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Compte-rendu du colloque autour de l’œuvre de Jacques Stephen Alexis 5-6 septembre 2022 au Moulin d’Andé Gyssels Kathleen & Anne Schneider |
LUNDI, 5 SEPTEMBRE 2022
Le Colloque s’est inscrit dans le cadre des célébrations du Centenaire de la naissance de l’auteur haïtien Jacques-Stephen Alexis (1922-1961). L’Ambassadeur d’Haïti, l’écrivain Néhémy Pierre-Dahomey, ainsi que le maire de la commune du Val de Reuil accompagné de son épouse, étaient présents lors de l’inauguration du colloque.
Madame Suzanne Lipinska, propriétaire des lieux, nous a présenté l’esprit du Moulin, espace chargé d’une histoire culturelle et intellectuelle, riche et dense.
Après le déjeuner, Kathleen Gyssels (Université d’Anvers) a introduit les journées d’études avec une communication intitulée: «Haiti au Moulin et Jacques Stephen Alexis dans son temps». Elle a mis en valeur la place centrale du Moulin comme haut lieu de sociabilités littéraire, culturelle et intellectuelle depuis le XXe siècle. Le Moulin d’Andé fut en effet le lieu de création de plusieurs œuvres artistiques: François Truffaut, Eugène Ionesco, André et Clara Malraux, Jacques Stephen Alexis et René Depestre, Richard Wright et Ellen Poplar, les Oulipiens (dont Georges Perec et Marcel Bénabou, ainsi que les nombreux autres membres du groupe), Maurice Pons, André Schwarz-Bart et Robert Kociolek, M. et Mme Lacouture, Claude Lanzmann et son frère, Nancy Huston et Tzvetan Todorov, René Obaldia et Mario de Andrade, Arnoldo Palacios et Claude Souffrant, des anthropologues, des féministes (Monique Wittig, Marie-Jo Bonnet, parmi d’autres), des chercheurs et rédacteurs, journalistes et chroniqueurs de l’Express, de la revue Esprit, de l’Homme ont en effet fréquenté ce lieu magique et mystérieux de bouillonnement culturel.
Éditeurs, critiques et peintres s’y sont côtoyés autour de la littérature haïtienne, mettant ainsi en valeur sa transculturalité. Le Moulin est un espace qui a également compté dans la création littéraire d’André Schwarz-Bart. M. Jean-Jacques Brieux, de son vrai nom Jean Peyronnet, ambassadeur d’Haïti, est enterré à Andé, pendant que Clara Malraux (de son nom de jeune fille Goldschmidt) y est décédée.
Le photographe et poète Gérald Bloncourt dont un des frères avait été fusillé au Mont Valérien, est également passé par le Moulin. Il était un des nombreux Haïtiens à fonder à Port-au-Prince le Centre de la peinture haïtienne avec De Witt-Peeters, et a été accueilli au Moulin à diverses occasions, en compagnie du doyen des lettres haïtiennes, René Depestre.
Le Moulin est aussi le lieu symbolique de rencontres entre des communautés de souffrance: auteurs d’origine et d’affiliation et de religions diverses s’y sont croisés et ont échangé et partagé leurs idées. Par exemple, le célèbre Richard Wright, surveillé par la CIA, et introduit chez Michel Leiris, adopté par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre dans Les Temps Modernes a également séjourné au Moulin. Il avait décidé de s’établir à quelques kilomètres de là, avec son épouse, Américaine d’origine polonaise et de culture juive. Ellen Poplar Wright est en effet issue d’une famille marquée par la Shoah.
En conclusion, Kathleen Gyssels a regretté que de nombreux auteurs passés parle Moulin d’Andé, n’aient jamais cité ce lieu incroyable dans leurs écrits ou leurs interviews. Ce dernier devrait figurer désormais, selon l’universitaire Gyssels, dans nos anthologies et publications: salon atypique, résidence d’écrivains avant la lettre, loin de tout académisme pédant et de l’eurocentrisme ambiant.
Silvia Boraso, (Université de Venise - Université Paris-Est) a montré dans une communication intitulée «Alexis, lecteur des écrivains du XIXe siècle», comment l’univers littéraire de J.S Alexis s’inspirait de sa propre lecture des auteurs haïtiens du XIXe siècle, en travaillant notamment sur l’oralité. Dans ses écrits théoriques, J.S. Alexis met en valeur ce qu’il théorise comme le réalisme merveilleux, une des caractéristiques du romanesque haïtien. Silvia Boraso a analysé le contexte historique haïtien en montrant comment la littérature autochtone depuis 1804 construit une identité littéraire fondée sur l’oralité et le conte local. Le réalisme est une marque de la poétique romanesque haïtienne. Les auteurs haïtiens du XIXe ont donné naissance à une littérature nationale, tout en s’appropriant les paradigmes européens. Alexis défend un romantisme haïtien dont il apprécie le caractère national et révolutionnaire.
Hervé Sanson, (Paris, ITEM) a présenté une communication intitulée «L’Espace d’un cillement ou le politique déborde». Il a démontré comment la description paradoxale des prostituées articulée à une poétique de la théâtralité met en place un éloge de la création poétique. Il y a dans ce roman «une épiphanie des sens», une assomption malgré l’avilissement moral de la réalité décrite. Alexis exploite tout « le spectre sémantique» de l’expression «être de passes». Hervé Sanson analyse comment J.S. Alexis fait de la circulation des corps une allégorie de l’idéal démocratique de fraternité, laquelle ne peut advenir que par une transformation des relations entre les hommes et les femmes dans le sens de l’égalité et du partage. Le corps et la sexualité sont réhabilités à travers une sensualité qui caractérise les cultures caribéennes.
Les exergues dans L’Espace d’un cillement dessinent un idéal progressiste de gauche fondé sur le métissage culturel, comme chez Pablo Neruda et Jacques Roumain. La reconnaissance de l’altérité fonde le politique. Alexis ressuscite une mémoire sclérosée. Il compare Haïti et Les Caraïbes sous la tutelle américaine «à un vaste bordel». L’érotique et le politique se font écho. L’esthétique d’Alexis lie réalisme social et réalisme merveilleux, refusant l’art pour l’art et tout intellectualisme aride. L’art haïtien doit s’inscrire selon lui dans un horizon de fraternité et d’universalité.
Faouzia Righi, ATER à l’Université de Caen-Normandie (INSPE) a présenté sa communication intitulée «Alexis, une voix et une voie de la liberté» en démontrant à travers une lecture du premier roman d’Alexis Compère Général Soleil que la liberté est une question fondatrice car elle fait de ce récit un chant et un hymne qui lui rend hommage. La lyrique alexienne se traduit par une écriture picturale et poétique instaurant une éco-poétique avant la lettre. Ces choix d’écriture révèlent l’identité d’une fiction engagée contre toutes les formes d’aliénation, pour asseoir une utopie politique fondée sur un idéal démocratique de fraternité bannissant toutes les formes de corruption et de violence.
La «causerie littéraire» autour de l’écrivain Pierre-Néhémy Dahomey, auteur haïtien de deux romans Rapatriés (2017) et Combats (2021) aux éditions du Seuil, était animée par Anne Schneider et Kathleen Gyssels qui l’ont interrogé sur sa vocation d’écrivain et plus particulièrement, sur la façon dont il entendait l’œuvre de J.S. Alexis. Celui-ci a développé son point de vue sur la notion de réalisme merveilleux en mettant en parallèle croyance religieuse et réalisme merveilleux.
La soirée s’est terminée par la projection du film documentaire Tap Tap chéri sur les drôles de moyens de transports, les bus de l’île, décorés avec soin et richesse par les haïtiens, en la présence de son réalisateur, Barcha Bauer (Cinquillo Films). Après des portraits de René Maran, de Guy Tirolien, de Léon-Gontran Damas, le voilà sur un sujet décapant: le trafic public en Haïti en taxis collectifs.
MARDI, 6 SEPTEMBRE 2022
La seconde journée avait pour objet d’essayer de comprendre l’influence et la postérité de l’œuvre de Jacques Stephen Alexis. Christa Stevens, éditrice chez Brill, était la modératrice de la session.
Marjorie Jung, Université Paris Sorbonne, a présenté une communication sur «Jean d’Amérique: Violence fondatrice et révolution poétique» en fondant son analyse sur le roman d’un jeune auteur haïtien dont le pseudonyme est Jean d’Amérique, intitulé Soleil à coudre. Ce un récit qui décrit la réalité dure de la jeunesse haïtienne, est pourtant porteur d’une violence intrinsèque. Elle a démontré comment violence et tragédie pouvaient être «transcendées par une révolution poétique», allant jusqu’à conduire à une thérapie textuelle. La prose poétique et épistolaire dans Soleil à coudre permet de s’extraire du tragique grâce à un mouvement dialectique entre l’écriture et la renaissance à la vie traduite par un usage fréquent de la métaphore et de l’oxymore. La création littéraire devient, sous la plume de Jean d’Amérique, un acte de résistance.
Laurent Bazin, Université Paris Saclay et Eléonore Hamaide-Jager, Université de Lille (INSPE) ont présenté une communication a deux voix «Réalisme merveilleux ou hybridation post-moderne? Tissages et métissages dans les contes alexiniens.» Cette communication en binôme a montré que les thèmes transgressifs des contes de J.S Alexis reflètent des forces contradictoires: «le goût du merveilleux» et «la mise en scène de la déréliction». La réception des contes témoigne de cette ambiguïté. Plusieurs critiques plaident pour une lecture littérale: le recours au conte est un retour aux sources et aux traditions. D’autres critiques choisissent d’avoir plutôt une lecture allégorique. L’hypothèse des deux universitaires est fondée sur l’idée qu’il existe une dialectique voulue par l’auteur pour «subsumer» ses propres contradictions à travers une tension entre modernité et cultures locales. En effet, l’indigénisme identitaire et l’internationalisme transculturel traversent les romans et les essais d’Alexis. C’est pourquoi, la théorie de l’Histoire a parfois des allures de rêve et de cosmologie mythologique. Le récit devient dès lors un laboratoire esthétique et politique. Romancero aux étoiles rejoue par exemple le mythe de l’Âge d’or. Au-delà d’une praxis révolutionnaire, l’écriture de J. S Alexis se construit grâce à une esthétique et une poétique de l’hybridation où se rejoignent oraliture et écriture.
Anne Schneider, Université de Caen-Normandie (INSPE) a présenté sa communication sur les femmes dans l’œuvre de J.S. Alexis: «Rêves de femmes en sororité dans L’étoile Absinthe et L’espace d’un cillement.» À travers une lecture au prisme du genre, Anne Schneider a démontré le lien qui existe dans les deux romans entre le féminin et la vie de couple, le féminin et la modernité. La trajectoire de sororités choisies par les femmes prostituées met en valeur à la fois les différentes facettes de la condition féminine et la force des femmes. Le statut du personnage de la prostituée ne correspond pas à la place que la tradition littéraire du XIXe siècle lui réserve. L’analyse de la théâtralité dans la description de la galerie des portraits féminins prouve la pluralité dynamique de ces portraits vivants, qui gravitent autour de la solaire Nina Estrellita. Toute cette analyse, fondée également sur une étude précise de l’onomastique, révèle l’audace de J. S. Alexis et la modernité précoce de son écriture, le poussant, en précurseur, à aborder les questions de genre qui interrogent de façon majeure les valeurs d’aujourd’hui.
Michal Obszynski, de l’Institut d’Etudes romanes, Université de Varsovie a proposé une communication sur la réception alexinienne de son œuvre: «Un Haïtien en Pologne: les traductions polonaises des romans alexiniens.» Michel Obszynski a mis ainsi en valeur la richesse des traductions en polonais des romans de J.S Alexis. Cette rencontre culturelle entre les littératures du monde et notamment la littérature haïtienne en Pologne s’inscrit dans un contexte particulier, celui de l’internationalisme socialiste qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, ce qui a permis d’ouvrir la littérature polonaise à la question de l’altérité. Le transfert culturel s’est élaboré grâce aux regards croisés des révolutionnaires haïtiens et des intellectuels du bloc de l’Est. Ainsi, de nombreux congrès eurent lieu. Dans le même esprit, les festivals de Varsovie furent un temps propice au décloisonnement et à l’ouverture culturelle. Les littératures francophones circulèrent ainsi chez les éditeurs polonais et un Centre de recherche oriental vit même le jour, mettant en évidence l’intérêt polonais pour les pays lointains, mais aussi via la langue française. C’est dans cette ébullition culturelle que la traduction en polonais de Général Compère Soleil paraît en 1958. En 1975, la réception de la traduction en polonais de Romancero aux étoiles est enthousiaste. Cette traduction est publiée dans une édition savante accompagnée d’une contextualisation économique et sociale. La revue polonaise des littératures du monde assurera par ailleurs la visibilité auprès du lectorat polonais des productions littéraires francophones.
Florence Alexis, fille de Jacques Stephen Alexis clôture le colloque en rappelant la richesse de l’imaginaire de son père, lequel imaginaire «n’est jamais en berne». Elle a mis l’accent sur le rêve démocratique et sur la foi en une fraternité universelle comme le ciment de toute la création artistique de son père. Ces deux éléments sont au coeur de l’utopie politique de son œuvre.
Faouzia Righi & Kathleen Gyssels
Post-Scriptum:
Le 30 septembre nous est parvenue la triste annonce du décès de Mme Suzanne Lipinska.
Notre Séminaire en hommage à son grand ami J.S. Alexis aura été le dernier auquel elle aura assisté de son vivant au cours des festivités liées aux 60 ans du Moulin (1962-2022).
L’année 2022 marque ainsi tout à la fois la fin d’une époque et d’une vie extraordinaires.
En effet, le 4 septembre, à la veille de notre Séminaire, Suzon avait encore reçu du Ministre des Armées la médaille d’Officier de la Légion d’Honneur.
Nous honorons sa mémoire avec la gratitude d’avoir pu converser avec elle de ces nombreux auteurs et artistes qu’elle avait invités et fréquentés au Moulin, avec la joie d’avoir pu organiser ce colloque avec elle et d’avoir été accueillies si chaleureusement par elle au Moulin d’Andé et avec le souvenir de la générosité de son esprit.
Les organisatrices, Kathleen Gyssels et Anne Schneider, sont émues d’avoir été ses hôtes, et lui rendent hommage ainsi que leurs collègues et ami.e.s présent.e.s lors de ce colloque auquel elle tenait tant.
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