Chroniques d'une guerre civile annoncée

par Jean Bernabé
Professeur des universités - Directeur du GEREC-F

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |

VII - La Francophonie dans tous ses États
 

Le mot francophonie, inventé par Elysée Reclus, géographe français du 19è siècle, a été repris, dans les années 1960 par divers chefs d'État africains, dont Leopold Sédar Senghor, réunis autour du général de Gaulle pour lancer l'idée d'une communauté d'États ayant en commun la langue française. Un francophone, qui n'est pas nécessairement un Français, parle le français, soit comme langue acquise (maternelle), soit comme langue apprise. Dans ce néologisme, le suffixe d'origine grecque -phonie est transparent (il signifie "voix", parole", c'est à dire en fait "langue"), mais le radical franco- suscite divers problèmes conceptuels :

  • premier problème : quoique la francophonie de fait désigne logiquement l'ensemble de ceux qui parlent effectivement le français, la Francophonie institutionnelle représentée par l'AIF (Agence Intergouvernementale de la Francophonie) comporte dans ses rangs un certain nombre d'États où le français n'a qu'une existence limitée voire presque nulle. On y retrouve des pays où seule une minorité de la population (infime, comme à Sainte-Lucie, plus importante, comme à Haïti) parle le français. Il convient alors de noter ceci : l'illogisme est total tant qu'on écrit "francophonie" (avec un "f" minuscule). Mais avec une majuscule (Francophonie), on entre dans une logique de type historique, politique, voire géopolitique: Sainte-Lucie et Haïti, comme en témoigne le créole à base française qui s'y parle, étaient, rappelons-le, jadis rattachés à la couronne de France.
     
  • deuxième problème : s'il est tout à fait normal d'appliquer le terme «francophone» aux littératures en langue française, est-il aussi évident de l'appliquer aux cultures? En effet, la culture ne passe pas que par la langue. Ce qui est possible pour la littérature n'est pas forcément acceptable ailleurs: la peinture, la sculpture, et toutes les autres manifestations culturelles les plus diverses de la vie d'un peuple.
     
  • troisième problème : aujourd'hui, l'usage veut que l'expression "littérature francophone" ne recouvre que les littératures de langue française extérieures à la France métropolitaine. Senghor, Kourouma, Dadié, mais aussi Damas, Césaire, Glissant, Chamoiseau, Confiant, Condé sont dits écrivains francophones mais pas Hugo, Sartre, Camus. Situation ubuesque où seuls les Français ne sont pas francophones. S'agissant des écrivains antillais et guyanais, la chose est d'autant plus aberrante que ces derniers pourraient, de droit, être également classés parmi les auteurs français. N'ont-ils pas la nationalité française?
     
  • quatrième problème et non le moindre: quand, dans un pays donné, la langue française se trouve en position dominante par rapport à une langue populaire stigmatisée, non ou mal reconnue (comme l'est, par exemple, notre créole), comment est-il possible de concilier sereinement appartenance créolophone et appartenance francophone ?

L'ensemble de ces paradoxes relève, assurément, de pesanteurs idéologiques. Il s'explique, en grande partie, par le positionnement historique de la France au sein non seulement de la francophonie de fait mais encore de la Francophonie institutionnelle. Ce qui est contestable, ce n'est, certes, pas la place que la France y occupe mais bien le rapport centre/périphérie qu'elle pérennise. Le monde hispanophone, au contraire, supporte la notion de littérature hispanophone quelle que soit la nationalité de l'auteur. Ensuite, on distingue des Espagnols, des Argentins, des Péruviens etc. Il y a là un effet du "jacobinisme" français, initié par la royauté, revivifié par la Révolution de 1789 et toujours bien vivant.

Les instances politiques de la Francophonie doivent s'appliquer à corriger ce rapport inégalitaire, afin de rendre justice à l'idée francophone qui, en soi, peut être progressiste. Cela dit, depuis quelques années, l'AIF a accompli un certain progrès conceptuel: elle est passé de la notion de "langue française en commun" à celle de "langue française en partage" ; d'une Francophonie arc-boutée sur les vestiges de son passé impérial et soucieuse, surtout, de combattre l'hégémonie de la langue anglaise, à la défense encore bien théorique, certes, de toutes les langues du monde, patrimoine de l'Humanité. Pourquoi nos langues créoles n'en feraient-elles pas leur miel? De toute manière, le français lui-même, cela est désormais clair, n'appartient plus aux seuls ressortissants Français.

Le GEREC-F n'a, toutefois, pas attendu les inflexions actuelles de la Francophonie institutionnelle pour développer, dès ses débuts (en 1975), sa politique linguistique dans le cadre de sa vision géopolitique.

Le détonateur du CAPES de créole | L’onde de choc | Tout lanng sé lanng, mé... | Les deux mamelles de nos sociétés | Négritude et créolité : deux réponses à l'aliénation coloniale | Continuités et ruptures | La Francophonie dans tous ses États | Rayi chien mé di dan'y blan | Le feu de paille de la linguistique dite native | Lignes de fracture | L’indispensable promotion du créole : problèmes et paradoxes | Touche pas à ma langue ! | À chacun ses responsabilités | Créole et responsabilisation culturelle | Solder le conflit créole-français ? | La langue comme fétiche | Quel français pour nos pays ? | Langues et cultures : réalités et fiction | Quel créole pour nos pays ? | Qui a peur du CAPES de créole ? |