de Créolophones évoluant dans l’espace de la Communauté. Vu qu’il n’existe aucun pays francophone dans la CARICOM, à l’exception d’Haïti où le français ne jouit que d’un statut de langue officielle au profit d’une minorité, la proposition du Président Martelly n’a aucun fondement. S’il est vrai que les Haïtiens, à eux seuls, représentent plus de 50% du poids démographique de la CARICOM, il n’en est pas moins vrai que la grande majorité de ces Haïtiens (soit près de 90%) sont créolophones unilingues.

Même si l’on sort du cadre restreint des 14 états membres de la CARICOM pour prendre en compte l’ensemble des territoires de la « Grande Caraïbe » qui font partie de l’Association des États de la Caraïbe, le créole reste de loin une langue démographiquement beaucoup plus importante que le français. Il n’existe en fait qu’un seul état indépendant et trois départements d’outre-mer dans la Caraïbe où l’on parle français : Haïti, Guadeloupe, Martinique, et Guyane française. Selon le site de l’Organisation Internationale de la Francophonie, les personnes qui utilisent quotidiennement le français sur l’ensemble de ces quatre territoires caribéens ne dépasse même pas 1.5 million tandis que le nombre de locuteurs du créole s’élève à plus de 10 millions dont près de deux millions sont installés un peu partout à travers la Caraïbe.

Que l’on considère la Caraïbe comme les seuls 24 pays insulaires, ou que l’on y intègre les 14 états continentaux du bassin, le créole reste démographiquement, après l’anglais et l’espagnol, la troisième langue la plus importante dans cet espace. En plus des 8.5 millions d’Haïtiens de l’intérieur, près de deux millions de locuteurs natifs du créole sont dispersés dans la région caribéenne. Le créole haïtien est sans aucun doute la deuxième langue la plus utilisée dans plusieurs états de la Caraïbe notamment en République Dominicaine, à Cuba, et aux Bahamas. En République Dominicaine il y aurait près d’un million d’Haïtiens. Ce qui représente près de 10% de la population dominicaine. Aux Bahamas, le nombre est estimé à 80. 000 sur une population d’environ 310. 000. Ce qui fait des Bahamas la nation caribéenne où il y a le pourcentage le plus élevé d’immigrants haïtiens, soit plus de 20%. Il convient de rappeler que presque tous ces ressortissants haïtiens immigrés dans les pays de la région sont créolophones à la base.

En dépit du poids démographique du créole et de la participation de ses locuteurs dans la vie socio-culturelle et économique des états de la Caraïbe, la langue et la culture haïtienne jouissent d’une très faible valeur symbolique et sont quasiment ignorées dans ces pays. Si la langue et la culture haïtienne sont l’objet d’une certaine valorisation à Cuba, elles sont par contre complètement dévalorisées et stigmatisées dans la plupart des pays membres de l’Association des États de la Caraïbe. Il est clair que la politique de la République Dominicaine et de celle des Bahamas à l’endroit des Haïtiens vont à l’encontre du principe de respect et de la protection des droits de l’homme. Il est généralement admis que l’usage et la sauvegarde de la langue maternelle doivent être considérés comme un droit de l’homme. L’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits […] ». Selon les Recommandations d’Oslo concernant les droits linguistiques des minorités nationales,

L’égalité en dignité et en droits présuppose le respect de l’identité de l’individu en tant qu’être humain. La langue est l’une des composantes les plus fondamentales de l’identité humaine. De ce fait, le respect de la dignité d’une personne est intimement lié au respect de l’identité de cette personne, et par conséquent de la langue de cette personne (1998, p. 13).

Se basant sur ces principes, on peut soutenir que le respect de la dignité des immigrants haïtiens dans l’espace caribéen passera nécessairement par le respect de leur identité et donc de leur langue. De ce fait, l’utilisation et la sauvegarde du créole, la langue maternelle ou seconde des minorités haïtiennes, entre dans le cadre du respect et de la protection des droits de l’homme. Autrement dit, le respect et la protection des droits humains de la minorité haïtienne dans la Caraïbe passeront nécessairement par une politique de promotion linguistique ayant pour but de revaloriser la langue et la culture haïtienne. En quoi le choix du français comme langue officielle au sein de la CARICOM, en lieu et place du créole haïtien, est t-il dans l’intérêt de ces immigrants haïtiens victimes de préjugés dans la Caraïbe? Est-ce que l’intervention du Président Martelly s’inscrit dans le cadre des stratégies que l’État haïtien devrait mettre en place pour assurer le respect et la protection des droits humains et linguistiques des minorités haïtiennes issues de l’immigration dans les diverses pays de la Caraïbe?

La plupart des recherches sociolinguistiques admettent que les deux langues officielles d’Haïti sont utilisées sur son territoire par deux communautés linguistiques distinctes : une grande communauté créolophone défavorisée représentant pas moins de 90% de la population et une petite communauté bilingue privilégiée dite francophone représentant la classe dominante. La grande communauté créolophone défavorisée regroupe les paysans, les prolétaires urbains et des petits commerçants incluant les « madan sara ». Quant à la minorité soi-disant francophone, elle se compose de professionnels, de femmes et d’hommes d’affaires capitalistes et de nos fameux dirigeants politiques. Au nom de laquelle de ces deux communautés linguistiques, le Président Martelly réclame t-il l’adoption du français comme langue officielle au sein de la CARICOM? Est-ce que c’est au nom de la majorité du peuple haïtien ou au nom de la petite minorité dominante à laquelle il fait partie?

Il est inutile, de toute façon, d’essayer de répondre à cette question rhétorique puisque la réponse est évidente. Il y a une tradition de non-respect des droits humains et linguistiques de la majorité créolophone unilingue par la classe dominante, et ceci constitue l’un des problèmes les plus fondamentaux de la société haïtiennne. Le chef de l’État n’est pas censé prendre des décisions politiques qui conviennent seulement à la minorité. Son rôle est plutôt de défendre les intérêts de la majorité de la population. Or, l’histoire nous apprend que cela n’a jamais été le cas en Haïti. À l’époque coloniale, l’État était représenté par une minorité de colons et son rôle était de protéger les intérêts de ces derniers au détriment de la masse des esclaves qui, pourtant était démographiquement supérieur à celui des colons. La révolution de 1804, qui était censée mettre un terme à cette injustice sociale, n’a manifestement pas réussi puisque la majorité de nos chefs d’état successifs se sont comportés jusqu’à nos jours comme des colons vis-à-vis de la masse créolophone.

En dépit de tous ces facteurs sociolinguistiques négatifs contribuant à la dévalorisation du créole, celui-ci a quand même réussi à passer du statut de langue vernaculaire à celui de langue nationale pour enfin arriver à celui de langue co-officielle en Haïti. Considérant le contexte de rapports d’inégalité sociale dans lequel le créole s’est développé depuis la colonisation jusqu’à la fin du XXe siècle, la société haïtienne a réalisé un exploit extraordinaire en faisant de cette langue ce qu’elle est aujourd’hui. Étant le pays le plus avancé au monde en matière de développement du créole, Haïti a en fait beaucoup à offrir dans les domaines linguistique et culturel aux autres états membres de la CARICOM avec lesquels il partage la culture créole et l’usage de cette langue.

Pendant que le Président Martelly fait la sourde oreille aux appels de l’équipe du Rectorat de l’UEH et du Comité pour la création de l’Académie en ce qui concerne la promotion du créole haïtien, il veut rencontrer Monsieur Abdou DIOUF pour faire avancer le dossier de l’adoption du français au sein de la CARICOM. Qu’est-ce qui peut bien expliquer un tel comportement? Est-ce que cela relève de l’aliénation collective dont sont victimes plusieurs de nos compatriotes? Ou s’agit-il tout simplement d’une stratégie pour entrer dans les bonnes grâces de la France et de l’Organisation Internationale de la Francophonie? Quelles qu’en soient les raisons, rien ne peut prouver la légitimité du français dans l’espace de la CARICOM. Ce qui est, par contre, justifiable et justifié, c’est le rôle extrêmement important que le créole est naturellement appelé à jouer dans la CARICOM et dans toute la Caraïbe.

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