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Langue créole, savoir académique et institutionnalisation: Alain Saint-Victor Montréal, le 10. mai 2021 |
Recension du livre «La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti»
Robert Berrouët-Oriol (coord.) et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 382 pages, mai 2021
Parmi tous les enjeux qui concernent l’avenir d’Haïti, celui de la langue occupe, sans conteste, une place fondamentale, incontournable. La question de la langue dans le contexte haïtien comporte une triple problématique (linguistique, sociale et historique) que l’on doit analyser pour rendre compte du fait linguistique dans le pays. Cette exigence n’est certes pas particulière à la réalité linguistique haïtienne, puisque pour comprendre la formation d’une langue, son évolution et le cadre de son utilisation, il faut tenir compte de ces trois facteurs. Mais dans le cas du créole haïtien, et dans celui d’autres créoles, cette approche dénote une certaine particularité du fait que le créole se situe dans une diglossie1 qui lui attribue un rôle dévalorisant, puisqu’il est considéré comme incapable d’exprimer le «savoir» conceptuel et scientifique. Étrange paradoxe: langue d’un peuple riche en connaissances culturelles, en savoirs agricoles et médicinaux, en expressions littéraires et musicales, en arts plastiques, le créole certes est «porteur» de savoirs, mais sa situation en tant que langue marginalisée, exclue des connaissances normatives ou savantes, le confine dans un rôle socialement inférieur, historiquement entretenu par une classe dominante comme une politique linguistique d’exclusion. La lutte pour le créole est donc avant tout essentiellement politique. Néanmoins, elle n’est pas que cela. Penser à l’enseigner, l’utiliser comme langue d’enseignement, bref, développer sa didactisation est une entreprise fondamentale mais exigeante.
C’est pour répondre à ce besoin de didactisation que l’ouvrage «La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti »a été conçu. Coordonné par le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol, le livre comporte quinze chapitres rédigés principalement par des linguistes, mais aussi par d’autres spécialistes (des didacticiens, juriste, etc.) concernés par la question de la place du créole dans le système éducatif haïtien. Malgré que l’intérêt suscité par l’utilisation du créole sur le plan de la littérature date de plus d’une centaine d’années, malgré qu’il existât tout au long du XXe siècle haïtien une réflexion continue sur l’utilisation du créole comme langue d’enseignement et que toute une série de dispositions ont été prises pour en arriver à une certaine institutionnalisation (Académie créole fondée en 1947, Institut de langue créole créé en 1956)2, le créole n’a jamais pris son envol dans le milieu académique et gagné, pour ainsi dire, ses lettres de noblesse. Il a fallu attendre la réforme Bernard, en 1979, pour que l’État reconnaisse l’importance du créole, en tant que langue maternelle, dans l’éducation. Cette reconnaissance n’a pas abouti toutefois à une politique d’aménagement de la langue qui aurait pu amener au développement d’un enseignement efficace non seulement de la langue, mais aussi en tant que moyen d’enseigner d’autres matières. Vu la nature obscurantiste et dictatoriale du pouvoir duvaliériste à l’époque, cet échec ne saurait surprendre.
Aujourd’hui, malgré des études éparses, comme l’atteste l’ouvrage, «…aucune étude de fond n’a été consacré […] de manière spécifique à la didactisation du créole haïtien. Il y a donc sur ce sujet essentiel de l’aménagement linguistique en Haïti de grandes lacunes à combler par la recherche et la réflexion.» (p.14). C’est justement à ces réflexions auxquelles nous convie l’ouvrage; réflexions, mais également analyses scientifiques abordant la problématique de la didactisation du créole dans ses aspects les plus essentiels: néologie, didactique, encadrement juridique, enseignement de la grammaire et de textes littéraires, etc. Des aspects fondamentaux débattus à fond dans le livre et qui nous dévoilent, par des analyses minutieuses, la nécessité d’amener le créole à un niveau où il ne serait plus permis de douter non seulement de sa capacité à transmettre même les savoirs les plus complexes, mais également d’occuper, en parité avec le français et en toute légitimité, sa place dans la société haïtienne.
Pour arriver à cette étape cruciale de l’aménagement du créole, les auteurs sont conscients que la tâche à effectuer sera ardue. Il faut tout d’abord «dépasser la vulgate essentialiste selon laquelle le créole – en l’état actuel de son stock lexical et de ses opérations de sémantisation –, serait à priori déjà outillé pour assurer de manière compétente et exhaustive la transmission des savoirs et des connaissances, en particulier dans les domaines scientifiquesettechniques.» (p.27). Dépasser ce genre de croyance, relevant plutôt du folklore, ne veut pas dire pour autant remettre en question le créole en tant que langue. Loin de là. Il s’agit de reconnaitre les limites lexicales actuelles de la langue créole en vue d’entamer la réflexion portant sur la construction de nouveaux mots (néologie) tout en tenant compte de la réalité sociolinguistique et culturelle du pays, un exercice somme toute nécessitant une politique interventionniste de l’État.
Un autre aspect aussi important est la question de la didactique du créole haïtien. Une question d’autant plus occultée que «chaque enseignant adopte dans sa classe le comportement didactique qui lui plait sans pouvoir se référer à un référentiel pour orienter ses actions. Les rares manuel de créole haïtien qui sont en circulation sur le marché sont en général élaborés selon ce que leurs auteurs pensent qu’ils sont censés avoir comme contenus, mais non selon un référentiel de contenus et de compétences.» (p.76)
Toutefois, cette question de la didactique de la langue doit être abordée dans toute sa complexité: s’il s’agit d’enseigner en créole, on ne peut toutefois faire l’économie d’une méthodologie pour «faire adhérer pédagogiquement la langue créole à la matière enseignée», qui tiendra compte du «poids anthropologique, philosophique et socioculturel» de l’apprenant. (p.81). Ce sont des considérations qui restent ouvertes à la réflexion, à des recherches scientifiques, et dont on doit écarter toutes tendances démagogiques et idéologiques.
Toutefois, le créole, en tant que langue, parce qu’il a été historiquement objet de marginalisation et d’exclusion des espaces du savoir académique, des pouvoirs économiques et politiques, parce qu’il a été considéré par l’idéologie dominante comme un idiome propre à une couche démunie de la population, dévalorisée, et qui historiquement connait l’exploitation, la marginalisation et l’exclusion; le créole ne peut être seulement considéré comme une langue à enseigner et langue d’enseignement sans prendre en considération des facteurs sociaux et politiques qui s’inscrivent dans le cadre même de cet enseignement. En ce sens l’État a un rôle important à jouer, car «l’avènement d’institutions étatiques fortes œuvrant en vue de la normalisation de la langue [créole] et sa consécration juridique au sommet de la hiérarchie normative constitueraient des facteurs pouvant aider à son introduction dans l’enseignement. La question linguistique doit en effet être traitée dans sa globalité, en tenant compte de sa place dans la réalité sociale […]» (p.128).
Les enjeux liés à la place du créole dans l’enseignement et dans la société ouvrent donc des perspectives larges, peuvent et doivent donner lieu à de réels débats touchant les mécanismes de la structure sociale, qui reproduisent l’inégalité et l’exclusion. C’est dans cette volonté de déconstruire ces mécanismes que s’inscrit pendant des décennies le combat de créolistes tels que Yves Dejean, Max Manigat, Georges Castra fils, entre autres.
Le livre «La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti» participe également de ce combat. En mettant l’accent sur la didactisation de la langue, comme étant au centre de l’aménagement linguistique en Haïti, il pose du même coup la question des droits linguistiques du peuple haïtien, c’est-à-dire: «le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture; le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias; le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques3.»
Ce livre ouvre des voies nouvelles pour mieux comprendre les éléments essentiels qui constituent ces «droits linguistiques». Il faut en savoir gré à ces quinze auteurs qui, par leurs réflexions, nous fait comprendre que la question de la langue est un des aspects incontournables pour penser autrement l’avenir de notre pays.
Notes
- La notion de «diglossie» est sujette à débat et a été critiquée par plusieurs linguistes haïtiens, parmi lesquels Yves Dejean, auteur de «Nouveau voyage en diglossie», ronéoté, Regional Bilingual Training Resource Center, Brooklyn, 1979; voir aussi Darline Cothière, «Le créole et le français en Haïti: peut-on encore parler de diglossie?», Revue transatlantique d’études suisses, 6/7 – 2016/17.
- Voir à ce sujet Robert Berrouët-Oriol, «L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979: le bilan exhaustif reste à faire», Le National, 16 mars 2021.
- Robert Berrouët-Oriol, «Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti: une même perspective historique», Le National, 11 octobre 2017.
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