Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

II - L’onde de choc
 

Les regrettables dérives de la direction de l'IUFM de la Martinique et ses accointances avec un missionnaire venu du froid ne sont intéressantes que pour avoir donné le signal à d'autres attaques, parmi lesquelles je ne retiendrai que celle, toute récente (France-Antilles, n° 11096 des 17 et 18 janvier 2004) d'un nommé Suréna et qui sera certainement suivie de bien d'autres du même tonneau, soit par des voies médiatiques reconnues soit sur divers sites internet.

Suréna, qui se déclare psychanalyste, n'a jamais prétendu être linguiste et encore moins créoliste. C'est la preuve, contrairement à la vision naïve des non initiés, qu'il s'agit là non pas d'un conflit de spécialistes mais, je le redis, d'une vraie guerre civile avec pour enjeu le créole. Certes, cette guerre ne touche encore de façon active qu'une frange ténue de la population de nos pays, mais elle pourrait bien engager, à terme, l'ensemble du corps social.

Opérant en priorité sur le plan que Freud qualifie de symbolique, cette guerre avait jusqu'ici des manifestations larvées. Dans le contexte de ce que j'appelle le syndrome post-7 décembre 2003, elle, a trouvé occasion à s'exacerber et se généraliser. Héritage parmi les plus caractéristiques de notre passé, elle a une fonction d'indice à ne pas mésestimer. Dans nos pays désemparés, une partie de la classe intellectuelle n'ayant rien à quoi se raccrocher, se vit comme impuissante et insignifiante. Dans sa frustration et sa déréliction, elle donne alors libre cours à un exercice devenu un vrai sport : le déni du courant de la Créolité et de ceux qui, quel que soit leur profil individuel, l'animent par leur pensée, leurs travaux et leur action.

Il est normal (et il était souhaitable) que Suréna donne son avis, fût-il sans complaisance sur le film Nord-Plage. Ce qui l'est moins c'est le règlement de compte, la volonté d'éreintage et le ton méprisant et, du coup, méprisable qu'il met en œuvre. Pratique néanmoins fort utile pour mon propos, parce qu'elle éclaire opportunément chacun d'entre nous sur un psychisme-type de frustré.

Il est vrai que, parmi les spectateurs de Nord-Plage on en rencontre un nombre égal de personnes en phase et en déphase avec ce film. Au moins ce dernier ne laisse-t-il pas indifférent. Je ne cache pas que, à la charge dévoyée de Suréna, je préfère la fine critique de Nicole Pétricien (Antilla numéro 1072, janvier 2004). Cette dernière juge sans la moindre complaisance mais non sans lui dénier, in fine, quelques mérites, une production donnée, en l'occurrence le même film Nord-Plage. Nulle part son texte n'exhale cette odeur entêtante de haine, ce remugle d'envie, ces symptômes de douleur présents chez Suréna. Il faut savoir que Nicole Pétricien, première lectrice des manuscrits de Delsham, participe, d'une certaine manière à une production tout à la fois intellectuelle et économique (au sens noble du terme) qui se donne pour objectif la lecture du réel antillais et l'élargissement du lectorat de nos pays. Cette entreprise, pas plus qu'aucune autre ne saurait échapper à la nécessaire critique. De plus, elle a le mérite d'exister et, selon toute apparence, de perdurer. Comme quoi une critique émanant de ce lieu de production procède d'une approche plus digne, plus sûre d'elle-même, au plan psychologique. Bref, quand on participe de près ou de loin à une dynamique de fécondité et qu'on en est conscient, on est par la même protégé contre un désarroi destructeur.

Pour ma part, admirateur des œuvres de mes amis en créolité, jamais je n'ai été un critique captif. Si un jour je devais me livrer à une analyse de Nord-Plage (comme je l'ai déjà fait pour tel ou tel roman de Chamoiseau lui-même), je ferais assurément prévaloir une argumentation souverainement libre et, surtout, de personne non-frustrée. Il est vrai que je n'aurais aucun mal à cela, vu que je participe activement de toute cette mouvance esthétique, intellectuelle et politique (au sens culturel du terme). Une mouvance qui, je le dis tout net, ne rejette personne. Comment en serait-il autrement? On n'entre pas en créolité comme dans un parti en prenant une carte. Car le créole est à tous et chacun a le droit d'en analyser les enjeux, de le faire participer au mouvement de l'Histoire.

Compte tenu de nos cultures complexes, où l'entrelacement de nos identités créole et française doit nécessairement être pris en compte, cette guerre civile s'exacerbera. Il n'est point besoin d'être grand prophète pour annoncer une exacerbation de la modalité la plus ordinaire de nos sociétés, à savoir le paradoxe : de plus en plus nombreux se trouveront des gens se proclamant de gauche (avec, à leur actif, des combats politiques honorables et courageux) qui adopteront des postures objectives et surtout, inattendues, de reniement, voire de complicité avec les forces coloniales et, au contraire, d'autres personnes à tort ou à raison réputées de droite, sur des positions culturellement progressistes. Tel est bien, me semble-t-il, le nouveau pas de notre histoire. Il faudra bien sortir de nos myopies !

Tant que les détracteurs de la Créolité (je les différencie d'avec les critiques, toujours bien venus) n'auront pas compris le caractère hallucinatoire de l'insignifiance dont ils souffrent, tant qu'ils ignoreront qu'il existe vraiment des moyens d'en sortir à condition de saisir le réel à bras-le-corps plutôt que de prendre à partie sur le mode du déni une vague grossissante et qui n'est pas qu'un effet de mode; tant que les intellectuels de nos pays, dans leur globalité (cela s'applique aussi au tenants eux-mêmes de la Créolité), n'auront pas pris la véritable mesure de l'ensemble des leviers culturels à activer en vue de mettre en œuvre le si bien nommé "désankayaj" de nos peuples, alors, cette guerre civile avec la langue créole pour enjeu restera une fatalité.

Feue la sociologue créoliste guadeloupéenne Dany Bébel-Gisler disait que le créole était l'«archive symbolique» de nos peuples. Elle signifiait par là que cette langue était la mémoire de notre inscription dans l'histoire coloniale. En contrepoint de la langue française, ajouterais-je, pour compléter son affirmation. Nous dégageant avec détermination des mythologies de pacotille, nous devons apprendre à habiter un imaginaire vrai. Je veux dire authentique. Il importe, pour cela, que nous trouvions dans nos langues et les cultures qui leur sont liées un posture nouvelle. Pas être seulement des «archives symboliques», ces langues doivent aussi devenir des catalyseurs de notre énergie, des vecteurs de notre imagination créative appliquée à la construction de notre futur. Un futur qui nous invente et que nous sommes sommés d'inventer.

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