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Dé-barquer les boat people et la créolité avariée
Boat people, Frantz ZEPHIRIN. Source |
La madre del agua/Water Mother
She's learned to stay down for good,
because water fills her ears with voices,
Muffled and yet so clear.
They speak to her of this riddle of waves.
Plummet.Directions to show her the way.
If not her, her son on a raft above her.
She looks up through water to see him.
She has become one with the hungry depth.
Her eyes turn indigo, her hand clutch the shadows, claw at them, become anemones in the chiaroscuro of this half lit dream.
Her effort to push him along renders her tired, breathless. In her lungs, the water is mercury heavy.
It too helps keep her suspended against the strong currents.
Her fever ridden son dreams of her in the star filled night.
Underneath him she continues to pull along, drag him toward shore, freedom, exile.Her body a ghostly vessel nobody finds.
- Virgil Suarez, “Madre del Agua”, Texas Poetry Review.
Avarie: dommage survenu à un navire ou aux marchandises qu'il transporte. Dommage survenu au cours d'un transport terrestre ou aérien.
Avarié: qui a subi une avarie; détérioré (marchandise périssable)
Arriver à bon port
Rotterdam, port mondial qui voit déferler des marchandises et des marins des quatre coins du monde, organisa en 2001 une large exposition consacrée aux personnes en diaspora, disséminés sur le globe, de façon maritime, aérienne, terrestre.
Une photo particulière, en noir et en blanc, me frappa, tant il s'agissait d'un radeau de méduse dont les quelques passagers, vus du dos, semblaient en piteux état, me rappelant la toile que fit Turner: Slavers throwing overboard the dead and the dying, de 17XX.
Je traite ici d'un sujet délicat, d'une diaspora avariée au sens premier de «qui a subi une avarie», à savoir celle des boat people haïtiens, et y articule la question d'une irresponsabilité et d'une indifférence tant au niveau national (les leaders haïtiens laissent arriver ce genre de départs funestes), régionaux (les Bahamas sont une escale, un lieu de transition pour ces Haïtiens qui souvent y échouent, sans qu'ils le veuillent, et y restent), et internationaux (l'administration de Reagan, de Clinton, de Bush et de Kerry?) rapatrient ou incarcèrent les malheureux.
Qu'il s'agisse d'un sujet délicat et difficile s'explique par son côté évanescent: comment parler pour et de gens le plus souvent inconnus, étrangers, voire disparus; comment faire le deuil de corps sans nom ou de personnes noyées sans papier?
Bien que la question du déracinement d'un nombre croissant de personnes issues des colonies et plus particulièrement des Caraïbes nous concerne tous, que nous vivions à Liège, Lyon, ou Leeds, que leurs «dérives» se soldent souvent par le décès, les auteurs n'y aiment pas beaucoup toucher. L'incipit de la nouvelle d'Edwidge Danticat, «Les Enfants de la mer», complète l'image du photographe, ré-actualise la toile du peintre britannique qui s'offusqua de la traite transatlantique, à savoir:
On dit que derrière les montagnes se trouvent d'autres montagnes. Je sais à présent que c'est vrai. Je sais aussi qu'on y trouve des eaux éternelles, des océans infinis, et un monde bourré de gens dont les noms n'ont aucune importance que pour eux-mêmes. […]
Trente-six autres âmes désertent avec moi sur ce petit bateau. (11)
La jeune Haïtienne Edwidge Danticat (née à Port-au-Prince en 1969, vit à Brooklyn et publie en anglais) dans son recueil de nouvelles Krik? Krak! (1995, traduction française, à laquelle je réfère, 1996), ainsi que la romancière et dramaturge guadeloupéenne Simone Schwarz-Bart (née en 1937 en France, voir ici). Il me frappe que toutes deux se tournent vers le même sujet, à savoir l'exil et le déracinement, thèmes que Schwarz-Bart avait merveilleusement explorés dans ses romans. Toutes deux ont choisi de consacrer une publication au même aspect de la condition caribéenne, aujourd'hui, à savoir l'émigration de masse et selon des «canaux» tout à fait périlleux et de surcroît, illégaux. Toutes deux se sont vouées à dévoiler l'émigration haïtienne et se sont décidées à démontrer la problématique de la diaspora haïtienne, à l'intérieur même de la région caribéenne, ou aux Etats-Unis.
Parmi les différentes migrations qui caractérisent la Caraïbe (Puerto-Ricains vers les Etats-Unis, Dominiquains1 vers les Antilles françaises, et vers Puerto-Rico, où le fait de l'identité linguistique hispanophone devrait atténuer le sentiment de déplacement et de déracinement), celle des Haïtiens vers la Guyane française et les Antilles françaises vers l'Amérique du Nord (avec trois pôles d'attraction: New York, le Québec2, et Floride) est sans doute la plus préoccupante. Car elle est celle qui, avec le phénomène des boat-people, illustre à quel point la pauvreté pousse les insulaires à quitter pour toujours leurs îles. «Négriers d'eux-mêmes» (l'expression est d'Icart), les Haïtiens se mettent dans les chaînes d'un esclavage 21ème siècle.
«Négritude debout!»
Si les Antilles françaises et Haïti ont pas mal de points communs, et si l'idéal insurrectionnel et anti-colonialiste de la «Négritude debout» prôné par Aimé Césaire s'inspirait de la révolte esclave en Haïti, l'écart entre les deux littératures me paraît manifeste. Pendant que la Martinique et la Guadeloupe ont la réputation d'être les plus riches îles de l'archipel, puisque largement assistées par la «métropole», DOM depuis 1946, Haïti s'enlise chaque jour davantage dans les marasmes socio-économiques et politiques. Sa littérature, en dépit de cette désolante réalité, se porte vigoureusement bien: les auteurs sont nombreux et l'année du Bicentenaire, bien que coïncidant avec la destitution d'Aristide, avec des désastres naturels d'Ivan et de Jeanne, ont bien mis en relief une littérature de dehors et du dedans résistant aux marasmes subis par leur île et ses habitants malmenés.
Si la Martinique et la Guadeloupe compte de nombreux auteurs couronnés et enseignés (Césaire, Glissant, Schwarz-Bart et Condé étant les quatre «classiques», Chamoiseau et Pineau les «nouveaux»), célèbres pour leurs mouvements identitaires successifs (la Négritude, l'antillanité, la créolité, et la pensée Tout-Monde), les auteurs d'Haïti ont massivement déserté l'île. Certes, il y a d'heureuses exceptions: Frankétienne, Lyonel Trouillot, Yanick Lahens, ….
Le lectorat de ces écrivains haïtiens est étonnant dans la mesure où ils sont souvent mieux connus en Amérique que dans l'ex-colonie, la France, qui se rattrape tardivement, à travers des rééditions d'Emile Ollivier et de Dany Laferrière au Serpent à Plumes, à les présenter au vieux «Centre» de la francophonie. Et qu'ils en sont fiers, de surcroît. Je pense à Dany Laferrière qui n'a ni les qualités littéraires ni les engagements profonds des deux auteures dont je traiterai ici, mais qui doit son succès à son insolence et sa provocation. Son premier titre donnait tout de suite le ton: Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, titre qu'il explique par ailleurs comme suit: «le sexe, ça se vend en Amérique!»3). Le phénomène Laferrière à lui seul mérite une recherche (plus qu'un sondage) sur ce qu'on peut appeler aujourd'hui le «commerce littéraire». Je renvoie à des essais tonitruants et solides qui osent dévoiler les «dessous des prix littéraires», et un phénomène d'une littérature de masse qui fait bonne recette avec des ingrédients fixes («sex, sun, sea», et je pense aussi au hype que provoque un roman comme Plateforme de Michel Houellebecq, 2001). Petit à petit, cet auto-exotisme commence à être démantelé, comme le fait pour les littératures ethniques et les littératures minoritaires au Canada les critiques et auteurs George Elliott Clarke4, Stephen Henighan's When Words Deny the World, 20025.
Si tous les auteurs caribéens, enfin, se partagent l'exil et la diaspora comme thématiques obsédantes, il frappe que les auteurs des Antilles françaises aient moins insisté sur la condition subalterne des Haïtiens en situation régulière ou irrégulière dans leurs îles.
Si les auteurs haïtiens témoignent de ce que Homi K Bhabha appelle la dislocation, c'est-à-dire l'expérience de vivre dans les marges de la société («in betweenness» dans the location of culture, page ), de vivre à la lisière de cultures, religions, langues et communautés, il frappe encore que deux femmes focalisent l'attention sur les plus pauvres candidats à l'immigration et à l'exil. Que Schwarz-Bart le fasse de surcroît dans le genre théâtral me semble maximiser la portée politique, puisque, comme l'a montré Alvina Ruprecht dans son collectif Théâtres francophones et créolophones de la Caraïbe: Haïti, Guadeloupe, Guyane, Martinique, Sainte-Lucie (2003)6, c'est là un genre qui est en mesure de parler directement au lectorat caribéen, contrairement aux romans et recueils de poésie pour lesquels le seuil (d'achat et de consommation) reste énorme (en termes financiers et culturels).
Dans sa pièce de théâtre Ton beau capitaine (Seuil, 1987), Schwarz-Bart a opté pour une modalité narrative tout à fait parallèle à celle que se choisit la nouvelliste Edwidge Danticat: «Les enfants de la mer» inscrit d'emblée, par son titre, la tragédie des «portés disparus» en haute mer dans le registre familial. Comme le possessif, «ton beau capitaine», «les enfants» vient directement rapprocher le drame des noyés du narrataire, de nous, spectateurs-lecteurs-écouteurs : le terme maritime («capitaine»), ensemble avec le complément déterminatif («de la mer») en même temps hisse la noyade à un traumatisme transhistorique, et pan-caribéen, tant il est vrai que depuis «la nuit du temps», les Caribéens ont été déportés par voie de mer, Africains acheminés dans les cales négrières, pêcheurs cherchant meilleure fortune dans la mer des Sargasses.
Les deux auteures s'alignent donc d'emblée quant à amarrer leur public à un «désastre» qui peut paraître lointain et donc… moins préoccupant.
Les deux titres incitent à un regard attendrissant, voire compassionnant, sur la tragédie des voyageurs illégaux, sur ces exilés haïtiens qui sont les plus difficiles à représenter en littérature, parce qu'esthétiquement et éthiquement entourés de tabous (voir Moudileno 1998 et N'Zengou-Tayo 2000).
Aux antipodes du schéma ascensionnel (promotion socio-raciale grâce au départ de l'île, telle que nous la rencontrons chez Jamaica Kincaid (A Small Place, Lucy, Annie John) et V.S. Naipaul (Miguel Street, 1946 check), nous avons la descente en enfer: pour ceux qui partirent comme pour ceux qui restèrent, ces fuites éperdues sont une honte, une blessure qui se cicatrise mal, comme en témoigne aussi le poète cubain-américain Virgil Suarez.dans le poème Madre del agua, cité en exergue.
Il n'est plus question, comme dans les années 60-80, d'une immigration et d'une acculturation réussies (pensons à ceux qu'on surnomme, aux Antilles anglophones, les «Oxbridges», diplômés de Cambridge et/ou de Oxford, et sujets du «Commonwealth»), ou encore à Glissant et à Condé, profs émérites d'universités new-yorkaises), de fusion avec la communauté d'adoption, de glorification du pays d'accueil, mais au contraire d'exclusion, de misère et de pauvreté, de solitude intolérable au point de devenir maladie. Les dessous de cette «entrée» sur le territoire de l'El Dorado, pire même, la non-arrivée, voilà ce qui doit devenir «œuvre d'art», pièce à conviction, piste de réflexion et incitation à un changement de mentalité.
Sans se consulter, les deux auteures ont moulé ce qu'elles avaient à dire dans deux narrations renversantes et convergentes. Je ne ferais que pointer ici les convergences thématiques, stylistiques et structurelles (et dans cet ordre) entre ces deux narrations féminines qui réussissent à nous plonger (qu'on le veuille ou non) dans ce monde de victimes anonymes qu'on préférerait peut-être ne pas connaître, laisser sans nom, comme le suggère le narrateur danticatien dans l'incipit ci-dessus. Schwarz-Bart et Danticat nous embarquent sur le seul et même radeau de Méduse: avec l'énergie du désespoir, des Haïtiens tentent de refaire leur vie et de sur-vivre dans un ailleurs que d'aucuns ont fait miroiter. En même temps, ces trois critères sont vecteurs de trois distances qui donnent à mesurer les effets d'exil et de diaspora: tant sur les conjoints, les peuples (ou communautés), les artistes ou auteurs et les lecteurs ou spectateurs.
I. Structure: «Toi là-bas ou moi ici, ou moi ici et toi là-bas, c'est pareil»
Le choix des genres et la durée des narrations méritent attention. La pièce ne fait que 57 pages. De plus, les didascalies prennent deux tiers du texte. Ce qui en résulte est une pièce éminemment sobre, courte, qui est parsemée de silences (voir son interview à Lise Gauvin 1997), de chants et de danses (africaines et créoles), aussi. Il faut insister sur le fait que Schwarz-bart révolutionne la scène théâtrale antillaise/caribéenne en s'inspirant du théâtre nô de Mishima. (voir Gyssels 1996 et 2002) Bien qu'exclue de toutes les grandes anthologies du théâtre (voir Helen Gilbert, Postcolonial Drama, 2001), Schwarz-Bart s'éloigne de toutes les idées préconçues en matière de théâtre caribéen. Elle met en scène une espèce de chorégraphie de l'homme esseulé qui va parler seul et très peu… qui va davantage écouter les paroles de sa femme, Marie-Ange, qui lui sont envoyés par cassette.
Le théâtre est encore le genre qui réussit le mieux à nous faire sortir de l'ordinaire tout en nous immergeant dans le quotidien, comme l'avait signalé Glissant dans Le discours antillais: «Le théâtre est l'acte par lequel la conscience collective se voit, et par conséquent, se dépasse (…), il n'est pas nation sans théâtre (…) Le théâtre suppose le dépassement du vécu, le temps théâtral nous sort de l'ordinaire pour mieux faire comprendre l'ordinaire, le quotidien» (396).
Par la magie théâtrale, par l'envoûtement de la pièce schwarz-bartienne, le spectateur se trouve en train d'écouter le seul acteur en scène, Wilnor. Tel un voyeur, il suit les confessions d'une femme qui avoue son adultère et entend la désolation d'un homme qui «crie après sa femme». De plus, par le biais de la cassette enregistrée et écoutée quand bon lui semble, par le moment de l'action (la nuit), il se produit une déréalisation, ce à quoi appelle Marie-Ange de sa voix enivrante et séduisante. Loa vaudou, Erzulie Freda, elle va jusqu'à chuchoter-chanter à l'oreille de son homme:
Toi là-bas ou moi ici, ou toi ici et moi là-bas, c'est pareil. (13)
Qu'est-ce à dire? Les distances (temporelles et spatiales) sont abolies: l'exil ne peut rien contre un couple aussi solidement uni. En même temps, l'insistance sur cette abolition de la distance doit cacher la profonde solitude qui naît et perdure précisément à cause de la distance. Car si Marie-Ange lui dit, gaiement:
J'ai chassé tout mon monde de la case, y compris le coq, et maintenant nous sommes seul (sic) toi et moi, toi là-bas et moi ici (13)
Le lecteur s'imagine que Marie-Ange est bien seule (entourée de quelque volaille, certes), et qu'elle cherche à dissimuler sa peine et sa solitude.
La diaspora pourra toujours être dépassée, être suspendue si on croit dans le pouvoir des mots, dans la magie de la communication verbale, gestuelle, corporelle.
Danticat, quant à elle, a le talent d'une nouvelliste (voir ici).
Elle excelle dans le genre bref (narrations qui demandent peu de temps réel pour la lecture) et crée l'impression de nous avoir introduits pendant un court laps de temps dans un microcosme et dans un menu drame: un rapport disproportionné s'installe entre les faits racontés et leur effet dramatique. L'étonnante concision de Ton beau capitaine va dans le même sens. Même si le lecteur ou mieux le spectateur partage pendant une courte durée un vécu quotidien d'exilés, il en sera saisi et il en sortira comme touché: la catharsis se prolonge dans les deux cas, une fois la «consommation» de ces deux œuvres terminée.
La structure vient donc, dans les deux cas, intensifier la thématique de la séparation et de la solitude amoureuses. Dans les deux narrations, nous avons un homme et une femme qui sont séparés par la nécessité d'exil pour mieux vivre. Qui se prient l'un l'autre de se retrouver, qui se supplient de croire en leurs paroles annotées (longuement réfléchies avant d'être couchées sur la page, enregistrées sur la bande magnétique): toutes les deux, elles mettent magnifiquement en relief le truquage que permet le passage de l'oral à l'écrit; ce qui pourrait paraître un handicap pour des communautés ancrées dans l'oralité vivante, est ici détourné en astuce.
Le complexe de supériorité de l'écrit, la «sacro-sainte scripturalité» (Glissant 1981) est dans les deux cas démenti dans un discours à mi-chemin de l'oral et de l'écrit, préservant les traces de l'oraliture et de l'oralité si revêche à l'impression, exploitant les ruses que permet le second.
Bien que leurs paroles respectives bâtissent un pont (au-delà des vagues océaniques), elles paraissent de plus en plus accentuer l'écart inévitable; leurs témoignages respectifs ne font que convaincre le lecteur qu'ils sont (peut-être) irréductiblement séparés, divorcés.
Chez Danticat, cette distance est la plus nette et l'émigration peinte de manière la plus tragique. Il s'agit de deux jeunes amoureux. Le garçon affirme que les autres «boat-people» sont plus âgés que lui (14) et les «visages creux» des jeunes enfants à bord lui rappellent «à quel point l'avenir de notre pays est sans espoir. C'est déjà assez dur pour les adultes. C'est déjà assez dur pour moi» (14), phrase qui atteste qu'il vieillit avant l'âge sous le poids d'une immigration clandestine et désespéré, et le fardeau de l'exil.
Quant à la structure des deux narrations, toutes deux constituent des monologues qui se mélangent, qui se mé-tissent, où un des deux défend l'idéologie et l'idylle de la vie dans un pays adoptif, pendant que l'autre s'y refuse. Il est saisissant que ces discours échangés des deux partenaires ne se joindront pas, ce que l'enchâssement ne vient que de suturer: au lieu d'avoir d'un seul bloc le soliloque A suivi par le soliloque B, l'entrecroisement et l'enchâsssement a beau créer l'effet dialogique, la communication semble damnée à tourner court. Le narrateur danticatien ressent qu'il »deviendra un enfant de la mer», qu'il vivra en compagnie d'Agwé, au fond de l'océan, et sa belle lui répond dans son journal intime à elle que: «derrière les montagnes» il y a la mer, aussi infinie que l'amour que j'ai pour toi. (39)
Il en va de même chez ton beau capitaine où Wilnor promet à la fin de la pièce qu'il veut l'enfant né de l'adultère sain et sauf. Toujours est-il que le lecteur-spectateur ignore s'il compte rentrer en Haïti, maintenant que leur plaçage (mariage coutumier en Haïti) tombe à l'eau. Car n'a-t-il pas brûlé une part de ses économies qui le lui permettraient, acte inconsidéré et refus catégorique des valeurs occidentales.
De plus, les deux témoignages sous forme de journaux intimes ou faussement épistolaires ne nous atteignent pas: il manque le topos du manuscrit trouvé. L'image finale sera des bulles d'air qui remontent à la surface de l'eau, après la noyade du jeune homme, bulles sans ondes sonores, image-clé dans une poétique de voix «silenciées», comme l'atteste Mariotte qui à son tour griffonne ses impressions du Trou dans le premier roman schwarz-bartien, Un plat de porc aux bananes vertes. (1967) Cette image a-sonore, nous y reviendrons, souligne à merveille l'écart entre le dedans et le dehors, l'ici et le là-bas : de ses protestations, et de ses cris de désespoir, le monde du dehors entend très peu, ou préfère «ne pas savoir», comme le répète à plusieurs reprises Wilnor: «je suis leur nègre à eux, si tu veux savoir».
Dans les deux cas, il se produit un entremêlement de voix, mais non un réel dialogue: le côté artificiel de la communication, produit par la condition d'exil et par la situation fâcheuse d'une migration (in)volontaire, ne fait qu'une parole de couple ne peut que finir par découpler, par disjoncter l'union. Malgré les nombreuses astuces, la solitude discursive dans laquelle s'enferment les Haïtiens, hors de leur pays, à leur difficulté aussi à se faire entendre, ressort de chacune des narrations. Ils sont sans voix, «subalternes» (Spivak), submergés par une Histoire et une politique qui les marginalise, considérés comme «le nègre des nègres», le «moins que rien».
Onde/Ondine
Schwarz-Bart donne la voix à des femmes qui jusqu'ici n'ont pas reçu droit de parole (ni droit de citation) sur scène, comme l'a bien vu Murdoch (2001). Par le biais de la technique de la voix off-stage, elle nous fait écouter de plus belle la voix, nous imprégnant davantage d'une corporalité toute vocalique, coupant court aux regards voyeuristes. Comme chez Duras, la voix off est imputée à des figures longtemps marginalisées (la mendiante dans Détruire dit-elle), les femmes dans les colonies (indigènes et épouses de colons, etc). Marie-Ange a beau parler à travers une cassette, s'appeler elle-même «ta femme-cassette», chacune de ses bribes de paroles ont un plus grand impact que lorsqu'on pouvait en même temps la dévisager. Invisible, absente sur scène, l'Haïtienne n'en gagne qu'en autorité discursive: le fameux «si ta lettre arrive le matin, je te souhaite le bonjour, et si elle arrive le soir, je te souhaite le bonsoir», illustre bien qu'il s'agit d'un rituel de salutation intime que Wilnor affectionne au point de la connaître par cœur, la répéter à son tour, et sur scène, à l'accompagner de gestes amples et cérémonieux.
Pour des gens issus de traditions orales, pour qui l'oralité vivante fait intrinsèquement partie du discours, pour qui parler à haute voix et avoir en face l'interlocuteur sont naturels, je dirais presque des besoins innés, de pareilles formes de discourir sont malheureuses, amputées, déformantes.
Style: «L'Haïtien, leur nègre à eux, si tu veux savoir»
Danticat et Schwarz-Bart ont toutes deux opté pour l'ironie comme moyen de relativiser le réel outrageusement tragique. Dans le cas du jeune voyageur en route pour Floride, il est question de l'épiderme comme critère de démarcation :
Les Haïtiens sont les plus mal lotis parmi les exilés et les émigrés, car les plus noirs.
Il en va exactement de même dans Ton beau capitaine. Wilnor essaie de faire croire à son épouse restée à Port-au-Prince qu'il se tire de l'affaire, qu'il se débrouille pas mal du tout en Guadeloupe, voire même qu'il est bien aimé des Guadeloupéens, spécialement de la gent féminine: «je suis le nègre des nègres, leur nègre à eux, si tu veux savoir» (40)
Dans cette phrase curieuse (parce qu'il admet qu'il est exploité, le souligne à sa femme en même temps qu'il désire ainsi ôter la part honteuse de ce statut subalterne), le superlatif est employé avec auto-dérision (trait caractéristique de la rhétorique créole, selon Glissant dans Le discours antillais 1981) et avec emphase («si tu veux savoir»). De pareils syntagmes sont en général censés apporter du poids, renforcer l'autorité du locuteur, comme confirmer la véridicité ou la justesse des paroles: ici, son énoncé n'en devient que plus ironique! C'est comme Wilnor prononçait l'oracle de tous les prolétaires postcoloniaux ou néo-colonisés se réduirait-il à cette réalité-là, qu'on désire ne pas savoir?
Pour mieux cacher son désarroi et son désenchantement, pour mieux épargner sa chère Marie-Ange qui se fait du souci pour le pauvre coupeur de canne, il emploie des images qui rajoutent à l'habituelle dénigrement du plus Noir, et plus particulièrement de l'Haïtien qui se trouve renvoyé tout en bas de l'échelle socio-raciale de ces sociétés afro-antillaises qui affichent parfois un taux inquiétant de racismes et de stéréotypes. Ainsi, les Haïtiens sont traités comme des «des moins que rien», et Wilnor d'ajouter une image végétale, botanique pour se moquer du côté stérile, vain de l'immigré haïtien qui s'efforcerait de se faire accepter, de s'intégrer: il est un «coco sec», image très ambiguë dans la mesure où elle renvoie au mythe du Noir macho, grand jouisseur, étalon dressé pour le «Bel Usage» (ou Béluse, dans le cycle romanesque glissantien). Marchandise avariée, l'Haïtien qui débarque n'a rien de bon à offrir, sa sueur et son sang sont peut-être exploités, mais l'animosité et la stéréotypie avilissante fait qu'il est rejeté, comme s'il était contaminé, «intouchable», sa semence même maudite. Toute la psychose autour du Sida vient ici à l'esprit, et Danticat dans After the Dance. A Walk through Jacmel, Haiti ne recule pas devant le «finger pointing» que subissent les Haïtiens (2001: 136-138). Ce stigmate est décrié pareillement par Annie Grégoire dans un témoignage recueilli par Danticat: “Vini nou bèl» in the Butterfly's Way, 156-163), et confirmé par Flore Zéphir:
A lot of Haitians who move to New York or Boston feel estranged, not only by their linguistic identity (French and Creolophone); they have to face other barriers (the association with voodoo, with Aids, with the primitive, and the like) (Zéphir 1997).
Aux Antilles françaises, le «coco» désigne le sexe de l'homme, et «coquer» signifie coucher, faire l'amour. Dernier mythe, la virilité haïtienne est pareillement démystifié, triste héritage du système de Plantation où, comme l'ont souligné anthropologues et sociologues, le Noir a été «émasculé» et pallie son insignifiance par des comportements immatures. Le milieu socio-racial antillais tel qu'il transparaît à travers les propos de Wilnor nous apparaît donc comme 1. raciste, 2. sexiste et 3. machiste («la femme a vraiment besoin d'un homme», se plaint-il sans sincérité, alors qu'il se porte tout aussi mal sans elle).
Tout au débout, les premières paroles de Wilnor, vont encore dans ce sens quand l'ouvrier entre la «ti case créole» où il n'y a en fait rien à casser, tellement il est pauvre, et où il s'apostrophe:
Attention, l'ami, ce pays est précieux, fragile, même le ciel ici est en porcelaine; alors ne va pas leur casser un meuble, à tous ces braves gens (11)
Ce soliloque, qui sur-connote d'emblée l'origine créolophone du locuteur (l'ami, au lieu de mon ami, «leur casser un meuble» ) est hautement symbolique du trouble personnel et du malheur ontologique de l'homme fatigué, discriminé, abattu: il n'a personne d'autre à qui parler que son mobilier, et encore il s'auto-accuse d'être celui qui gêne, qui casse, bref qui dérange les «braves gens». Ailleurs encore, il s'auto-diminue encore, notamment lorsqu'il décide d'en finir avec le «mensonge de l'émigré» qui feint pour les siens qu'il se débrouille bien, qui ressasse dans ses lettres et coups de fil que l'Europe (ou la pseudo-France où débarque Wilnor) et l'Amérique sont des continents de rêve: alors même qu'il a longtemps prétendu vivre dans une maison avec «colonnades et portails», il reconnaît qu'il vit dans «un pot de chambre» expression employée par Marie-Ange.
Cependant, il se venge sur sa femme en prétendant qu'il était fréquemment sollicité par «ces petites négresses en falbala, et toutes ces mulâtresses zinzins» (55), et d'insister:
C'est ça les femmes d'ici, Marie-Ange. surtout depuis que j'ai une maison à colonnades et portail. Elles aiment ça, on n'y peut rien, elles aiment venir sur mon plancher, quand même je ne suis qu'un Haïtien. Leur nègre à eux, le nègre des nègres, si tu veux savoir, Marie-Ange. (40)
Se prêtant, comme dans les «temps anciens», au rôle de souffre-douleur, cet ouvrier émigré se prête aussi à être la chose de ces «braves gens», c'est du moins ce qu'il veut laisser croire. Consentant à ce bas service qui concerne donc aussi les hommes dans le bassin caribéen (je renvoie au portrait touchant de jeunes garçons haïtiens qui se prostituent pour des touristes dans Hills of Haiti, de Myriam Chancy, 2003, et pour le domaine malgache, Michèle Rakotoson, Lalana, 2003)), Wilnor oscille entre la honte et la colère, entre la résignation et la rébellion. S'en voulant à lui-même, s'en prenant à ces Guadeloupéennes qui le traitent comme une loque humaine, accusant Marie-Ange de l'avoir elle aussi rendu encore plus malheureux, il va tisser une réplique méchante et mensongère.
Son discours va répéter les mêmes phrases de Marie-Ange, pour mieux inverser les rôles et dire que lui, pareillement, est «tombé dans la fosse», «dans le piège»:
Leurs yeux me rappelaient tes yeux, leur odeur était devenue ton odeur, comprends-tu, Marie-Ange?… Comprends-tu? (41) (italiques dans l'original)
C'est un des rares endroits où, observant la réaction de mes étudiants qui visionnent la vidéo d'UBU Theater (New York, 1987), sourient, ou mieux, que quelques-uns éclatent de rire, tellement le mimétisme de Wilnor dévoile l'absurdité de l'entreprise: vouloir se racheter en implorant à son tour le pardon par exactement la même excuse!
La logique qui domine ces échanges entre partenaires est donc à la fois mimétisme (concept de Fanon, dans une autre perspective, le Noir «singeant» le Blanc pour être vu), il finit par lui sortir les mêmes aveux) et mascarades. C'est en répétant que le soi-disant «beau capitaine» se masque, cachant la blessure profonde qu'elle vient de lui infliger en avouant son affaire avec le messager. Ce messager qui en fait, a forcé Marie-Ange à avoir des rapports avec lui, sinon il ne lui aurait pas donné l'argent gagné à la sueur de Wilnor: le black-mail ou le chantage rappelle un autre marché noir qui fait tache d'huile dans le bassin caribéen, la prostitution et le tourisme sexuel, dénoncés par Dionne Brand (At the Full and Change of the Moon, 1999, Trinidadienne publiant à Toronto, et les nombreux essais sociologiques sur la question, voir NWIG )
Cet homme «cocufié» rugit intérieurement, mais il s'efforce de conserver le calme. Il fait semblant de comprendre son épouse éprouvée, reconnaissant d'ailleurs ce sentiment de manque aussi tenace qu'une blessure, éprouvé par lui au moment du départ pour la Guadeloupe:
Hé oui, c'est ainsi quand la séparation s'installe, quand les bateaux s'éloignent, quand les avions se mettent à rugir de tous leurs moteurs; le corps de l'homme crie après le corps de la femme, le corps de la femme crie après le corps de l'homme et c'est ça que veut le Bon Dieu; La séparation est un vaste océan et plus d'un s'y noie. OK? OK. (41)
Cette dernière phrase exprime-t-elle la résignation? S'agirait-il de cette «indolence» que certains (Léon Gontran Damas dans Retour de Guyane, 1947, p) trouvent si caractéristique pour les Antillais?
Chez Schwarz-Bart comme chez Danticat, les moments les plus insupportables ou tragiques sont contrebalancés par des procédés de distanciation, tels que les créolismes et l'humour, l'ironie et les silences. Bref, parfaitement compréhensibles pour une audience francophone, les deux narrations n'en connotent pas moins une «autre identité culturelle», tout en traduisant une autre mentalité. Fou de rage et de jalousie à la découverte que sa femme l'a trompé, qu'elle a couché avec le messager, Wilnor s'écrie «malpropre!», là où un francophone (de France, de Belgique ou du Canada?) emploierait «pute/putain».
Créolophones, les deux partenaires emploient par ailleurs le mot «plancher» quand il s'agit de «coucher avec un autre»: «accueillir sur son plancher» un étranger renvoie aux conditions de vie lamentables, au-dessous du niveau du seuil de la pauvreté. Les gens du morne haïtiens, les émigrés du l'exode rural grouillent dans les bidonvilles (appelés Cité-Soleil!), dorment à même le plancher, et sont des cousins germains de Télumée et Elie dans Pluie et vent sur Télumée Miracle (1972).
Chez Danticat, «madan Roger» (remarquons le m qui a disparu dans «madame» ) vient quémander la tête de son fils assassiné, dans une scène aux résonances bibliques. Elle défie les assassins de son fils innocent; elle vilipende les macoutes, mais tout cela est annoté bien sagement et sans emphase dans le journal de la jeune fille: «a style matter of fact» pour faire contrepoids aux excès de souffrance.
Quand Marie-Ange salue son homme, elle insiste elle aussi sur le grand nombre d'exilés et de gens en errance, soulignant et appelant à la solidarité parmi les exilés de toutes la planète: l'énumération insiste comme chez Danticat sur le grand nombre de personnes appartenant à ce camp d'égarés (exactement comme l'autre camp: «un monde bourré de gens»), mais elle est ironique:
Bonnes nouvelles de tous nos exilés de par le monde: Grenade, Saint-Domingue, Portorique et la clique, ils vont bien et t'adressent le bonjour. (14)
L'emphase rhétorique, l'éloquence et les bravoures de style se réduisent. Le langage se fait démuni, simple mais pas simplice. La syntaxe (phrases courtes, répliques tissées de répétitions) s'ajoute à ce minimalisme pourtant très suggestif et efficace.
À l'opposé de Chamoiseau et de Confiant, Danticat et Schwarz-Bart dédaignent le fameux «français baroque», la langue flamboyante et les paroles exubérantes de Chamoiseau et de Confiant. (voir Eloge de la créolité, Paris/Fort de France: Gallimard/ PUF, 1989)
Tout aussi éloignés sommes-nous de l'«opacité revendiquée» de Glissant (Discours antillais 1981), sans que les propos soient aussi transparents qu'ils ne paraissent à première vue. La mentalité créole, la ruse et le côté trickster narrative, les genres de l' oraliture condensent et densifient les messages tissés dans les monologues.
Ainsi, lorsque Wilnor profère «l'homme est un rat, la femme une rate», chacun «pige» tout de suite. Toujours est-il que ce proverbe transmet une vérité qui démantèle un acquis «comportemental» antillais: si le proverbe renseigne que l'homme et la femme réciproquement se valent, c'est contrairement aux stéréotypes culturels qui ont la vie longue, et selon lesquels l'homme antillais pouvait se permettre d'être «driveur», pendant que la femme excellait en fidélité et soumission. Ici, les infidélités de la femme sont comprises, pardonnées, puisque l'homme les a connues en premier lieu. Si tous deux sont des rats, Wilnor implore en fait le pardon pour son comportement malhonnête envers son épouse.
Alors qu'on aurait pu avoir l'impression que l'exil et la diaspora avaient séparé pour toujours les hommes des femmes caribéens, et que les Caribéennes avaient vite fait de remplacer leurs maris il en va exactement de même du côté des hommes.
De même, lorsque Wilnor console Marie-Ange par «la séparation est un vaste océan et plus d'y s'y noie» (55), cette phrase se lit à deux niveaux. Réalité affligeante de corps qui flottent sur l'océan, noyés pendant la triste traversée, échec et fin de couple par le divorce catalysé par des années de séparation et de solitude.
C'est pareil pour Danticat qui reprend exactement la même idée dans son incipit. «Derrière les montagnes, il y a d'autres montagnes», énoncé gnomique qu'on retrouve par ailleurs dans l'éternellement actuel Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz Bart (Seuil, 1972).
Qu'est-ce à dire? Derrière un problème surgit un autre problème, souvent plus grave encore, plus insoluble, et c'est effectivement ce qui arrive avec la première République noire au Nouveau Monde. Après 200 ans d'indépendance, Haïti s'enlise et se trouve dans un engrenage de violences, dans une «spirale» (Frankétienne et Fignolé n'ont pas pour rien inventé, avec le regretté René Philoctète, le spiralisme, écriture du chaos, dans les années 70). L'économie mondiale et la globalisation, le néo-colonialisme dans le bassin caribéen et les impasses haïtiens font que les plus pauvres sont happés dans une spirale toujours plus irréversible. La «malchance du nègre n'a pas de dimanche», dit un autre proverbe, comme l'avaient conclu tristement Reine sans Nom et Télumée Miracle dans une méditation philosophique qui n'a pas pris de ride: «je me demande comment tout cela peut durer, et continuer encore dans notre cœur…» (Schwarz-Bart 1972)
Et le narrateur continue qu'il existe «un monde bourré de gens dont les noms n'ont d'importance que pour eux-mêmes» (11): cette expression nous dénonce, nous sollicite directement car ce monde est le nôtre, se «fichant» de ce qui arrive sur les plages lointaines des Bahamas sur lesquelles affluent des Haïtiens morts, des Marocains en partance pour l'Espagne et noyés dans le détroit de Gibraltar, des Chinois suffoqués dans un container à Dover, etc.
Il est par ailleurs possible que Danticat se soit directement inspirée de textes journalistiques, voire d'émissions à la radio, puisqu'elle termine sa nouvelle sur une info diffusée sur la radio et qui fait stopper net le journal intime de la fiancée. Lorsqu'elle apprend qu'un bateau a coulé aux larges des Bahamas, elle sait qu'elle ne reverra jamais son amour:
Hier soir, j'ai entendu à la radio qu'un bateau avait coulé devant la côte des Bahamas. Quand je pense à toi au milieu des vagues, mes cheveux se dressent sur ma tête […] Derrière les montagnes se trouvent d'autres montagnes, et encore d'autres papillons noirs, et puis enfin la mer, aussi infinie que l'amour que j'ai pour toi. (39)
Ainsi se boucle la nouvelle, dans l'interruption des deux journaux et une métaphore puissante de mort (papillons noirs comme des chimères, exactement comme ces autres êtres maléfiques qui sèment partout le deuil et la douleur, les «Chimères» d'Aristide), l'un ensevelie dans les profondeurs abyssales, l'autre interrompu car inutile, dépourvu de son narrataire.
Face à cet anonymat des victimes, à ces Européens et Américains fiers de leur nom, il y a le surnom que donne Marie-Ange à Wilnor: autre ironie? «Ton beau capitaine» ne correspond en rien à sa situation réelle, non seulement il ne contrôle pas la situation, mais aussi ne dirige-t-il pas son beau navire, Marie-Ange. Wilnor se rend compte du mensonge qu'il ne tolère plus, et il se démasque en répétant avec toujours plus d'interrogation: ton beau capitaine?
Thématique: «la séparation est un grand océan et plus d'un s'y noie. O.K.?»
Dans les deux narrations, le paratexte affiche d'emblée l'imaginaire aquatique et la poétique de la «traversée». «Children of the Sea» («Les enfants de la mer» et Ton beau capitaine rassurent le lecteur/spectateur quant à ses horizons d'attente de récits nés aux Antilles, sur les Antilles ou ayant trait à ces «jardins d'Eden».
Les deux narratrices osent même une association très forte entre un thème voilé de tabou dans l'imaginaire caribéen (à cause de la traite négrière et du middle passage) en associant intimement le thème de la traversée avec la sexualité féminine, comme l'a vu Jeannie Suk pour Condé dans Moi, Tituba, … sorcière noire de Salem (Suk 2001: 130).
Comme Tituba qui tangue dans la barque d'amour de Benjamin d'Azevedo, Marie-Ange s'imagine une barque conduite par Wilnor, la barque étant inséparable du capitaine, aussi indissociables que le corps de la femme et le corps de l'homme, car souligne Wilnor: «le corps de la femme crie après l'homme». Sachant que sa voix mélodieuse chantant «moin n'aime danser» ne suffira pas à lui faire plier bagage, elle s'adresse à lui dans une espèce de prière érotique:
Wilnor, je voudrais être un bateau qui s'en va vers la Guadeloupe. Là-bas j'arrive et tu montes à l'intérieur de moi, tu marches sur mon plancher, tu poses ta main sur mes membrures, tu me visites de la cale à la cime du mât. Et puis tu mets la voile et je t'emmène dans un pays loin, loin, très loin. (19)
Cette imploration fait allusion au plaisir sexuel comme un échange de caresses de l'un à l'autre et vice versa. Marie-Ange défie les associations traumatisantes de navires et de bâtiments avec le «middle passage» et la traite négrière, exactement comme le vit déjà la narratrice Télumée décrivant sa grand-mère comme une barque, pour se décrire elle-même comme un bateau qui, un jour, reste sur la plage, les rames oisives à côté.
Dans les échanges éminemment intimes, comme celui-ci, le créole submerge spontanément: «dans un pays loin», au lieu de «dans un pays lointain». De manière subtile, prenant l'adverbe pour l'adjectif, la dramaturge prodigue à ces personnages un langage tissé dans la grande langue française, toute en la dépaysant.
Voici ce que l'amour pourrait être pour eux, si seulement ils pouvaient le vivre, dans la chair, un moyen de «transportation», de transe, de départ: une barque qui les sauverait de la noyade, un bateau qui les entraînerait vers des rives certes temporaires, mais toutefois idylliques.
Dans «Children of the Sea», c'est le garçon qui a quitté sa fiancé qui revit pendant la traversée leur «première fois», lorsqu'il voit les tristes voiles dont est équipé leur bateau de fortune:
Des draps blancs aux taches rouge vif nous servent de voiles. Quand je suis monté à bord, j'ai eu l'impression que ces draps sentaient encore le sperme de l'innocence perdue. Et les regardant, je pense à toi et à tous ces moments où tu m'as résisté. Il me semblait parfois que tu en avais envie, mais tu voulais que je te respecte et je le savais. (11-12)
Les deux titres sont hautement accusateurs de voyages périlleux en haute mer, Eros et Thanatos se frôlent dans la cale négrière. Dans Ton beau capitiane, Marie-Ange s'inquiète et se demande:
Wilnor, y a-t-il donc pas un pays sur la terre où nous Haïtiens on peut travailler, envoyer quelque argent chez soi, de temps en temps, sans se transformer en courant d'air? (Pause) (19)
Cette question lancinante laisse sous-entendre que le seul pays où l'Haïtien trouverait répit et repos serait la mort, affirmation cosmologique dans la mesure où depuis les Plantations, le «nègre» et l'esclave envisageaient la mort comme solution et comme paix finale. Le titre d'un roman fort méconnu, pourtant couronné du Booker Price nous vient en mémoire: Le nègre du paradis de l'Anglais Urswold?
Il en va de même dans «Les enfants de la mer» où le fiancé rêve ceci :
La nuit dernière, j'ai rêvé que je mourais et que j'allais au ciel. Le paradis ne ressemblait pas à ce que j'attendais. Il était au fond de l'océan (…). J'essayais de te parler, mais chaque fois que j'ouvrais la bouche, des bulles s'en échappaient. Pas des paroles. (21)
Les deux narrations suggèrent cette pré-science ou ce pressentiment d'une fin néfaste; la conscience de la perte et de la mort caractérise les protagonistes dans les deux narrations. Marie-Ange n'a-t-elle pas rêvé qu'elle lavait la chemise mortuaire de son homme, tout amaigri et épuisé? Et Wilnor, dans le dernier tableau, rêve déjà de Guinée, «un pays loin», et il en parle avec joie car il a toujours «été bien considéré par ceux d'en haut», c'est-à-dire les loas vaudous et Dieu confondus. Tellement «rétréci au-dehors et rétréci du dedans» (15), il attendrait la fin avec soulagement.
Le voyageur à bord du bateau qui coule, devant l'inefficacité d'écoper, affirme même:
«L'idée de mourir m'inquiète moins à présent. Je ne l'ai pas complètement acceptée, mais j'admets que cela peut arriver.» (15)
Dé-barquer!
Danticat et Schwarz-Bart choisissent d'écrire de manière a-politique et an-historique des histoires vraies. Leur thématique commune est de tout temps et de tout lieu, comme toute grande littérature, leur œuvre est universelle, et meut tous les publics et tous les lecteurs, toutes identités culturelles, ethniques, linguistiques mêlées ou métissées. Toutes deux nous désignent du doigt, subtilement. Nous y sommes pour quelque chose, dans ces traversées qui ressemblent aux middle passages du temps de la traite négrière. Car le premier monde continue d'exploiter le tiers-monde et face à la politique anti-immigration, nous poussons des gens désespérés à s'embarquer dans des bateaux de fortune.
Au lieu du phatique “O.K.?” (55 et passim) que Wilnor ajoute à sa question finale à Marie-Ange, au lieu de l'insistant «Allô, Allô, Wilnor, Wilnor Baptiste» de Marie Ange («dès que tu entendras cette voix, tu sauras que c'est Marie Ange qui te parle» (13), il incombe aux spectateurs de ne pas se résigner et d'agir face à une problématique de plus en plus prégnante, intensifiée par une économie mondiale et un monde global. Changer le «phatique» (qui finit par être insignifiant, vide ou vidé de sens) dans un cri «austinien» (Quand dire, c'est faire) et se servir de leurs écritures comme armes miraculeuses. (Aimé Césaire). Il faudra des efforts individuels, et communautaires, à l'échelle des communes antillaises et des fédérations caribéennes pour dé-barquer les balseros et les «cocos secs».
Que non seulement la problématique désormais transfrontalière des boat people et des phénomènes afférents (tourisme sexuel, Sida) soient généralement élidés dans les littératures francophones caribéennes, à part quelques heureuses exceptions (celles dont j'ai traitées ici), et celles de voix anglophones et mêmes américaines (Brathwaite, Brand, Russell Banks, avec Continental Drift, 1985) non seulement illustre que malgré toutes les belles «théories» d'identité pan-caribéenne (telle que proclamée par Eloge de la créolité et un manifeste fort similaire pour les Puerto-Ricains, à savoir Puerto Rican Jam), d'une solidarité pan-caribéenne reste lettre morte. Bien que tous les Caribéens soient plus ou moins dans la même barque (à savoir un sentiment grandissant d'inconfort vis-à-vis des grandes superstructures qui déstabilisent les petites économies insulaires et l'identité culturelle, à savoir l'Union Européenne et les Etats-Unis avec l'ALENA, couteaux à deux lames car aussi prometteurs de progrès et de bien-être), bien que la globalisation les étouffe, certains continuent de porter des œillères et d'invoquer la différence au lieu de l'unité. La représentation littéraire des boat people peut devenir la synecdoche, vu ses dimensions globales, de «paroles non avenues», et de fédérations avariées.
Que nous sommes loin encore de véritablement décloisonner les îles, chacune fortement amarrée à son ex-métropole ou au continent migratoire et le pays-miroir: les Etats-Unis pour les Puerto-Ricains, pareillement indifférents à tout ce qui arrive à leurs voisins, et s'estimant supérieurs à leurs frères dominicains, du fait d'une double appartenance et passeport (état satellite), qui débrouille pareillement beaucoup de Martiniquais et de Guadeloupéens. Les vraies questions, brûlantes d'actualité, devraient être dé-voilées, à savoir si Poétique de la Relation (1990), Eloge de la Créolité (1989) et Puerto Rico Jam (Grosfoguel & Negrón-Muntaner, 1997) peuvent défendre l'hybridité culturelle d'un côté, c'est-à-dire chanter l'égalité entre tous les Caribéens, voire entre tous les créoles, tout en s'aveuglant pour devant les criantes inégalités de l'autre. Aussi veux-je conclure avec l'essai très pénétrant de Shalini Puri qui, dans The Caribbean Postcolonial. Social Equality, Post-Nationalism, and Cultural Hybridity, dessille les yeux de tous ceux qui croient dans les éloges du mestizaje et de la créolité, qui, certes, sont de très beau produits et thèses culturels, inséminant de très belles œuvres, mais qui réagissent peu ou pas du tout aux malheurs des Autres, attitude qu'elle explique, hélas, une fois de plus, par le parallélisme entre Puerto Rico et les Antilles françaises, «vitrines de la Caraïbe» par leur «assimilationnisme», aux Etats-Unis et à la France, respectivement:
(…) the political maps that Puerto Rican Jam and «Praise» draw are organized not only by political and economic imperialism but by cultural imperialism. For Puerto Rican Jam and Praise share with their imperial rulers, at best, indifference to Third World political struggles and, at worst, deep skepticism toward them. (35)
English abstract
In her short story «Children of the Sea», Danticat focuses on the Haitian diaspora, as does Schwarz-Bart in Your Handsome Captain. Both female authors zoom in on the most deprived and dislocated fragments of Haitian diaspora: the young generation, lacking opportunities and future in the island, and the peasant, moving to other islands to make a better life. Both authors use convergent thematic, stylistic and structural devices to make tangible a distancing between partners, islands and communities. At the end, their short narrations make visible the clash between first world consumers and third world producers.
French abstract
Dans sa nouvelle “Les enfants de la mer”, Danticat focalise sur la diaspora haïtienne, comme le fait aussi Schwarz-Bart dans Ton beau capitaine. Les deux auteures montrent les plus démunis des émigrés haïtiens: les jeunes sans perspectives, le paysan pauvre qui cherche une meilleure vie dans une des autres îles. Les deux auteures emploient des aspects thématiques, stylistiques et structurels convergents pour rendre tangible la distance entre partenaires, îles, et communautés. À la fin, un écart devient tangible entre le premier et le tiers monde, entre les producteurs, auteurs, d'une part, et les consommateurs, spectateurs, de l'autre.
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Notes :
- On commence à distinguer l'orthographe Dominiquains, pour désigner les ressortissants de la République Dominicaine, des Dominicains, habitants de l'île de la Dominique (entre la Martinique et la Guadeloupe). Cette nouvelle »graphe» en finit avec la confusion entre ces deux communautés insulaires caribéennes.
- On appelle au Québec, qui connaît une communauté haïtienne importante (des journalistes-nouvellistes et romancières comme Marie-Célie Agnant, des romanciers comme Emile Ollivier, des poètes comme Rodney Saint-Eloi qui a longtemps résisté à quitter l'île, s'est fixé à Montréal, etc) la littérature migrante. Elle me semble en général bien diffusée, bien accueillie (les médias et les critiques littéraires lui donnent régulièrement la parole), en opposition avec certaines nouvelles voix postcoloniales en France (l'écriture malgache, p.e).
- Dans ses entretiens accordés à Bernard Magnier, directeur d'une collection sur ces nouveaux auteurs de la diaspora africaine, chez Actes Sud. Voir J'écris comme je vis, 2000.
- Qui à propos de Laferrière souligne: “Despite his nationalistic moods, however, Vieux is an avowed individualist. His joust with white society will be won on egocentric and economic grounds. The typewriter that will become his fortune becomes – like his penis – a ‘terrorist machine” ( How 46). In addition, Vieux averts that “to be a traitor is every writer's destiny'” ( How 113). (Clarke 173)
- Pour un compte rendu dans le Times Literary Supplement, voir Edelariam (2001).
- La mention de Sainte-Lucie dans le sous-titre promet bien sûr des articles sur l'énorme travail de Derek Walcott, mais le lecteur est déçu. Le Nobel n'y est pas abordé, ni les réalisations de sa troupe à Port-of-Spain (Trinidad). Il s'agit là d'une omission déplorable, de même que le théâtre néerlandophone et hispanophone caribéen.