Il n'est jamais trop tard pour parler d'un bon livre, telle la parution
en français (novembre 1996) de l'ouvrage de Cliford GEERTZ:
Works and lives: The Anthropologist as Author (1988) sous
le titre: "Ici et là-bas, l'anthropologue comme auteur"
(éditions Métailié, 156 pages).
L'anthropologue américain montre, et ce
n'est pas nouveau, les déchirements de l'ethnologue entre
"la fréquentation des autres là où ils
sont et leur représentation là où ils ne sont
pas", entre "les bergers et les cultivateurs d'ignames"
d'une part, et ses collègues universitaires d'autre part.
Mais ce qui est nouveau, c'est l'analyse qu'il fait des tentatives
de rééquilibrage de ces deux états, rééquilibrage
rendu possible par un traitement littéraire du texte anthropologique
qui vise à rendre sensible aux lecteurs, avec tous les artifices
de l'art, les réalités de la société
étudiée. A titre de démonstration, il choisit
quatre personnalités très différentes: Claude
Lévi-Strauss, Edward Evans-Pritchard, Bronislaw Malinowski
et Ruth Benedict, "qui sont de toute évidence des "auteurs",
au sens "intransitif" de fondateurs-de-discursivité".
Avec Tristes Tropiques, il nous entraîne
dans "les instabilités les plus indociles de ce qu'on
pourrait appeler... les stratégies textuelles en anthropologie".
Dans "ce texte multiforme par excellence", il voit à
la fois un récit de voyage, une ethnographie ("même
si elle semble bizarre"), un texte philosophique, "un
pamphlet réformiste" ("à côté
de lui, Frantz Fanon paraît carrément réconfortant")
et enfin un texte symboliste ("Mallarmé en Amérique
du sud").
Après Tristes Tropiques, où
dans "un monde d'ombres équatoriales et de pénombres
forestières, l'Autre opaque est inaccessible", GEERTZ
analyse le monde africain d'Evans-Pritchard, "étrangement
évocateur et familier", comme son style, tant il est
vrai que "la façon d'exprimer est ce qui est exprimé".
Avec Malinowski, "la tournure introspective"
de l'ethnographie devient évidence: "Comment, de la
cacaphonie de nuits baignées de lune et d'indigènes
exaspérants, d'enthousiasmes fugaces et de désespoirs
assassins, tirer un compte rendu authentique d'un mode de vie étranger?"
"Les indices de la stratégie textuelle du journal dans
l'oeuvre, et les angoisses littéraires qui s'y rattachent,
sont partout manifestes. La "maladie du journal" est désormais
endémique".
Dernière analyse textuelle proposée
par GEERTZ, celle des oeuvres de Ruth Benedict, en particulier Le
Chrysanthème et le Sabre, qui, "commencé comme
la tentative familière d'élucider les mystères
de l'Orient..., aboutit avec une réussite éclatante,
à la déconstruction avant la lettre des certitudes
occidentales".
On a pu reprocher à GEERTZ ce "textualisme"
qui réduit toute connaissance à un discours et qui
nierait la discipline-ethnologie en tant que telle. Je crois qu'il
a surtout mis en évidence une vérité que beaucoup
ne veulent pas admettre: "toutes les descriptions ethnographiques
sont artisanales, ce sont les descriptions du descripteur, pas celles
du décrit". Pour autant, traiter les écrits ethnographiques
comme des textes littéraires ne discrédite pas le
savoir, mais permet de mieux comprendre comment il se produit.
Elisabeth VILAYLECK |