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Comment nommer une langue?

  Hugues St. Fort

Depuis près de vingt-cinq ans, la plupart des îles où se parlent des langues créoles à base lexicale française (Martinique, Guadeloupe, Haïti, Seychelles, Maurice) ont pris l’habitude de célébrer leurs langues quotidiennes au cours de la dernière semaine du mois d’octobre. Retenons que les îles où se parlent  des langues créoles à base lexicale anglaise (Jamaïque, Trinidad…) ne connaissent pas cette tradition, dans la mesure où la plupart des locuteurs de ces îles ont longtemps minoré leurs variétés créoles qu’ils continuent d’ailleurs à appeler «patois» (patwa). Cette chronique que j’écris aujourd’hui est destinée principalement à tous ceux et à toutes celles qui voudraient voir plus clair dans cette question de la dénomination des variétés créoles et particulièrement de la dénomination de la langue maternelle des locuteurs haïtiens. En effet, convient-il de conserver l’appellation traditionnelle «créole» ou faut-il la changer au profit de l’«haïtien», comme le proposent certaines personnes? Prise dans une perspective historique ou communautaire, ce n’est pas une question gratuite ou «académique». Ma position est que nous devrions garder l’appellation traditionnelle «créole» sur laquelle la grande majorité des locuteurs haïtiens sont d’accord (même s’il n’existe pas de sondages scientifiques rigoureux pour le confirmer) et qui reflète nos origines historiques, pour douloureuses qu’elles soient. Car, souvent, garder son identité culturelle et ethnique signifie aussi conserver vivante la mémoire tragique de ses souffrances et de son passé afin de continuer à interpeller le présent.

Le terme «créole» a été introduit pour la première fois dans les colonies européennes entre les 17ème et 18ème siècles pour désigner une personne de race blanche née dans les colonies. La première femme de Napoléon Bonaparte, Joséphine de Beauharnais, née en Martinique et devenue en 1804 impératrice des Français, était une «créole». La plupart des linguistes admettent que le terme «créole» viendrait du portugais «crioulo» avant de passer à l’espagnol «criollo» puis au français «créole». Ces trois termes qui sont des unités de langues romanes viendraient du latin «creare» qui signifie «créer». Plus tard, dans les colonies françaises de l’époque (Guadeloupe, Martinique, Saint-Domingue), le terme «créole» désignera des choses fabriquées sur place, ou des plantes, des animaux nés sur place par opposition à tout ce qui venait de la métropole. Quelque temps après, il désignera aussi des hommes et des femmes esclaves ainsi que la langue utilisée par ces personnes pour communiquer. Dans la stratification raciale et sociale alors en vigueur à Saint-Domingue, les esclaves créoles étaient considérés supérieurs aux esclaves nés en Afrique qu’on désignait sous le nom de «bossale».

Il y a donc des assises historiques solides à cette appellation qui est entrée dans la conscience historique des locuteurs. Pourquoi demander de changer une dénomination qui a existé depuis près de trois siècles? Les réponses que donnent les défenseurs de l’   «haïtien» ne tiennent pas debout. Ils disent a) que la dénomination «créole» est injurieuse, péjorative ; b) que le terme lui-même désigne une étape de la constitution d’une langue et non une langue déjà constituée; c) que puisqu’il existe des langues dont le nom est associé à la nation qui la parle (le français, l’espagnol, l’italien, l’allemand…), il faudrait en faire de même pour la langue parlée en Haïti et donc l’appeler l’haïtien.

Je signale tout de suite cependant que, en tant que linguiste de formation, je me dois de rappeler qu’au sein de notre discipline nous ne nous entendons pas tous sur le terme «créole» en tant que catégorie particulière de langues. Je veux dire par là que, depuis un certain temps, des linguistes, prenant appui sur le fait que beaucoup de variétés créoles partagent un certain nombre de traits, ont identifié les variétés créoles comme appartenant à un groupe spécial ou une famille spéciale de langues. Mais, d’autres linguistes, particulièrement le linguiste haïtien Michel DeGraff, professeur titulaire de linguistique à MIT, ont montré que les langues appelées créoles fonctionnent tout à fait comme la majorité des langues modernes et paraissent avoir évolué de la même manière. Le linguiste français Robert Chaudenson considère cependant les créoles «comme des variétés langagières qui se distinguent des autres variétés de langues modernes notamment par leur «unité de temps» (la période coloniale européenne du 17ème au 19ème siècles) et leur «unité de lieu» (des colonies de peuplement insulaires ou côtières sous les tropiques, ayant comme industrie principale des plantations de canne à sucre, de café et de riz.» Chaudenson a aussi identifié une troisième unité, l’«unité d’action» par laquelle il désigne la formation du créole comme relevant du processus d’apprentissage de la langue coloniale européenne par les esclaves au sein des plantations. Le linguiste congolais Salikoko Mufwene de l’université de Chicago rappelle fort justement cependant que les créoles se sont formés à partir des mêmes processus de restructuration qu’on observe dans l’évolution de toute langue et que la différence quant aux résultats de ces processus est en rapport avec la variation existant dans les facteurs écologiques internes et externes qui influencent l’évolution.

Nous devons assumer la dénomination «créole» qui nous renvoie à nos origines dont nous n’avons aucune raison d’avoir honte. Ce n’est pas le refus du terme «créole» ni l’adoption du terme «l’haïtien» qui changeront la façon dont les autres nous perçoivent. Car les facteurs qui président à la construction des représentations linguistiques relèvent de phénomènes extralinguistiques.

Un petit groupe d’Haïtiens continue de penser qu’il faut cesser d’appeler «créole» la langue maternelle de tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti. Pour eux, le terme «créole» est péjoratif et connote la honte, l’esclavage et toute une série d’humiliations. Dans la première partie de cette série, j’ai proposé un bref rappel de l’histoire du terme pour montrer qu’il n’y a rien d’injurieux dans le terme lui-même qui reflète nos origines historiques et que nous devons assumer la dénomination «créole» qui nous renvoie à nos origines dont nous n’avons aucune raison d’avoir honte. Les défenseurs du terme «haïtien» comme substitut au terme «créole» ont cependant avancé deux autres arguments pour soutenir leur proposition. D’abord, que le terme «créole» désigne une étape de la constitution d’une langue et non une langue déjà constituée, ensuite, puisqu’il existe des langues dont le nom est associé à la nation et aux locuteurs qui  parlent cette langue (le français, l’espagnol, l’italien, l’allemand…), il faudrait en faire de même pour la langue parlée en Haïti et donc l’appeler «l’haïtien.»

Je reste abasourdi devant le caractère fantaisiste du premier de ces deux arguments. Dire que le terme «créole» désigne une étape de la constitution d’une langue et non une langue déjà constituée, c’est faire fi des longues, patientes et systématiques recherches que des linguistes ont menées depuis la fin du 19ème siècle pour identifier le fait créole. Au début de la seconde moitié du 20ème siècle, cette définition d’une langue créole a été proposée et dans certains milieux, elle tend toujours à faire autorité: «Un créole est un pidgin qui est devenu la langue maternelle d’une communauté linguistique.» Les linguistes définissent par pidgin une variété linguistique qui comporte des structures grammaticales, lexicales et stylistiques réduites quand on la compare à d’autres langues.  De plus, cette variété n’est la langue maternelle de personne. Les pidgins prennent naissance quand des locuteurs de langue maternelle différente se rencontrent dans des environnements particuliers et qu’ils doivent absolument communiquer. Il se crée alors une nouvelle variété linguistique assez primaire. Après une ou deux générations, cette variété primaire devient la langue maternelle de la communauté linguistique avec des structures grammaticales, lexicales et stylistiques élargies. C’est  cette variété élargie qu’on appelle créole. Sur le plan linguistique, une langue créole est l’égale de n’importe quelle autre langue aussi ancienne et prestigieuse soit-elle. Les créoles atlantiques à base lexicale française par exemple ne constituent nullement des dialectes ou des variétés non standard du français. Ce sont des langues pleines et entières qui se sont formées à partir des mêmes processus de restructuration observés dans l’évolution et la constitution de toute langue. Il est évident toutefois que sur le plan social ou externe les perceptions associées aux locuteurs de ces langues peuvent gêner une bonne appréciation de ces systèmes linguistiques. Mais, ce n’est pas en changeant la dénomination de ces langues qu’on peut arriver à renverser ces perceptions. Un tel travail ne peut être accompli qu’à travers un long processus de développement socio-économique et politique ainsi qu’une profonde revalorisation culturelle et éducative.

S’agissant de la dénomination «haïtien» au lieu du traditionnel «créole» afin de faire coïncider le nom de la langue à celui du territoire et des personnes qui l’habitent, il y a plusieurs problèmes qui se posent à ce niveau. Passons rapidement sur le fait qu’il existe de nombreux pays où le nom de la langue ne correspond pas au nom du pays. C’est le cas des États-unis, de tous les pays de l’Amérique latine et des tas d’autres sociétés dans le monde. La plupart des pays européens (le français, l’espagnol, l’italien, l’allemand, le russe…) où le nom de la langue correspond à celui du territoire et des locuteurs qui l’habitent ont atteint ce stade à la suite d’un long processus qui a acquis son point de culmination entre le milieu du 19ème siècle et autour des environs de 1914 quand se constituèrent les Etats-Nations d’Europe.  Précisons que le concept «nation» désigne une communauté d’individus unis par des éléments fondamentaux (culture, langue, religion) et relativement conscients de cette unité. On fait généralement une distinction claire entre le concept de nation et le concept d’État qui se réfère au gouvernement et à l’administration de cette communauté. Dans le cas des pays européens que j’ai cités plus haut, il se trouve qu’ils sont passés vers le milieu du 19ème siècle à une explosion de nationalisme qui a conduit leurs dirigeants à revendiquer la primauté de la «défense des valeurs nationales et des intérêts nationaux». La langue en particulier devint un élément fondamental de la nation. Je réfère ici au texte célèbre de l’érudit français Ernest Renan (1823-1892) «Qu’est-ce qu’une nation?» Ces pays d’Europe en devenant des Etats-Nations ont consolidé l’importance de la langue sur leur territoire. Je ne m’étends pas ici sur cette question qui est beaucoup plus détaillée que je le présente.

Dans le cas d’Haïti, la différence saute aux yeux. On peut se poser la question s’il existe vraiment une nation haïtienne dans le sens défini plus haut. Quelle est la place de la langue dans la conscience des individus haïtiens? En 2008, il y a encore des individus haïtiens qui pensent que le français est la langue identitaire des Haïtiens et que le créole haïtien ne joue qu’un rôle de troisième plan dans les processus identitaires haïtiens. Quelle est la véritable religion haïtienne? Dans quelle mesure les Haïtiens se font-ils une claire et distincte idée d’une culture haïtienne? Le titre de l’excellent livre du célèbre anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot «Haïti: State Against Nation. The Origins & Legacy of Duvalierism» (1990, Monthly Review Press, NY) constitue déjà tout un programme. La société haïtienne a un long, très long chemin à parcourir avant de se défaire des obstacles structurels et historiques dressés sur son chemin depuis 2 siècles. Donc, ce n’est pas par hasard que le terme «créole» est encore utilisé pour désigner la langue parlée par tous les locuteurs haïtiens. Il est important de le faire suivre de l’adjectif «haïtien» dans les rencontres internationales pour bien signaler l’existence d’autres «créoles». Signalons tout de même que dans un sens typologique et même historique, le substantif «haïtien» a toujours été employé par les linguistes.

Hugues St. Fort

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