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Contes créoles

PARALLÈLES
Martinique - Guadeloupe
Trimestriel des Antilles françaises
N° 40 – 3e trimestre 1971
pp. 39-42

Conte Créole

Edouard FLORENTINY est l’auteur d’un livre LA VIE ET LES DEBOIRES D’UN ENFANT NOIR inspiré par les souvenirs de son enfance martiniquaise, au Morne-des-Esses. C’est là qu’il a écouté les contes de sa mère et des veillées mortuaires. Quarante ans après il s’en souvient et il conte à son tour.

Un conte créole ne se lit pas; il s’écoute.

Le personnage du conteur fait partie de son histoire et seulement le film peut refléter ces succulentes histoires créoles.

Le conte d’Edouard FLORENTINY ne nous est pas rendu dans sa verdeur authentique; des éléments nouveaux apparaissent: le téléphone, les chèques, le jour «J», etc. Mais il est intéressant par le fait même de l’altération; d’autres versions, recueillies chez les anciens dockers de Fort de France, notent des expressions et des ajouts qui surviennent de la vie même des conteurs.

Lisons donc ce mélange de conte ancien et faits modernes qui se nomme:

Diviné Crikète

tel que le conte Edouard FLORENTINY.

C’est un petit garçon, qui travaillait en qualité d’apprenti chez le cordonnier de son village; son patron, n’ayant pas de trop gros moyens financiers, fût obligé, au bout d’un certain temps, de fermer sa boutique, et de congédier, avec regret d’ailleurs, son apprenti.

Il sombra peu à peu dans le dénuement le plus complet, n’ayant même pas le moyen de se nourrir convenablement, et ce fût son ex-apprenti, qui de temps en temps, lui apportait un morceau de pain, un fruit ou un morceau de légume, cuit à l’eau; sa propre famille était très pauvre, mais le garçon, très débrouillard, trouvait toujours quelque chose à offrir à son ex-patron, devenu ami, et, il faut bien le dire, son confident.

Un après-midi, alors qu’il contemplait des dizaines de mouches qui pataugeaient dans un vieux récipient, dans lequel il mettait autrefois la graisse spéciale pour ramollir le cuir, et qui servait pour l’heure de dépôt de n’importe quoi, le vieil homme s’écria avec mauvaise humeur:

— «Regarde-moi ces sales bêtes! Si on pouvait les manger il n’y en aurait pas une telle quantité!»

Et joignant le geste à la parole, il claqua la main sur le tas, en s’écriant:

— «Tué 7, blessé 14.»

Le jeune garçon se précipita sur les insectes inanimés, les compta et constata qu’il y avait, en effet, 7 tuées et 14 blessées.
Sans rien dire à son vieil ami, qui continuait de maudire le mauvais sort, le gamin afficha sur une large feuille de papier, et en lettres capitales:

«ICI CRIKETE BON DIVINE
TUES 7, BLESSES 14
CE CA MINME»

Deux heures plus tard, un messager du roi, qui effectuait une tournée d’inspection dans la région, prit connaissance de cette annonce, et s’en alla prévenir son maître, qui, depuis longtemps, cherchait un dévineur, capable de lui dire où se trouvait l’alliance en diamants que son épouse avait égarée le soir de leur mariage.

La police royale vint chercher à la tombée du jour l’ex-cordonnier du village pour le présenter au roi en personne. L’ex-cordonnier se tourna vers le gamin et lui tint ce langage:

— «Espèce de iche-bét, zottes pas peu tenne à’yen sans répété? Là où janmin oué moin diviné? mi à présent! ou ka procuré-moin désagrément épi en roi! Lhé bougg ké ouè moin pas plu diviné ki défin chien, y fé coupé tête moin!»

— «Mais patron! répondit le gamin, moin tenne ou di «tué 7, blessé 14» alors moin compté et moin ouè sept mouches mô quatorze mouches blessé, cé pou çà moin affiché «crikète bon diviné, tué 7, blessé 14».

Arrivé au palais, accompagné de la police du roi, notre ami Crikète fût mis au secret dans un pavillon isolé de tous.

— «Pour ce soir, lui avait dit le roi, on va vous donner tout ce qui vous est nécessaire, du linge, un logement décent, des domestiques pour vous servir. Vous pouvez demander tout ce que vous désirez comme nourriture, vous serez servi sans aucune restriction. En ce qui concerne le travail que j’attends de vous, et vos honoraires, nous prendrons les dispositions demain matin.»

Quelques minutes plus tard, Crikète était installé comme un pape dans ses appartements. Mais pour éviter tout contact avec l’extérieur et pour que l’isolement soit complet, on avait coupé le téléphone. Le monarque avait mis à son service un valet de chambre secondé d’une femme de chambre entre deux âges, que notre ami aurait aimé employer à tout autre chose. Le lendemain, deux des tailleurs personnels du roi vinrent prendre ses mesures et lui demander ses goûts vestimentaires; il avait reçu aussi la visite d’un bottier, d’un chemisier, etc… sans oublier le barbier, le manucure, le pédicure. Deux jours plus tard, nul n’aurait reconnu l’ex-cordonnier.

Un matin, le roi vint s’entretenir en secret avec lui.

— «Voilà de quoi il s’agit, déclara le roi. Le jour de notre mariage, mon épouse a perdu ou égaré son alliance en diamants; c’est un objet qui n’a pas de prix. Je veux absolument le retrouver, ou du moins savoir, dans quelles conditions elle l’a perdue.»

— «Il y a combien de temps que vous êtes mariés?» demanda Crikète.

— «Cinquante ans!» répondit sa majesté.

— «Alors s’écria le cordonnier mon travail ne sera pas facile. Il va me falloir remonter dans le temps

— «Vous aurez quinze jours pour réfléchir, dit le monarque; et il ajouta: si vous me dites où se trouve l’alliance, et que la véracité est exacte, je vous signerai un chèque de cent millions de francs, et je vous ferai don d’un de mes châteaux entouré bien sûr d’une grande propriété, sur laquelle il y a toute une variété d’animaux. Vous pourrez ainsi chasser quand bon vous semblera. En cas d’échec, vous serez simplement exécuté sur la place publique, pour avoir trompé la confiance de la reine et moi-même.»

Et le roi ajouta:

—  «J’ai dit quinze jours et pas une heure de plus!»

A partir de ce moment notre ami Crikète ne savait pas comment faire, mais dans son for intérieur il se disait que d’ici quinze jours il ne fera plus partie de ce monde. En attendant ce jour fatal, Crikète continuait de mener la bonne vie.

Trois jours avant le jour «J» la femme de chambre arriva toute en larmes dans la chambre de Crikète.

— «Vous êtes malade?» demanda Crikète.

— «Oh! Monsieur Crikète, répondit-elle, je sais que vous allez me faire exécuter.»

— «Ah! ma petite dame! tant pis pour vous si je devine et si je vois que c’est vous qui avez dérobé la bague! II va sans dire que je vous dénoncerai! Pour moi, c’est une question de vie ou de mort! Et aussi de ma réputation.»

Et en secouant la tête, il songeait:

— «Madame ta-là, y en a fai!»

Et il disait tout haut:

— «C’est donc vous qui avez subtilisé l’alliance de la reine!»

— «Oui!» répondit la domestique, je l’ai toujours en ma possession. Faut-il vous la remettre?»

— «Non! répondit Crikète, gardez-la avec vous. Je vous dirai plus tard ce qu’il faut faire. En attendant, vini en chamb’là et fémin finette-là!»

Là, se passèrent des choses, et ceci, onze fois par jour, histoire d’attraper le temps perdu.

Le matin du quinzième jour, lorsque la domestique vint lui apporter son petit déjeuner comme chaque matin, Crikète lui demanda:

— «Es-ce ou ja ba poule mangé?»

— «Non, répondit la bonne, car hié au soué majesté di moin sévi-ou avann poule pour pé habillé-ou pace que on patchet moune ké vini assisté quand ou diviné.»

— «C’est parfait, dit notre Crikète, lhé moin ké fini mangé, ou ké descenne chéché bague-là; vlopé-y dans ti moceau papié, mélangé-ï épi maï-à, ou ka ba cé poule-là et, gadé bien! ki poule ou canard ki ka valé-ï!»

Quelques minutes plus tard, la domestique vint annoncer à Crikète que tout s’était bien passé et que l’alliance avait été avalée par le plus gras des canards de la basse-cour du roi.

— «Excellent! dit le devineur. En attendant passé en chambe!» histoire de se mettre en forme.

À neuf heures précises, la police du roi, en grand uniforme, vint chercher Crikète, et le conduire au palais du roi, où une grande foule l’attendait. Ce fût une ovation prolongée, lorsque notre ami pénétra dans le palais. Installé dans un fauteuil, spécialement aménagé pour lui, Crikète commença à deviner. Dix minutes plus tard, il demanda un petit verre de rhum vieux et un peu de repos.

— «Accordé!» dit le roi.

Après cette détente, Crikète recommenca à deviner. Le silence était complet, car le roi l’avait ordonné, afin de ne pas gêner le chercheur. Un quart d’heure plus tard, Crikète demanda à nouveau cinq minutes de répit en déclarant:

— «Il y a si longtemps que vous êtes mariés! Je suis obligé de remonter dans le temps; ce n’est pas facile!»

— «Accordé!» s’écria le monarque.

À ce moment-là, un monsieur, qui se trouvait dans l’assistance, cria:

— «Missié cé en couillon! I pas pli diviné ki moin!»

Alors, Crikète dit:

— «Mon ché! Si ou ka senti ou plus diviné ki moin, p’enne place-moin! Zottes toujou ka c’oué zottes plis malin ki toutte moune!»

— «Ne vous en occupez pas, monsieur Crikète!» s’écria le roi, vous travaillez pour moi et je suis le seul qualifié pour me permettre d’intervenir en cas de besoin. En se tournant vers l’assistance, il dit par la même occasion:

— «J’interdis toute réflexion à l’égard de la personne de Monsieur Crikète!»

Dix minutes plus tard, Crikète s’écria:

— «Majesté! je vois l’alliance de la reine. Elle a dû la perdre le soir même de votre mariage; n’ayant pas l’habitude, elle l’a retirée avant de se mettre au lit et l’avait déposée dans une petite soucoupe en or, qui se trouvait alors sur son guéridon de nuit. Le matin, elle n’avait plus songé à la reprendre. La femme de chambre, en faisant le lit, a fait tomber la soucoupe, quand elle retourna le matelas; l’alliance a glissé derrière une armoire et y est resté longtemps. Mais, il n’y a pas un mois, vous avez employé un ouvrier menuisier pour faire quelques travaux dans votre chambre et il fût obligé de déplacer l’armoire; on balaya derrière, car il y avait longtemps que personne n’y avait mis un balai, et dans la poussière se trouvait l’alliance de la reine. Les ordures furent jetées sur le tas de détritus de la cour, pas loin du fumier des écuries; il y a, à peine deux heures, que votre gros canard l’a avalée!»

Quelques minutes plus tard on tuait le canard sur l’ordre du roi, et on trouva l’alliance dans le gésier. Elle était toute neuve. Ce fût une ovation! et Crikète devint l’homme du jour. Les journaux du monde entier parlèrent de lui. Il fallut le protéger de la foule.

— «Vous êtes l’homme le plus extraordinaire dont j’ai jamais entendu parler, dit le roi. En récompense, je vous donne tout ce qui a été convenu.»

— «Pour moi, dit Crikète, je me contenterai du chèque de cent millions car si je reste dans les parages, les jaloux ne manqueront pas de me faire du tort.»

— «Dans ces conditions, répondit le roi, je vous signe un chèque de trois cents millions de francs, et n’en parlons plus.»

Ayant encaissé son chèque, Crikète salua la société et s en alla.

C’est alors que le même individu, qui avait parlé pendant séance de divination, dit à ses amis:

— «Nous pa ké kitté missié pâti épi en gros fortine conn’çà! Faut nous poisonné boug-là!»

On dépêcha un cavalier à la poursuite du dévineur pour lui dire qu’il avait oublié quelque chose dans son empressement.

Pendant ce temps, les autres lui arrangeaient un punch qui devait le mettre à mort.

— «Missié Crikète, ou pâti tellement vite, les camarades pa minme ni temps félicité-ou; cé poû ça yo di moin, vini chêché-ou poû nou prenn en ti vé ensemble.»

— «Bien, dit Crikète, moin ka viré

En arrivant dans la salle, tous les verres étaient déjà remplis, chaque convive tenait le sien à la main; celui de Crikète était sur le plateau. Alors notre ami s’écria:

— «Exquisé-moin si moin pâti en vitesse, moin pas minme fait zôttes en ti discoû. Déposé ces vés-à poû moin di zottes deux mots.»

Et au premier qui déposa son verre Crikète le lui prît.

— «Si ou cé en nhomme comm moin boué ta-moin-à» et d’un geste rapide il avala le verre dont il s’était emparé, en laissant le sien sur le plateau. Et il s’en alla sans jamais se retourner.

C’est depuis ce temps-là que l’on dit:

«Le hasard arrange bien les choses!»

Conte raconté par Edouard Florentiny.

boule

Viré monté