L'auteur de cette présentation n'est pas un spécialiste
de la recherche dans le domaine particulier de la linguistique créole.
Ses travaux actuels et une partie de son enseignement portent sur
la tradition orale de langue créole dans le Bassin Caraïbe.
Toutefois, nous avions commencé notre carrière universitaire
par des recherches sur les créoles "américains"
à base lexicale française1,
et nous avons publié ponctuellement deux récents articles2
sur cette question. Notre intérêt pour la "Syntaxe"
d'Alleyne vient donc du fait que nous avons toujours prêté
attention, depuis 1971, à une longue tradition d'études
et de travaux comparatifs sur un groupe de langues ou de parlers
rassemblés sous la désignation de "créole".
(p. 7. Avant-propos) dans laquelle il inscrit son ouvrage. Celui-ci,
disons-le tout de suite, soulève plusieurs questions importantes
qui découlent de ces travaux comparatifs:
- La recherche d'une explication universellement valable pour
la genèse de toutes les langues créoles n'est-elle
pas probablement vouée à l'échec? (théorie
du bio-programme, entre autres).
- Les conditions socio-historiques, dans le cas de créoles
à substrat commun (à base lexicale française),
ne sont-elles pas indispensables à connaître et
à décrire, sans être suffisantes, pour rendre
compte de la genèse de ces créoles-ci?
- Une fois écartée l'hypothèse selon laquelle
les enfants sont à l'origine de la créolisation
des pidgins antérieurs d'où sortiraient les langues
créoles3, ne reste-t-il
pas à définir les principes autour desquels on
pourrait formuler une hypothèse de la genèse des
créoles? Mais faut-il louer ici l'esprit de méthode
d'Alleyne: il ne tient pas tant à élaborer une
théorie définitive, qu'à dénoncer
les apories et ce qu'il considère, au niveau diachronique,
comme des illusions, c'est-à-dire par exemple l'invariabilité
du thème verbal et l'absence de passif comme définissant
les créoles de façon générale. Il
s'ensuit que dans le fil de ces remarques, il ne juge pas absurde
de proposer la dénomination commune: "l'antillais"
pour les créoles des Petites Antilles, ce qui est une
façon de critiquer l'appellation "créole"
(souvent mise entre parenthèses) comme rendant compte
de tous les dialectes d'Amérique et de l'Océan
Indien.
Après avoir étudié les traits
caractéristiques des créoles, qu'en notre temps nous
avons appelé "américains", en esquissant
toutefois au cours de cette étude quelques comparaisons éclairantes
avec des exemples pris dans les créoles de l'Océan
Indien (réunionnais, mauricien, seychellois, rodrigais),
et isolé deux de ces traits comme particulièrement
significatifs, les verbes sériels (exemple: rété-tonbé)
et le clivage du prédicat (sé pas dé bel
li bel) sans compter le tour bénéfactif /datif
(ba de bay = donner qui donne: ba mwen = pour moi)
il en arrive à sa conclusion, la voici.
La présence du tour sériel bénéfactif
/datif du clivage du prédicat aux Antilles et l'absence de
ces traits dans l'Océan Indien correspondraient à
la plus forte présence d'un substrat africain aux Antilles
(et dans l'Océan Indien, la présence africaine, relativement
marquée aux Seychelles par rapport à Maurice, expliquerait
semblablement l'existence marginale du tour sériel instrumental
en seychellois). Nous souscrivons entièrement à cette
affirmation, d'autant plus que nous avions nous mêmes, à
la suite de COMHAIRE-SYLVAIN, relevé l'influence de l'éwé
dans les verbes sériels, le datif /bénéfactif,
la postposition de l'article a/la et du déterminant, et même
dans la phrase relative, qui nous apparaissait d'ailleurs comme
un exemple de clivage, non du prédicat, mais du thème4.
Nous préférons toutefois le terme de "rupture
structurale" (Valdman) avec la syntaxe française
pour caractériser les créoles, plutôt que ceux
de "discontinuité", "restructuration massive"
et de "réorganisation" utilisés par Alleyne.
Cette rupture nous paraît consacrée par le système
TMA et l'apparition, dans le créole des Petites Antilles,
des morphèmes de modalité verbaux tels que ka
et ké, ainsi que leurs combinaisons avec té
comme dans celui d'Haïti et de Louisiane, de a p combiné
avec té/t'.
En effet, la contrainte méthodologique la plus importante
qui s'exerce sur le chercheur qui choisit l'approche historique
en syntaxe créole, est d'être confronté en permanence
dans l'élection de son matériau à trois dimensions
du temps:
- La dimension diachronique qui ne doit concerner que
les changements évolutifs à l'intérieur
d'un même dialecte ou d'un groupe de dialectes.
- La dimension transchronique qui, lors des comparaisons
d'énoncés, abolit les différences et la
temporalité spécifique relative à chaque
dialecte ou chaque groupe de dialectes.
- La dimension synchronique qui est censée étudier
a minima des aspects de la langue dans l'état
où elle se trouve au moment de la recherche, alors que
la notion de langue unique, ou à tout le moins caractérisée
par la convergence à l'identique de traits spécifiques
propres à chaque groupe (ici Haïti / Louisiane /
Petites Antilles / Océan Indien) est déclarée
problématique par principe.
Cette difficulté particulière est
remarquablement dépassée, dans la mesure du possible,
par Alleyne. Il en reste toutefois d'intéressantes que nous
évoquerons rapidement.
On suppose que les exemples, cités par Alleyne lui-même
ou repris à d'autres auteurs, sont transcrits pour la plupart
de l'oral et n'ont fait l'objet d'aucune élaboration littéraire,
sauf quand le fait est précisé p. 126, référence
au recueil de contes de Lafcadio Hearn). Or, nous savons que Hearn
se faisait répéter et expliquer les contes par le
ou les locuteurs, et qu'il était loin de se comporter comme
un simple magnétophone (ce qui n'invalide pas la mise à
jour, grâce à l'exemple cité, de la différence
entre ké et a en martiniquais, dans la mesure
où elle peut se retrouver ailleurs).
On ne comprend pas comment il faut apprécier l'opposition
(p. 110) entre martiniquais et guadeloupéen dans les énoncés
"man sé bwè an koko" (mar) et "an
té ké bwè an koko" (gua): s'agit-il
de la même intentionnalité de sens, ce que nous ne
croyons pas?
Enfin, c'est peut-être le plus important, Alleyne nous semble
passer un peu rapidement sur le processus qui conduirait oralement
(p. 125) de ka (marqueur de modalité du présent)
à ké (marqueur de modalité du futur).
Phonétiquement, ka + alé ne peut pas
plus donner < kay > que celui-ci ne peut évoluer vers
ké. Par contre *ka + aille (API: kay) peut donner
< kay > (API) et ensuite ké, mais à condition
d'être lu en français kay = ké et ensuite oralisé.
Ce n'est qu'une hypothèse, mais elle tire sa vraisemblance
d'une influence plus générale qu'aurait eu l'écrit
sur l'évolution des créoles, et en particulier de
"l'antillais", dont les premières grammaires structurées,
après des notations écrites du créole qui les
précèdent dès la fin du XVIIème siècle,
apparaissent au milieu du XIXème siècle. N'oublions
pas - et l'action contemporaine du GEREC est là pour nous
le rappeler avec force - que l'action de l'écrit sur l'évolution
de l'oral est peut-être beaucoup plus importante qu'on ne
le penserait, en raison de l'auctoritas du graphié
qui peut être déchiffré différemment
de la norme sémantique ("les poules du couvent
couvent) mais aussi conformément aux possibles équivalences
phonèmes/graphèmes, et, par la suite, oralisé.
C'est-à-dire que le "y" de kay peut être
lu et oralement proposé, soit comme une notation alternative
de < i > (kai = ké), soit comme un yod (kaj
= kaille).
En conclusion, nous dirons qu'il s'agit là
d'une étude remarquable, qui s'efforce, avec succès,
de démontrer le danger des généralisations
hâtives dans le domaine de la créolistique; disqualifie
définitivement la théorie du bio-programme, et réhabilite
le rôle du substrat dans la formation des créoles,
sans pour autant vouloir en faire une panacée. Mais étant
donné que pour nous, la recherche d'une explication universellement
valable pour la genèse de toutes les langues créoles
n'est vouée à l'échec que parce qu'il en est
de même pour toutes les langues tout court, peut-être
que l'approche théorique de Hagège5
n'est pas à négliger, pour qui voudrait définir
les traits caractéristiques de tous les créoles. L'éminent
linguiste, parlant des transformations de tout ordre que subissent
les langues dans leur évolution à travers le temps,
et constatant la relative fréquence de l'impossibilité
de référer celles-ci à un système d'explication,
fait remarquer "qu'absence de sens ne veut pas dire absence
d'intentionnalité". L'intentionnalité des créoles,
c'est de devenir des langues de plein statut; et, pour cette raison,
elle ne saurait précisément éviter la distorsion
entre formes et sens, puisque certains des éléments
indispensables à cet aboutissement sont extra-linguistiques,
tels le pouvoir politique.
Raymond RELOUZAT |
Notes
1Référencé
in Creole and Pidgin Languages in the Caribbean, A Select bibliography,
p. 50, § 380, Library, The University of the West Indies, St
Augustine, Trinidad, July 1971.
2"Langue créole et culture
caraïbe", in Civilisations précolombiennes de
la Caraïbe, p. 158-175, PUC/L'Harmattan, Fort-de-France/Paris,
1991 et "Français et matrice pan-européenne dans
la formation du créole", in Espace Créole
n°8, p. 5-28, GEREC/PUC/L'Harmattan, 1994. Un troisième
article est à paraître dans les pages introductrices
de la prochaine réédition du Dictionnaire caraïbe-français
du R.P. Breton, intitulé "La Problématique langagière
dans le dictionnaire de R.P. Breton".
3 Mais Alleyne rappelle qu'un pidgin
peut ne jamais se créoliser et rester tel quel, même
s'il ne retient pas l'hypothèse selon laquelle ce sont les
rapports de population ethnique qui sont susceptibles, en tout ou
en partie, de permettre ou non la créolisation.
4 Raymond Relouzat, "Structure
comparée de la phrase créole et de la phrase éwé",
1971 (cf. Note 1, p. 345).
5 Claude Hagège, "Théorie
linguistique", discours de réception au Collège
de France, enrregistrement audio, Ed. du Livre Qui Parle, Villefranche-du-Périgord,
1995. |