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CONTACT DE LANGUES EN MILIEU SCOLAIRE

L’alternance codique en situation de classe:
quelles stratégies?

Stella CAMBRONE
Maître de conférences en sciences du langage / cultures et langues régionales

Fort-de-France, Décembre 2004

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La Martinique connaît, de par son histoire, une situation sociolinguistique bien particulière. Deux langues rythment la vie des locuteurs au quotidien: le français, langue officielle et langue de promotion sociale; et le créole à base lexicale française1. Ce dernier a fait l’objet de nombreuses recherches dans divers domaines: de la linguistique appliquée à l’anthropologie en passant par l’ethnologie, la sociolinguistique, la psycholinguistique, la didactique des langues et bien d’autres champs. Avec l’instauration du CAPES de créole, la langue créole peut être officiellement enseignée, depuis la rentrée scolaire 2002, dans des établissements secondaires, comme une langue vivante 2 ou 3 au même titre que l'anglais, l'espagnol, l’italien ou le portugais. 

Le présent travail de recherche rassemble les questionnements, les réflexions et les suggestions issus d’une enquête réalisée en classe de créole, dans le cycle secondaire2; où l’enseignement du créole ne se réduit pas pour les enseignants créolophones à la transmission d’un énoncé de leurs propres savoirs "car, quoi qu'on enseigne, on enseigne toujours pour que l‘élève l’apprenne. Cela se produit dans une relation bien plus complexe que le simple énoncé de son propre savoir" (Saint-Onge, 1996 : 13).La langue créole est marquée par tout un cortège de valeurs négatives. Elle est considérée comme un obstacle à l’apprentissage du français, elle aurait des effets néfastes sur les jeunes guadeloupéens et martiniquais francophones. Il est très difficile de gommer les connotations péjoratives qui découlent de la langue créole car il y a tout un contexte socio-historique que véhicule la langue et que beaucoup n’arrivent pas à relativiser. Les notions de "conflits linguistiques", "interférences", "interlangue", "continuum-discontinuum"3, "mélange codique"4... sont souvent utilisées pour décrire les pratiques et représentations de ces langues (créole et français) et les rapports étroits entre ces codes linguistiques. Selon Blanchet (1992 : 108), les critères de distinction d’une langue par rapport à une autre langue relèvent de "l’identification des variétés de langues". Dans le système éducatif, et tout particulièrement dans les cours de langues et cultures régionales option créole, fort est de constater que les élèves ainsi que leur professeur ont parfois recours, et nous dirons même, souvent recours, à la langue française. Dès lors, nous pouvons parler de contact de langues en situation de classe. Hamers (1997 : 94) souligne que le contact des langues inclut "toute situation dans laquelle une présence simultanée de deux langues affecte le comportement langagier d’un individu". 

Le concept de contact des langues se réfère au fonctionnement psycholinguistique de l’individu qui maîtrise plus d’un code linguistique, donc d’un sujet bilingue. Mais que signifie connaître particulièrement une langue quand tellement de monolingues n’ont pas la maîtrise parfaite de leur propre langue? La notion de «bilinguisme» et par extension la notion de «bilingualité, biculturalisme ou de plurilinguisme, etc.» ont été l’objet de nombreuses recherches (Hamers 1983; Marcellesi 1981; Deshays 1990; Mackey 1976). Qu’est-ce que savoir deux ou plusieurs langues? Un bilingue est un locuteur qui possède avant tout une compétence orale. La connaissance du bilingue implique la connaissance des deux systèmes et la capacité à passer d’un code à l’autre. On évoque la notion de "parler bilingue" lorsqu'un locuteur fait usage de deux langues soit en les alternant, soit en les mélangeant. Être bilingue c’est, d’une part, la capacité à user régulièrement d’une ou deux langue(s) sans les avoir apprises institutionnellement; et, d’autre part, la capacité à user régulièrement et sans donner l’impression d’effort d’une ou de deux langues qu’il n’a pas le sentiment d’avoir apprise(s). Ces critères fondamentaux pour déterminer le rapport du bilingue à ses compétences linguistiques, ne sont pas les seules que nous pouvons répertorier. Il existe bien d'autres définitions du bilinguisme, mais nous avons adopté ici, celle de Deshays (1990 : 33) qui désigne la capacité d’un individu à utiliser deux langues avec une correction phonétique suffisante pour éliminer tout obstacle à la bonne compréhension de ce qu’il dit, ainsi qu’une maîtrise du vocabulaire et des structures grammaticales comparables à celle d’un autochtone du même milieu social et culturel. 

Les premiers résultats d’observation de classe de créole ont montré que les modes d’utilisation du créole et du français ne sont pas analogues. Le créole étant exclusivement utilisé par l’enseignant, en Guadeloupe comme en Martinique, pour organiser le travail en classe et pour gérer la discipline. Les élèves, eux, alternent le créole et le français à n’importe quel moment: pour le travail en groupe, les explications de textes, la prise de parole, et bien sûr pour bavarder entre pairs. Il nous a semblé intéressant d’étudier l’une des conséquences du contact des langues: le cas de l’alternance codique. Mais envisager l’étude de ce contact linguistique nous a contrainte, comme le souligne Prudent (1981 : 28) à nous interroger sur les “frontières des pans d’énoncés, et par inférence sur les limites du français et du créole’’. D’emblée, nous tenons à souligner que nous considérons la langue créole non pas en termes de sous-système du français, mais bien comme une langue à part entière, avec sa grammaire, son lexique et ses règles syntaxiques. Nous postulons de prime abord que les élèves sont des bilingues (créole - français). 

Notre réflexion sur le phénomène de l’alternance codique en classe de créole ne veut pas exclure l’hypothèse selon laquelle les élèves seraient parfois en situation de conflit linguistique ou d’insécurité linguistique, ce qui expliquerait le passage du créole au français et vice versa. Peut-on parler de conflit linguistique en classe de créole? Kremnitz (1981 : 72) rappelle que même l’individu qui a “un potentiel bilingue, qui maîtrise à la fois deux langues, en fait un usage diglossique dans presque tous les cas’’. Il souligne que le conflit linguistique est “le phénomène le plus complexe qui englobe entre autres celui de la diglossie. Il y a conflit linguistique quand deux langues clairement différenciées s'affrontent, l'une comme politiquement dominante (emploi officiel, emploi public) et l’autre comme politiquement dominée’’. L’étude du phénomène de l’alternance codique en situation de classe ne s’interprète pas en termes de situation diglossique dans la mesure où aucune des langues concernées (créole / français) n’est définie comme "haute" ou "basse"; il s’agit plutôt d’une manifestation des compétences bilingues des sujets. Si ces derniers choisissent de s’exprimer dans des codes linguistiques différents, nous posons la question de savoir quelles sont les motivations et fonctions de telles opérations mentales. Comment expliquer les situations de bilinguisme et d'alternances codiques ? Quelles sont les pratiques et représentations de l’alternance codique (code-switching ou CS, en anglais) en classe de langue ? Quels sont les paramètres de description du CS? ...

Suite ici:
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Notes

  1. Dans le contexte de las Caraïbes, le terme de langue créole se rapporte aux langues qui se sont développées pendant la période de l’expansion coloniale européenne, du commerce des esclaves et de l’économie de plantation, comme systèmes de communication entre des Européens d’origines linguistiques diverses et des Africains de l’Ouest d’origines linguistiques également hétérogènes. Ces langues, servant initialement à des fins de communication interculturelle, ont vu par la suite leur usage s’étendre comme premier système de communication parmi les Africains déplacés, et comme systèmes de communication auxiliaires au sein des répertoires des coloniaux européens. (Durizot Jno-Baptiste et al. 2001 : 92-93)
     
  2. Mes sincères remerciements à Mme Manuella Antoine, professeur de créole au Collège Jacques Roumain de Rivière Pilote, et aux directeurs de mon mémoire de D.E.A.: MM. Pierre Dumont, Professeur des Universités à l'UAG, et Daniel Barreteau, Directeur de recherche de l’IRD-Martinique.
     
  3. Le mot "continuum" a été utilisé pour désigner l’ensemble des productions linguistiques qui se situent entre deux pôles, l’acrolecte et le basilecte, et qui relèvent strictement de l’un ou de l’autre, dans la mesure où un énoncé du mésolecte peut comporter des traits acrolectaux et basilectaux, mais aussi des variantes intermédiaires. (Chaudenson 1997 : 100). 
     
  4. Mélange codique / code-mixing: "Il désigne le passage d’une langue à l’autre dans une même séquence. Il peut s’agir de calques […]. Il peut s’agir également d’emprunts […]. Il peut s’agir enfin d’assimilations phonologiques […], assimilation d’un lexème français au créole par analogie. On créolise un terme en lui appliquant une terminaison propre au créole sur le modèle." (Michelot 2000 : 77).

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 Viré monté