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Contes créoles

L’âme du «vieux Nègre»

«Koulkouto géri, mak-ay la»
(Proverbe créole)

Hector POULLET

L'âme du vieux nègre
Illustration par

- Timtim ?

- Bwasèk !

Il vous est sûrement arrivé un jour d’entendre quelqu’un, proche ou non, homme ou femme, une personne habituellement calme et pondérée, parce qu’on l’exaspérait et qu’on la faisait sortir de ses gonds, prévenir: «Ne m’obligez pas à faire mon vieux Nègre!». Quand c’est une femme et qu’elle dit «Je vais faire ma vieille Négresse!» c’est encore plus impressionnant, car on sait que «ça va chauffer!». Mais savez-vous qui est ce vieux Nègre, cette vieille Négresse qui sommeille en chacun des habitants de la Guadeloupe?

Yékrik !

Yékrak !

Si vous descendez de Pointe à Pitre à Basse-Terre, après le village de Bananier, vous avez une grande côte, le Morne Salé, tout en haut, à votre main gauche, vous verrez la pancarte Trou au Chat. Il y a là un bel arbre qui tend ses branches à l’horizontal, c’est un fromager, ou kapokier si vous préférez, ces branches-là ont jadis porté des grappes de nègres-marrons pendus. C’est peut-être depuis lors que tous les fromagers de l’île sont considérés comme des arbres maléfiques, toujours hantés par les esprits. A peine plus loin, à votre main droite, une autre pancarte  Morne Cinq jours, parce que les Français, ou peut-être les Anglais, ont mis cinq jours à gravir cette Petite Montagne pendant une bataille navale et à réduire au silence un canon qui tonnait de là haut sur le canal des Saintes. En face de cette pancarte, la Rrivière du Trou au Chien descend des pentes de la Madeleine, en passant par le plateau de la Plaine. Au dessus de la Plaine, le Montchapé était sans doute un sanctuaire pour tous les esclaves échappés des habitations. Plus loin encore, près de la Regrettée se trouve le morne Ma Folie, et au dessus de Ma Folie, une falaise Fannfouk pratiquement inaccessible. C’est là que vivait Télesfort!

Ceiba pentandra

Fromager du Trou au Chat. Photo F.Palli

- Timtim !

- Bwasèk !

Télesfort était un nègre, un vieux nègre, non pas qu’il fût si vieux, mais il venait d’Afrique, c’était un Bossal. Il vivait en marge et cela suffisait à faire de lui un mauvais nègre pour tous les nègres créoles récemment libérés, après la deuxième abolition. Télesfort n’y croyait pas à leur «abolition», il se disait: «C’est la deuxième fois qu’ils nous font le coup, tôt ou tard ils recommenceront».

- Yémistikrk !

- Yémistikrak !

Télesfort vivait seul dans une méchante cabane, à peine un  kabèt, plutôt un joupa. Il vivait là, au bord de la falaise, au dessus des gens de Ma Folie, de Montchapé, de la Plaine, de Trouau Chien, de Trou au Chat. On ne lui connaissait ni femme, ni enfant, ni père, ni mère, ni même un ami.

- Krik !

- Krak !

Seul, Télesfort vivait seul. Personne ne savait de quoi il se nourrissait, ce qu’il faisait de ses jours, ni surtout de ses nuits. On le soupçonnait d’être la cause de tous les maux du pays, responsable de tous les méfaits. Cela allait des ignames volés, à la poule disparue, de la maigreur d’une vache, à la mort précoce d’enfants. Télesfort était capable de tout, était coupable pour tous. Il n’y avait pas de jour où une plainte, une prière, ne s’élevait vers le ciel: «Mon Dieu, toi qui vois tout, c’est encore ce Vieux Nègre de Télesfort qui nous fait cette abomination, mais quand te décideras-tu à nous débarrasser de lui?»

- Timtim !

- Bwasèk !

Et Saint-Pierre, qui tient le grand dossier des crimes de chacun, notait: «Télesfort a volé le cabri de madame Mounsamy», «Télesfort a provoqué la mort de la portée entière de la truie de monsieur Adalbert», Télesfort çi, Télesfort ça! Le dossier de Télesfort était le plus épais de tous les dossiers qui encombraient la conciergerie du Paradis.

Télesfort lui, ignorait toutes ces plaintes, disparaissait parfois pendant plusieurs semaines, puis réapparaissait un soir, sur la falaise, avec son tambour-ka, et on pouvait l’entendre de tous les environs, jouant du ka toute la nuit et chantant aux étoiles: An pa ni papa, an pa ni manman pou pléré ban-mwen! An pa ni ti-frè, an pa ni ti-sè pou konsolé-mwen. Toutmoun anba-la ka di sé mwen ki bouro-la! Toutmoun anba-la ka di sé mwen ki plimové-la! Bay koko pou savon!...

Les gens, en bas, sur leur couche, se signaient, prenaient Dieu à témoin que Télesfort était bien le Diable sur terre.

- Yékrik !

- Yékrak !

Un beau jour qu’il passait à la conciergerie du Paradis, Dieu le Père vit ce dossier épais concernant Télesfort. Il décida qu’il se rendrait sur Terre pour savoir qui était cet homme et comment il pouvait commettre autant de péchés. C’est ainsi qu’un soir d’orage d’hivernage, alors qu’il pleuvait des cordes, que le tonnerre grondait, que les éclairs zébraient le ciel, Télesfort entendit frapper à la porte de son ajoupa. Le vieux Nègre avait beau être courageux, il prit peur. Qui pouvait s’aventurer à Fannfouk à cette heure de la nuit par un temps pareil? Il prit son courage à deux mains et enleva la barre de la porte. Il fut complètement stupéfait par la vision qu’il eut: un  vieux Blanc, trempé comme une soupe, grelottant de froid qui lui dit «Excusez-moi de vous déranger, je me suis perdu et j’ai vu la lumière de votre maison, je me suis permis…». Télesfort fut lui aussi prit de tremblade, ce ne pouvait être que le Diable! Mais après tout, le Diable lui-même n’a-t-il pas droit à un peu de compassion?

«Allez, rentrez, ne restez pas sous la pluie» dit le vieux Nègre au vieux Blanc. L’homme entra. A la lueur d’un feu de bois entre trois pierres, sur lequel chauffait un canari, Télesfort détaillait le visiteur du soir. Il avait autrefois vu des Pères Blancs, des missionnaires, qui vivaient du côté du Baillif, c’en était sans doute un, car l’homme portait une robe blanche maculée de boue, toute déchirée, et il avait une grande barbe grise. «Vous avez froid» lui dit-il, en lui mettant une vieille veste sur le dos. «Asseyez-vous sur ce rondin, près du feu». L’homme se laissa faire. L’orage redoublait de fureur. Télesfort prit deux couis, et dit: «C’est qu’une soupe de giraumont aux écrevisses, mais c’est chaud et ça nous fera du bien». L’homme prit le coui de soupe des mains de son hôte, le remercia et bu à petites gorgées, comme quelqu’un qui a tout son temps devant lui.

Quand ils eurent terminé, Télesfort lui dit «Cette pluie n’a pas l’air de vouloir s’arrêter, et dans la nuit, je ne vais pas vous mettre à la porte, alors vous allez dormir là et demain nous aviserons». Cela dit, il alla décrocher une paillasse de feuilles sèches de bananier, la partagea en deux et en offrit une moitié à l’étrange visiteur. Ils s’endormirent tous les deux comme deux amis, en toute confiance. Le lendemain, au pipirit chantant, Télesfort, se réveillant le premier, sortit sur la pointe des pieds. Quand le Blanc se leva un peu plus tard, il trouva dehors, sur une grosse pierre plate, deux noix de coco prêtes à se laisser boire et une bouteille de rhum. En même temps, il vit Télesfort sortir du sentier, un boquit d’eau sur la tête. Il faisait un temps splendide, grives, merles et pipirits chantaient tout autour. «Nous allons  décoller» dit Télesfort, «après, vous pourrez vous débarbouiller un peu, je suis allé vous chercher de l’eau à la rivière du Petit Carbet». Télesfort se déchargea. Il tendit la bouteille à l’étranger qui la prit et but le premier, directement au goulot, sans plus de cérémonie.

Quand ils eurent chacun bu leur eau de coco pour amortir le rhum et mangé la crème de la noix, l’homme dit à Télesfort: «Ce n’est pas tout, mais il faut que je rentre au Paradis, je suis Dieu le Père et j’étais venu te voir pour comprendre comment tu pouvais commettre tous les pêchés que tu as sur ton compte. Mais je vois que tu es un brave homme, je te promets, dès mon arrivée, de tout effacer. Et sois rassuré, il y a une place pour toi au paradis quand ton heure arrivera». Télesfort était stupéfait. Dieu le Père était venu lui rendre visite! Il s’apprêtait à lui poser plein de questions, il voulait savoir s’il pourrait venir au ciel avec ses deux coqs de combat, son ka, sa bouteille de rhum, si, là-haut, il y avait déjà tout cela, s’il pourrait jouer aux dés, aux cartes, aux dominos. Mais, il avait à peine ouvert la bouche que pfuttt!! Dieu avait disparu!

- Timtim !

- Bwasèk !

De Trou au Chat à la Regrettée, en passant par toutes les sections d’en bas, Réduit, l’Ermitage, Montchapé, Ma Folie, La Plaine, Schoelcher, Savane, on entendit le ka de Télesfort et sa voix qui donnaient l’impression de célébrer le lever du soleil: Mèsi Bondyé, pou lavi-la ou ban-nou jodi- la. Pou limyè-la, pou lapli-la é pou tousa k’ay èvè sa. Mèsi pou plas paradi-la ou di ou ké ban-mwen la. An kay soté- maté, an kay dansé. Mèsi, mèsi Bondyé ! Mèsi an ka chanté...

Chanter comme cela au petit matin, les gens se demandaient si le vieux Nègre n’était pas devenu fou. Et puis la vie continua…les bruits de chaînes qu’on traîne en pleine nuit, le vampire en feu qui traverse le ciel avant le lever du jour, les bains de sorcelleries dans les quatre chemins, l’énorme chien qu’on pouvait rencontrer autour de minuit fumant un cigare, toutes ces magies ne pouvaient être que des métamorphoses de Télesfort qui voulait tracasser les braves gens. Dieu avait bien effacé les crimes précédents, mais le dossier de Télesfort reprenait du volume. Jusqu’au jour où un chasseur retrouva le vieux Nègre mort, mort et bien mort! Il avait glissé sur une pente et s’était arrêté juste la gorge dans la fourche d’un Tandakayou qui lui avait écrasé la glotte.

- Yékrik !

- Yékrak !

On enterra le malfaiteur,vvitement-dépêché, et on fit la fête dans les villages. Les braves gens étaient enfin débarrassés du maudit Bossal.

L’âme de nostre homme sortit de son corps. L’âme de Télesfort était semblable à son corps, c’était une âme noire, aux cheveux crépus, à la barbe sale. Elle s’ébroua, se passa la main dans la tignasse et dit: «Bien, maintenant il nous faut prendre la longue route qui mène au Paradis». Mais avant de quitter les lieux, il prit son ka, ses deux coqs de combat, sa bouteille de rhum, ses trois grains de dés, son jeu de cartes et son jeu de dominos. Ainsi chargé, bâté comme un âne, l’âme de Télèsfort entreprit la longue marche qui mène de Fannfouk au Paradis.

Il marcha, marcha, marcha, jusqu’à n’en plus pouvoir, et c’est alors qu’il vit la porte du Paradis. Il frappa. Saint Pierre ouvrit. Télesfort entra dans la conciergerie. Saint-Pierre lui dit: «Qu’est-ce que tu viens faire ici Télesfort? Il n’y a pas de place pour des mécréants comme toi». Le vieux Nègre protesta, il dit la visite de Dieu le Père et la promesse qu’il lui avait faite. Le gardien du Paradis lui répondit que c’était il y a déjà un certain temps mais que depuis, à nouveau, son casier débordait de péchés de toutes natures. Bref, qu’une fois de plus il ne méritait que l’Enfer. Télesfort voulut expliquer, demandant qu’on aille prévenir Dieu qu’il était là, mais rien n’y fit, Saint-Pierre ne voulait rien entendre: «Je ne vais tout de même pas déranger le Bon Dieu pour un sale Bossal, et de toute façon, Dieu est hors du département».

- Krik !

- Krak !

Au cours de cet échange le ton commençait à monter, ce qui n’empêchait pas Télesfort de jeter un œil intéressé par la fenêtre, sur la cour du paradis. A sa grande surprise, il découvrit des anges blancs qui chantaient des cantiques sous la direction de Sainte Cécile jouant de l’harmonium, tandis que des anges noirs, ici et là, vaquaient à des activités domestiques. Tout ce monde avait l’air de s’ennuyer sérieusement. Télesfort n’insista pas davantage. «Eh bien!» dit-il, «puisqu’il en est ainsi, qu’un pauvre nègre puisse recevoir Dieu dans son ajoupa, et que ce même nègre n’ait pas une place au Paradis, je m’en vais! Tant pis, mais croyez-moi, vous le regretterez pour l’Eternité!». Et il sortit.

-Timtim !

- Bwasèk !

A peine était-il sorti, qu’il vit la pancarte indiquant la direction de l’Enfer. «Tiens!» se dit Télesfort, «je ne savais pas que l’Enfer était si proche du Paradis». Et en effet, il n’eut pas à aller très loin, il était déjà devant la porte de l’Enfer. Il n’eut même pas besoin de frapper, la porte était grande ouverte et Belzébuth l’attendait: «Content de te voir Télesfort, longtemps que nous t’attendions car, nous aussi, nous tenons la comptabilité des plaintes des humains, et tu as un sacré casier. A mon avis tu ne resteras pas longtemps sur le grill, tu deviendras très vite un vrai membre de notre confrérie de diables, tellement tu sembles mauvais. Je préviens Lucifer de ton arrivée. Mais tu peux déjà aller faire un tour pour voir comment les choses se passent». 

Télesfort fit son entrée dans la grande cour de l’Enfer, organisé en cercle infernal, comme il se doit. Dans le premier cercle, de grands diables furieux torturaient l’âme des pénitents qui avaient péché par Avarice. Télesfort frappa sur son tambour, tous les diables s’arrêtèrent pour regarder cet hurluberlu qui osait les interrompre. «Hello! Vous avez déjà pratiqué le combat de coqs gyenm?». Les grands diables, tout en sueur, se regardèrent sans répondre: «Venez là que je vous apprenne, vous allez voir, ça va saigner!» Les diables s’approchent, Télesfort pose ses coqs et le combat commence. Les diables prennent parti, encouragent les coqs, lancent des paris, s’insultent, se menacent et s’empoignent, tandis que Télesfort se retire en douce pour aller plus loin, vers le deuxième cercle.

Là, des diablotins tout excités, armés de tridents, piquent les âmes de ceux qui, au cours de leur vie, avaient péché par Colère. Télesfort recommence à frapper du tambour et, sortant son jeu de carte de son sac macoute, il propose à tous de leur apprendre à jouer au poker. Dans chacun des cercles, Télesfort fait circuler la bouteille de rhum et les diables ne se privent pas de boire de bonnes rasades. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, tous les diablotins s’agglutinent autour de Télesfort et c’est la bagarre générale. Ainsi de suite, jeu de dés pour les diables de l’Envie, jeu de dominos pour ceux de la Gourmandise, jeu de loto pour ceux de la Luxure, et je ne sais quel jeu il allait proposer à ceux de l’Orgueil et de la Paresse.

Quoiqu’il en soit, l’Enfer était en ébullition, et quand le grand Lucifer se présenta, il ne parvint pas à remettre tout ce monde au travail: «Dites-moi, Belzébuth, quelle est la cause de ce chambardement?» demanda-t-il. Et Belzébuth, tout bégayant, de répondre «C’est Télesfort Monsieur!». «Quoi? Télesfort est ici, et vous l’avez laissé entrer, vous méritez que je vous dégrade pour négligence! Renvoyez moi cet animal sur la Terre, je n’en veux pas chez moi!»

- Yémistikrik !

- Yémistikrak !

D’un coup de pied au derrière, l’âme du vieux Nègre fut précipitée sur terre, en Guadeloupe. En tombant, elle explosa en mille milliard de petits morceaux qui pénétrèrent l’âme de tous les habitants de la Guadeloupe, noirs, mulâtres, indiens, chabins ou blancs. Depuis lors, nous avons tous en nous ce vieux nègre qui demande justice et peut nous faire exploser à tout moment.

- Aboubou !

- Bia !

Crabe

Viré monté