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Cela s’est passé le 17 mai 2006, vers 20h30. Le Salon du livre de Tahiti ouvrait ses portes le lendemain. Les invités étaient reçus par l’équipe de la revue Litterama’ohi à la Maison de la culture: rencontre sympathique, atmosphère simple et détendue, ambiance conviviale. Nous fîmes connaissance, reçûmes des exemplaires de l’édition spéciale de la revue pour souligner cette cinquième édition du Salon et eûmes droit à un slam d’un jeune poète calédonien, Paul Wamo. J’eus l’occasion de goûter pour la première fois au pain à la noix de coco et le plaisir d’échanger avec des écrivains, de la Polynésie bien sûr, mais aussi de la Nouvelle-Calédonie, de la Nouvelle-Zélande, des Îles Fidji, de la Réunion, de la Martinique et du Canada.
Au moment du retour, quelques uns d’entre nous, attirés par la musique, décidèrent d’aller jeter un coup d’œil au spectacle qui avait lieu sur la grande scène voisine et purent ainsi assister à la fin d’une répétition d’un ballet de la troupe Maanau.
Je l’ai tout de suite reconnue quand elle a fait le tour de la grande scène de la Toa’ta en disant un de ses dits de Fleur d’or. Avec leurs costumes somptueux et leurs coiffures richement parées, les membres de la troupe auraient aussi bien pu être Incas, Mayas ou Aztèques. Moi, je savais qu’ils n’étaient pas uniquement Maho’is, mais qu’ils étaient également Taïnos d’Ayiti-Quisqueya-Bohio et que leur seule présence annonçait la surprise de sa venue.
Je l’ai tout de suite reconnue à son intensité et à sa douceur, à sa détermination et à sa sensualité. Flamme majestueuse à l’aura d’autorité, je l’ai vue faire le tour de la grande scène pour leur dire et nous dire, dans une langue inconnue mais si claire, l’amour et la révolte, la fierté et l’orgueil, la tendresse et l’audace, l’urgence et la résistance.
Ia ora na, Anacaona, Ia ora na.
Et j’ai fermé les yeux un instant, et j’ai vu ses ancêtres s’installer dans l’île sans marée promise à leurs maraes, l’île unique où l’influence de la lune est annulée, point nodal où se rejoignent les lignes cotidales, nœud de résonance, onde stationnaire, point amphidromique, l’île lumière, l’île perle du collier oasien, Eden fleuri et parfumé réservé par Oro, gran mèt la, pour l’épanouissement et le bonheur de leurs familles.
Mais, vinrent des temps de disette et de famine, temps de divisions et de querelles, temps de deuils et de guerres sans quartier. Et j’ai vu des familles entières embarquer à bord de grandes pirogues doubles, en emportant tout ce qu’il leur était possible d’emporter. Et j’ai vu la longue caravane, s’engager dans l’ouverture du récif, quitter le lagon turquoise et s’élancer sans peur à la conquête de l’horizon.
Je les ai vus quitter les terres des yeux, chevaucher les dunes d’écume du grand désert marin, et naviguer des semaines et des semaines, guidés par les caprices du vent sur la crête des vagues et les dessins étoilés de la voûte céleste. Je les ai vus sillonner le silence mystique de cette immense basilique, goûter à ce vide qui porte l'exigence de l'âme au plus haut point, regarder en face des forces qui nous dépassent et voyager jusqu’au bout d’eux-mêmes.
Certains s’arrêtèrent en chemin pour habiter et féconder de tikis d’autres chapelets d’oasis du grand désert mer marin. Les autres poursuivirent leur route d’eau jusqu’à la découverte d’un monde fascinant, un continent vierge de toute empreinte humaine, une terre qui n’avait même pas connu d’hominiens, un milieu pur. Durant des millions d’années, des margouillats géants et des iguanes surdimensionnés l’avaient parcouru sans relâche et y avaient régné sans partage. Un morceau de soleil tombé des cieux les en avait effacés pour l’offrir intact, riche d’une flore et d’une faune encore à apprivoiser, au génie créateur des ancêtres d’Anacaona.
La Pierre du Soleil, le calendrier aztèque (1479). Mexico musée d'archéologie. Photo Frédéric Gircour.
Et ils brûlèrent leurs grandes pirogues doubles sur les rives de leur découverte et les plaines qui se renouvellent à perte de vue, et les montagnes qui s’élancent à l’assaut du ciel, et les forêts qui laissent à peine pénétrer la lumière du soleil, devinrent leurs nouveaux temples. Et les enfants des petits enfants de leurs arrières petits enfants enfantèrent à leur tour et créèrent quelques unes des plus belles civilisations que l’humanité n’ait jamais connues.
Sur les bords du lac des pumas de pierre, oasis liquide tout en haut dans la grande cordillère, là où l’on peut naviguer la tête dans les nuages, là où le roseau des montagnes sert à fabriquer des motus flottants, là où le condor n’atterrit que sur la face des plus grands précipices, ils mirent au monde la fille et le fils du Soleil et nommèrent leur île berceau en souvenir de l’île lumière. Ils couvrirent leur patriarche de feuilles d’or et le transformèrent en un véritable tiki vivant, un soleil immortel, que certains appelleront plus tard El Dorado. Dans leurs somptueuses constructions reliées par un impressionnant réseau routier, ils s’élancèrent à l’assaut des cimes du savoir dans le domaine médical, le travail de la pierre et l’agriculture. Et sans recourir à l’écriture, à l’aide de simples nœuds dans des cordelettes multicolores, ils purent constituer d’imposantes archives pour conserver et transmettre leur science et leur sens de l’organisation.
Chaman mi-homme, mi jaguar. Photo Frédéric Gircour.
Plus au nord, au sein du monde du jaguar, dans un majestueux écrin de verdure striée de rivières ondoyantes, ils érigeront une grande stèle autour de laquelle se développera "le lieu des échos". Et Tikal devint la perle d’une éblouissante culture qui portera aux plus hauts sommets les connaissances humaines dans l'architecture, l'écriture, les sciences et les mathématiques. Et pour faciliter les échanges d’énergie avec le cosmos, ils élevèrent les plus imposantes pyramides de cette jeune terre, plus hautes que la brume qui enveloppe la crête des plus grands arbres de cet océan végétal. Et ils s’enfoncèrent, et se perdirent, dans le labyrinthe qui conduit aux secrets les plus intimes du temps.
Palenque - Pyramides dans la jungle. Photo Frédéric Gircour.
Encore plus au nord, après deux siècles d’errance sur les terres désertiques, ils se fixèrent, comme le leur avait prescrit le soleil, autour du rocher où ils virent l’aigle dévorer un serpent sur un cactus. Ils asséchèrent les marécages avoisinants et sur ce haut plateau à l’ombre des volcans, à l’endroit exact où le soleil et la lune s’élevèrent dans les cieux et où naquirent les dieux, ils édifièrent Tenochtitlán, la plus belle ville du monde, la cité lacustre aux milles canaux et aux mille jardins flottants, qui pendant cinq siècles, sera la plus grande capitale religieuse et culturelle, mais aussi le plus grand centre économique et politique du Nouveau Monde. Ils en firent un véritable microcosme de l’univers, l’expression exemplaire de la totalité de leur vision du monde. Et par des rituels sanglants, ils entreprirent de repousser à jamais les assauts du néant.
Mais c’est dans l’arc-en-mer insulaire qui relie les deux parties de ce nouveau monde qu’ils purent enfin retrouver les plus grandes constructions jamais réalisées par des êtres vivants à la surface de la planète. Ils revirent la prodigieuse diversité biologique des récifs coralliens et l’azur turquoise des lagons aux eaux calmes. Et c’est sur la grande terre montagneuse au centre de ce chapelet d’îles qu’ils entreprirent d’édifier une société vouée à l’expression artistique, basée sur la paix et la parfaite harmonie avec la nature. Et c’est dans ce nouvel Eden fleuri et parfumé, dans l’île perle de ce nouveau collier oasien, que s’épanouit la Fleur d’or, maîtresse de la danse, de la poésie et de la musique, celle qui par son charisme devint la lumière des Taïnos, l’inoubliable reine du Xaragua, à la destinée légendaire et bouleversante.
Ia ora na Anacaona, Ia ora na.
Mais le malheur frappa encore. Emmené par un vent mauvais, il arriva d’un monde ancien, par la route d’eau de l’autre grand désert marin. Un matin comme les autres, il arriva sans s’annoncer dans le vert des eaux tranquilles, sous les traits d’évadés du royaume des morts, rongés par l’avidité et la cupidité. Et ce furent de nouveau temps de carnages et de pillages, temps de désolations et de souffrances.
Le Xaragua d’Anacaona, le plus grand des cinq royaumes de la grande île montagneuse, continua à opposer résistance même après la chute de ses voisins. Et Anacaona poursuivit la lutte contre les envahisseurs même après la mort de son époux et celle de son frère. Mais pour sauver ce qui pouvait encore être sauvé de son monde, elle accepta de faire la part du feu et de sceller un armistice avec ces rescapés de l’enfer. Mais ni les intrigues de cour, ni les accrochages avec les Caraïbes, ne l’avaient préparé à tant de duplicité chez un adversaire. La grande fête qu’elle avait organisée et à laquelle elle avait convié tous les dignitaires de son caciquat pour rencontrer leurs nouveaux alliés, la grande fête qui devait célébrer le pacte de paix devint le théâtre du plus grand carnage jamais vu dans cette partie du monde. La tuerie fut si effroyable que l’odeur du sang traversa l’océan et de tous les recoins de l’ancien continent, d’autres meutes accoururent pour participer à la curée.
La vague affreuse submergea d’abord les îles émeraude du collier oasien puis frappa de plein fouet tout le nouveau monde, engloutissant temples et palais, sciences et connaissance, arts et cultures, beauté et raffinement. Elle n’épargna aucun recoin et emporta les peuples de l’aire du condor ainsi que ceux du monde du jaguar et ceux du royaume de l’aigle, piégés par leurs mythes qui les portèrent à voir les nouveaux venus comme des dieux et qui ne réalisèrent leur erreur fatale que bien trop tard !
La lame infâme atteignit même ceux des grandes plaines aux immenses troupeaux de bisons, ceux-là qui avaient rencontré d’autres hommes venus par un pont de glace tout au nord du continent. Et dans son mouvement de reflux, elle alla frapper le berceau même de l’humanité, de l’autre côté du grand océan, lui arracha ses filles et ses fils cuits par le soleil et les emporta, d’abord dans l’île perle du collier oasien puis dans tout le Nouveau monde.
Ces nouveaux venus purent côtoyer durant quelques temps les derniers descendants d’Anacaona, qui partagèrent avec eux leur culture. Ils en conservent jusqu’à ce jour, même s’ils n’en sont pas toujours conscients, des fragments que l’on peut retrouver dans leur musique, leurs danses, leur alimentation, leur artisanat, leur religion et même dans la nouvelle langue qu’ils développèrent..
Combat de Vertières par Patrick Noze, tiré de «Haitian Art in the Diaspora»,
édité par Emile Viard, 2004, Vie & Art Collections.
Il fallut à ces hommes d’ébène trois siècles pour arriver à secouer leur joug. Lors des dernières batailles, c’est le cri de guerre d’Anacaona qu’ils reprirent à l’unisson et qui retentit sur toute la grande île montagneuse: Aya bombe! Mourir plutôt qu’être asservis! Et au lendemain de leur victoire, ils se souvinrent de la reine mythique. Et ils se souvinrent de ces marrons qui les avaient accueillis dans leurs premiers mouvements de révolte et avaient partagé avec eux leur expérience de lutte et ils redonnèrent à l’île perle son nom originel.
Cela s’est passé il y a deux siècles mais leur combat se poursuit encore, car, «dèyè mòn, gen lòt mòn», «derrière une montagne, il y a encore d’autres montagnes».
De retour à Montréal, j’ai appris par les journaux qu’on avait vu Anacaona à Miami, sur la scène du Jackie Gleason Theater of Performing Arts dans le cadre d’un ballet présenté par la troupe de l’Académie de danse RMT venue spécialement de Port-au-Prince. Puis je l’ai revue sous les traits d’une voisine originaire du Panama et je l’ai croisée à l’Université, avec cette fois le visage d’une jeune Abenakie. Enfin, lors d’un bref séjour en Haïti, j’ai appris qu’elle était devenue une divinité du panthéon vaudou et qu’elle apparaissait parfois aux abords des cascades de l’île.
Je suis maintenant certain que je n’ai pas rêvé devant la grande scène de la Toa’ta, et qu’elle est bel et bien revenue.
Ia ora na, Anacaona. Ia ora na!
Mais au fond, n’avait-elle pas toujours été présente?
(Une première version de ce texte a paru dans la revue Litterama’ohi, Papeete, novembre 2006)
Jean-Claude Icart a œuvré longtemps dans l’action communautaire, la formation des adultes, la coopération internationale et la recherché universitaire. Ses principales publications portent sur les questions d’immigration et de refuge, les relations interculturelles, le racisme et les droits humains.