Dans le cadre de cet
article, nous avons décidé d'étudier le proverbe
créole en situation, en vue de montrer qu'il n'est pas décadent.
Pour mener à bien ce travail, nous avons décidé
d'observer la pratique proverbiale des différents groupes
d'âges de la commune de Capesterre Belle Eau, commune de la
Guadeloupe dont nous sommes native.
En effet, ayant grandi dans un bain de proverbes
qui ponctuent notre vie de façon tout à fait naturelle
et régulière, nous avons toujours été
frappée par la saveur, l'à-propos, la justesse, le
pittoresque des proverbes utilisés par toutes les catégories
sociales. Toutefois, les gens s'obstinent à croire que les
faits qui ne sont ni présents ni expliqués dans les
manuels n'existent pas. La connaissance scientifique ne doit pas
nous donner de complexe et nous faire perdre le contact avec la
réalité quotidienne ni nous couper de notre monde
de vie traditionnel. Notre réalité est différente
de celle présentée dans les manuels. Nous possédons
une grande richesse. Cette richesse est présente dans la
langue créole (proverbes, devinettes, contes, littérature),
dans la musique et dans les us et coutumes. On dit souvent que les
paroles s'envolent et les écrits restent et pourtant pendant
des siècles, jusqu'à la période contemporaine,
la langue créole s'est formée presque uniquement de
bouche à oreille; elle a vécu sur du vent, elle ne
s'est pas perdue dans la brise. Elle a traversé les océans,
elle a cohabité avec la langue française (langue institutionnelle),
elle s'est adaptée et continue d'exister et d'évoluer.
Ainsi, nous pouvons dire: "Kannòt krazé, anbakadè
toujou la": les canots peuvent se briser, l'embarcadère
est toujours là.
Le proverbe créole? Le terme "proverbe"
peut avoir les acceptions suivantes: le proverbe créole est
un mode de communication ancien qui se perpétue dans le présent.
C'est une forme élaborée de la pensée. Il est
porteur d'enseignements moraux nés d'une suite d'expérience
de vie vécue par un certain nombre d'individus. Dans certains
pays comme l'Afrique, on commence tout discours par un proverbe.
Dans les Antilles créoles, les proverbes participent de la
même logique.
Les réflexions qui viennent sont le résultat
d'une investigation sur une durée de deux ans auprès
de la commune de Capesterre Belle-Eau. Elle s'est faite:
- par l'observation de la population,
- sous forme d'entretiens soutenus par un questionnaire dont
voici le texte.
1. |
|
2. |
Où vivez-vous?
|
3. |
Que représente pour vous un proverbe
créole? |
4. |
Utilisez-vous des proverbes
créoles?
Si oui, pourquoi?
Si non, pourquoi? |
5. |
Pensez-vous que les proverbes
ont une place dans le discours actuel?
|
6. |
A votre avis sont-ils en voie
de disparition?
Si oui pourquoi?
Si non pourquoi? |
7. |
Pouvez-vous citer des proverbes
que vous utilisez souvent? |
Avant de commencer les entretiens sur le terrain,
nous avons à notre disposition un certain nombre de variables:
- Le choix des langues: nous avons laissé à nos
interlocuteurs le choix des langues: créole ou français.
Cependant, nous avons noté une grande vitalité
et un emploi très fréquent du créole. Dans
ce type d'enquête, le créole était favorisé
malgré le fait qu'il soit la langue dominée; mais
il a tout de même cohabité avec le français
car quelques locuteurs en ont eu recours. Certains, tout en
nous parlant français, nous ont affirmé qu'ils
ne parlaient pas souvent créole et par conséquent
ne connaissaient pas de proverbes créoles, mais nous
avons été très étonnée d'entendre
par la suite ces mêmes personnes nous en lancer, si bien
que les codes linguistiques utilisés en situation d'émission
ou de réception ont été:
- créole émis / créole reçu,
- créole émis / français reçu,
- français émis / français reçu.
- Les variables sociolinguistiques qui déterminent le
choix de la langue chez les créolophones bilingues concernent
d'une part le lieu d'échange, les caractéristiques
de l'interlocuteur par rapport au locuteur, d'autre part les
intentions du locuteur.
- La variable âge: nous a obligée à établir
un cadre dichotomique en moins âgé/plus âgé.
Parmi les personnes âgées, nous avons eu des cas
de personnes unilingues, parlant seulement le créole.
La situation de communication exigeait que le
locuteur traduise en créole le texte du questionnement pour
permettre à l'auditeur de mieux comprendre et qu'il utilise
le terme "tipawòl" ou "pawòl a moun
lontan" à la place du mot "proverbe".
L'emploi du créole a été fonction
comme nous l'avons annoncé auparavant de la variable de situation
(lieux privés ou publics) et aussi de la connaissance préalable
de l'interlocuteur. Dans les lieux publics, on s'adressait plus
volontiers en créole à un interlocuteur inconnu, quand
ce dernier tenait absolument à nous parler français,
on présentait certains indices psycho-sociaux ou physiques
comme l'habillement, la manière de marcher ou la gestualité;
on lui parlait français. Le créole a été
aussi utilisé avec certaines relations sociales ou amicales,
parce que nous avions des habitudes langagières avec ces
personnes et il n'était pas question de changer la nature
des relations. Donc le statut des participants dans l'interaction
sociale a influencé nos stratégies discursives. Nous
n'avons pas tenu compte de la variable du sexe de l'interlocuteur
comme facteur déterminant. La seule différence que
nous avons pu constater se situe au niveau de l'emploi de certains
proverbes faisant allusion au sexe, ces derniers sont très
peu utilisés par les femmes.
Sur une population de 20 000 habitants, 147 personnes
de 14 à 39 ans ont été interrogées.
On posa les mêmes questions, dans la même formulation
et dans le même ordre. Ces questions ont été
écrites au préalable.
Une fois la zone géographique déterminée,
nous avons délimité les différents lieux: la
rue, le bar, la gare routière, le marché, l'OMC, le
collège et les domiciles privés. Cette délimitation
a permis d'observer la communauté linguistique et ses pratiques
communicatives. Cette observation des choses a permis de préciser
que:
- les témoins privilégiés sont les Anciens
qui ont une grande expérience dans ce domaine,
- il y a communication et transmission linguistique entre Jeunes
et Anciens car les jeunes utilisent les proverbes créoles,
- la transmission est solidement assurée en outre d'autres
maillons (très appréciés des jeunes) sont
venus s'ajouter à la chaîne symbolique entre générations
passées et présentes: les chansons (le zouk).
Cette recherche repose sur l'hypothèse suivante:
Malgré la nudité apparente des esclaves et les nombreux
sévices qu'ils ont endurés, on n'a pas pu arracher
ni emprisonner leur imaginaire. Cet héritage culturel qu'ont
légué les ancêtres n'a pas été
rejeté. Le goût de la parole, de la subtilité
se trouve maintenu dans les contes, les devinettes, les proverbes
et les chansons. La vision du monde a certes changé mais
il n'y pas de coupure entre les générations. Les gens
communiquent au moyen de proverbes. Ce mode de communication ancien
se perpétue dans le présent. Il est parole dans la
mesure où il est une manifestation de la langue, objet spécifique
de la linguistique. Cette étude nous amène à
décrire:
- Les différents groupes d'âge rencontrés
au cours de notre observation.
- Les différents résultats des différents
entretiens.
- L'usage social des proverbes par des locuteurs-auditeurs
de la communauté linguistique.
- Le corpus élaboré à partir de la collecte.
I. LES DIFFERENTS GROUPES D'AGE
1. LES ENFANTS DE 5 A 12 ANS
Ils ne connaissent que quelques proverbes qu'ils
emploient dans leurs jeux et leurs chansons. Il s'agit de dictons
moraux ou météorologiques, qui sont entrés
dans leurs jeux ou que les enfants répètent après
les avoir entendus chez eux, comme par exemple les dictons: "Solèy
é lapli, dyab ka mayé fi a'y déyè légliz"
(ce dicton est employé en général s'il y a
eu en même temps du soleil et de la pluie).
"Vant pété, manjé
pa gaté"
"Byen doné, sé byen doné"
"Sa ki atè sé pou chyen"
"Si ou pa di la vérité, bondyé ké
pini'w"
Nous ne pouvons pas parler de connaissances proverbiales
assimilées et logiques chez les enfants. Mais nous ne pouvons
pas nier l'existence d'une certaine pratique proverbiale. Nous avons
aussi constaté que les proverbes sur les animaux amusent
beaucoup les petits élèves. Les astuces du renard
et les malheurs du loup qu'on trouve dans les fables sont des histoires
que les enfants conservent avec leur texte proverbial. Dans ce cas
précis, il s'agit de proverbes français. Les enfants
emploient aussi certaines comparaisons en créole tirées
des fables, par exemple: "Ou konprann sé mwen ou
ké kouyonné ou rizé kon rina", "Ren
a'w kasé kon ren a makak".
Autant chez les enfants que chez les adultes, de nombreux proverbes
sont aussi des comparaisons.
2. LES JEUNES DE 12 A 20 ANS
Les collégiens emploient des proverbes,
des expressions proverbiales ainsi que des comparaisons dans leur
parler.
Ainsi, le 23 février 1989, nous assistons
au collège de Capesterre Belle-Eau à une remise de
récompense. Pendant que le Principal-adjoint parlait, deux
élèves conversaient, il leur dit: "Dé
kouyon pa ka palé an menm tan". Puis arriva le moment
des avertissements, on appela un élève averti, ses
camarades se moquèrent de lui, alors le Principal-adjoint
lança: "Jòdi-la sé ta'y démen
sé ta zòt", à la suite de cela un
élève répondit: "Chak kochon ni sanmdi
a yo".
Le 27 avril 1989, pendant un cours, nous fûmes
interrompue par un élève âgé de 14 ans
et nous l'avons entendu dire à un de ses camarades: "imité
ka détenn" alors nous lui avons demandé la
raison de l'emploi de ce proverbe, il nous a répondu que
son camarade "faisait exactement les mêmes choses que
lui". Par ailleurs, les enfants emploient très souvent
le proverbe que nous venons de citer.
Le 18 décembre 1989, au moment où
nous disions à une élève de 3ème
que nous étions le seul professeur dans la classe et que
si elle nous gênait, elle sortirait, nous avons été
très étonnée d'entendre un de ses camarades
lui dire: "Dé mal krab pa'a resté an menm
tou-la". Ces quelques exemples prouvent que les jeunes
emploient des proverbes. En outre, nous avons appris que cet élève
n'a jamais suivi de cours de créole, donc on ne peut pas
parler d'influence.
3. PERSONNES AGEES DE 20 A 50
ANS
En suivant le parler quotidien de cette tranche
d'âge, nous avons noté la présence d'un grand
nombre de proverbes. Ce constat nous permet d'avancer que les proverbes
manifestent toujours une certaine vitalité.
Voici quelques bribes de conversations où le proverbe fuse
spontanément de la bouche de l'orateur.
- 1er extrait de conversation
S... dit à E... en parlant de son mari qui était
en ce temps-là en stage en France: "Boug-la tou
sèl a Paris, i dòt ja chèché on
ti madanm pou chofé'y "
E... répondit: "Ou bouzwen fè kè
an'w soté mé sa zyé pa vwè kè
pa'a fè mal"
Cette jeune femme a environ 35 ans, elle voulait simplement
répondre à l'autre que ce que son mari faisait
ne l'intéressait pas dans la mesure où elle ne
le voyait pas.
- 2ème extrait de conversation
M... 35 ans traversait une période difficile, elle avait
des problèmes avec son homme. Elle me dit en me racontant
son histoire:
"Pi ou chiré, pi chyen chiré-w"
"Krab pa'a fè chyen pè"
Cette même personne m'a lancé:
"Pa jété matla a'w pou on pinèz"
- 3ème extrait de conversation
Le Principal-adjoint a lancé aux élèves
le proverbe:
"Zò kon chyen san mèt"
Une maman s'est fâchée en disant qu'on l'avait
traitée de chien. Le Principal-adjoint a répliqué
en disant: "j'aime illustrer mon discours d'images, j'ai
lancé ce proverbe à la suite du refus des parents
de représenter leurs enfants au conseil de classe (01.02.90).
- 4ème extrait de conversation
Au cours d'une conversation avec le Conseiller d'éducation,
M. D..., ce dernier dit au sujet des élèves: "on
chat sé on chat". Quand nous lui demandâmes
le sens de ce proverbe, il nous dit qu'il ne fallait pas faire
croire aux élèves qu'ils étaient forts
alors qu'ils étaient faibles. A certains moments, il
ne faut pas avoir peur de leur dire la vérité.
Le 18 septembre 1989, surlendemain du cyclone Hugo,
nous nous trouvions à la gare routière. Nous discutions
avec une dame d'une cinquantaine d'années. Nous lui racontions
qu'un ami nous avait demandé d'aller prendre des nouvelles
de sa famille qu'il n'arrivait pas à joindre au téléphone.
Nous lui faisions part de notre angoisse vu les circonstances. La
dame nous répondit: "Madanm, rann sèvis ka
bay malodo" car elle s'est rendue compte que nous rendions
ce service malgré nous.
On constate que dans le discours parlé,
les gens prononcent pas mal de proverbes, donc leur emploi est toujours
vivace. Les gens mêlent à leur langage des expressions
proverbiales traditionnelles. Nous avons même constaté
que certains jeunes usent d'expressions modernes inventées,
qu'on désignera par le terme proverbialité: "lè
on fanm ansent, i ni vyé mannyè".
Si on leur demande de dire quelques proverbes, ils chercheront les
plus satiriques. Par contre, nous avons rencontré un politicien
qui nous a dit que le proverbe: "ravèt pa ni rézon
douvan poul" devait être banni, parce qu'il est négatif
et agressif. Ce à quoi nous lui rétorquâmes:
"le proverbe n'est pas une morale, mais la traduction d'un
état de fait" et nous lui donnâmes l'exemple d'hommes
politiques blanchis par la justice malgré leurs malversations
et de petits malfrats trop durement punis par cette même justice.
Nous constatons que chez ces personnes (hommes et femmes) qui sont
"sortis de la jeunesse", mariés, travaillant pour
leur famille, ayant déjà des enfants, l'emploi du
proverbe est maintenant plus fréquent parce qu'ils sentent
le besoin d'avoir recours à l'expérience des vieillards
et aux allusions convenables des proverbes. Mais ils s'en servent
comme les jeunes en se référant aux personnes plus
âgées ou aux générations passées.
Cette remarque est faite quand on leur demande de citer des proverbes
mais dans la conversation courante, le proverbe est lancé
spontanément sans référence au passé.
4. PERSONNES DE PLUS DE 51 ANS
Nous sommes arrivée à ceux qui ont
toute autorité pour s'exprimer à l'aide de proverbes
et qui en sont, croit-on, les détenteurs. Ils sont déjà
pères et grands-pères, ou mères et grand-mères.
Il est à remarquer qu'à cet âge, les hommes
et les femmes aiment bien utiliser les proverbes. Les vieillards
se permettent plus de liberté dans leur expression.
Ils emploient souvent des expressions proverbiales
ou des comparaisons du genre avec beaucoup de naturel.
Nous nous bornerons à cette expérience
pour dire que si les jeunes emploient les proverbes de nos jours,
bien entendu, ils ne peuvent pas les utiliser avec la même
autorité que les vieux. Ce mode de communication qu'est la
parole proverbiale existe et n'est pas prêt de disparaître.
Le fait que beaucoup de jeunes se réfèrent à
leurs grands-parents quand on leur demande d'où leur vient
leur connaissance proverbiale, nous permet de confirmer l'existence
de relations entre les jeunes et les vieux et le fait que le message
du passé continue à être transmis de génération
en génération. En outre, en Guadeloupe, beaucoup de
jeunes vivent avec les grands-parents pour des raisons économiques
et parce que la famille est élargie. C'est une des raisons
qui assurent la survie de la langue et de ses proverbes.
La présentation des différents groupes
d'âge nous permet de conclure que quel que soit le groupe
d'âge considéré, le recours au proverbe peut
être observé et l'usage des proverbes ne serait donc
pas en désuétude.
II. PRESENTATION DES DIFFERENTS
RESULTATS DES ENTRETIENS
Nous avons choisi de vous présenter les
réponses aux questions 3, 4, 5, 6, car elles nous semblent
plus pertinentes.
Question 3: Que représente pour vous un
proverbe créole?
Les réponses à cette question ont
été très instructives quant à l'objet
proverbe. Quelques acceptions du concept de proverbe apparaissent
dans les réponses de nos locuteurs:
- Le proverbe créole est ce qu'on appelle "on
ti pawòl".
- Sé on biten vyé moun ka voyé anlè
i ka reflété idantité kréyol.
- on parabòl
- Il a pour but de préciser une réalité
d'une manière détournée.
- C'est un jugement simple, concis mais imagé.
- Une forme d'expression qui met en relief une opinion.
- C'est le véhicule de l'expérience et de la sagesse
populaire.
- Une manière rapide de s'exprimer et qui évite
de fournir une explication détaillée.
- "... c'est un outil secret, une ruse en quelque sorte
que les gens utilisent pour communiquer sans que d'autres comprennent
leur message...".
Remarques: La langue créole et la
langue française se côtoient, un certain nombre de
mots-clés apparaissent dans les différentes réponses:
- on ti pawòl - on parabòl - vyé moun -
idantité kréyòl
- le véhicule de l'expérience, la sagesse populaire
- l'expression imagée et concise d'une opinion
- un outil secret, une ruse
- un outil de communication
- il lance un message
Ces quelques remarques nous permettent de définir
ainsi le proverbe créole: "Le proverbe créole
est ce qu'on appelle "on ti pawòl", "on parabòl",
"on pawòl a vyé moun". Il véhicule
l'expérience, la sagesse populaire. C'est un outil qui utilise
la ruse et le détour. Il communique un message que l'autre
doit interpréter, message souvent dissimulé derrière
une image".
Question 4: Utilisez-vous des proverbes créoles?
123 personnes ont répondu oui, ce sont
en général des créolophones. Elles se sont
enthousiasmées pour ce sujet et nous ont encouragée
à poursuivre. Nous avons eu beaucoup de plaisir à
travailler avec elles. Elles ont toutes admis avoir recours à
cette stratégie, à ce mode de communication selon
leurs besoins communicatifs. Il faut noter la grande coopération
qui a existé entre ces dernières et nous.
24 personnes ont répondu non et ont rendu
l'éducation, le vécu, le fait de parler français
responsables de ce manque. Parmi ces dernières, certaines
ont éprouvé le besoin de lire notre travail une fois
terminé.
Nous avons rencontré un informateur qui
refusait de parler créole et qui affirmait méconnaître
les proverbes créoles, après stimulation, il s'est
avéré être un connaisseur, ce qui nous permet
de conclure qu'à l'intérieur d'une même conversation,
il peut y avoir des changements de code. Nous n'avons pas été
vraiment surprise, ayant l'habitude de ce genre de contradiction;
par contre notre interlocuteur fut surpris de cette réserve
qui était enfouie au plus profond de lui et dont il ignorait
la teneur. Nous n'avons pas noté d'attitudes négatives
envers notre travail, mais plutôt un désir d'en savoir
davantage.
Dans le cadre de cet article, nous n'allons pas
détailler toutes les réponses, nous nous contenterons
de faire quelques remarques. Par exemple, comparons maintenant les
réponses positives de la question 4: "Utilisez-vous
des proverbes créoles?" à celles de la question
5: "Pensez-vous que les proverbes ont une place importante
dans le discours?". 123 personnes ont répondu oui
à la question 4 et 102 à la question 5. Les réponses
positives aux deux questions nous ont interpellée et nous
ont amenée à nous poser une autre question: Pourquoi
21 personnes qui utilisent les proverbes pensent que les proverbes
n'ont pas une place importante ou tout au moins ne se prononcent
pas en faveur de l'importance des proverbes dans le discours? Nous
n'avons pas de vraie réponse, mais nous comprenons très
bien cette attitude, car nos interlocuteurs ne sont pas toujours
conscients de l'objet proverbe. Ils lancent des proverbes sans se
poser aucune question. Cependant, nous avons une majorité
d'interlocuteurs qui se prononcent en faveur des proverbes créoles
et ceci nous permet de conclure au rôle social indéniable
des proverbes.
Autre remarque qui nous semble pertinente: Certaines
personnes ont insisté sur la nécessité de connaître
les proverbes créoles et ont promis d'acheter des recueils
de proverbes. Cette attitude correspond à un comportement
social positif car ces personnes ont applaudi ce travail comme pouvant
participer au devenir social de la Guadeloupe. Nous avons aussi
rencontré chez des connaissances une personne qui vit en
France et qui souhaite voir le créole jouer un rôle
de marqueur social et devenir le partenaire du français dans
les échanges politiques, sociaux et économiques.
Question 6: A votre avis, les proverbes sont-ils
en voie de disparition?
37 personnes pensent qu'ils sont en voie de disparition
soit 25,16 % de l'échantillon, 92 personnes pensent le contraire,
soit 62,56 % et 18 personnes ne répondent pas, soit 12,24
%.
Nous avons distingué deux catégories
de réponses:
- une qui estime qu'ils sont importants et ne sont pas en voie
de disparition,
- l'autre estime qu'ils sont en voie de disparition.
Le second groupe pense que cette disparition est
due au fait que:
- les jeunes ne les emploient pas et que seules les personnes
âgées en font usage,
- l'évolution de la société et de l'individu
fait qu'on les emploie de moins en moins,
- les jeunes parlent davantage le français,
- on assiste à une décréolisation,
- à une forte apparition chez les jeunes d'un français
bâtard du français et même de l'argot,
- la télévision, la vidéo permettent à
la jeunesse de penser, de parler autrement et de s'ouvrir sur
d'autres mondes.
Remarque: La plupart des personnes interrogées
ont eu l'occasion d'utiliser des proverbes. Certains jeunes pensent
qu'ils sont en voie de disparition, mais ceci est tout à
fait compréhensible vu leur âge; mais nous notons une
grande connaissance proverbiale chez ces derniers, qui serviront
de courroie de transmission entre le passé et le devenir
du peuple antillais.
Au cours des entretiens, nous avons connu différentes
situations socio-linguistiques. La situation qui a retenu notre
attention est que nous sommes arrivée à convaincre
un groupe d'individus à apprendre la langue créole
après qu'ils aient manifesté le désir de la
connaître.
Cette investigation nous a permis non seulement
d'observer l'usage social des proverbes, mais encore de collecter
352 proverbes et comparaisons.
III. USAGE SOCIAL DES PROVERBES PAR DES LOCUTEURS-AUDITEURS
DE LA COMMUNAUTE LINGUISTIQUE CREOLE
Le proverbe joue un rôle de marqueur, ce
qui montre bien qu'il existe une codification spécifique
quant à son usage. Il permet un échange communicatif
au plan social. On peut s'adresser à quelqu'un au moyen d'un
proverbe, l'interlocuteur répond en utilisant aussi des paroles
proverbiales.
Recourir à la parole proverbiale, c'est instaurer une forme
spécifique de communication, Jakobson distingue six éléments
dans tout acte de communication verbale:
- l'émetteur ou destinateur,
- le récepteur ou destinataire,
- le référent: ce dont on parle
- le message: ce qu'on veut transmettre, le contenu du message,
- le code: signes employés et règles d'emploi
de ces signes,
- le canal de circulation du message: contact physique ou psychologique
entre le destinateur et le destinataire.
L'émetteur et le destinataire
Un émetteur illustre son discours par une
formule codée, son objectif est de mieux convaincre autrui.
Ce dernier respecte de manière inconsciente les conventions
propres au genre gnomique (genre auquel appartient le proverbe).
L'émetteur du proverbe est en général
un adulte qui recourt à une citation héritée
de la tradition pour illustrer son discours. Il met cette citation
en évidence par la tonalité et par la formule "comme
dit le proverbe", soit en créole "kon di tipawòl-la",
formule qui à notre avis attire l'attention du destinataire.
Nous examinerons plusieurs exemples de communication
pour mieux comprendre le rôle de l'émetteur et du destinataire.
L'émetteur ou le locuteur parle à
un auditeur. Le locuteur donne son point de vue (sous forme elliptique)
à l'auditeur. Ce dernier doit être en mesure de reconnaître
qu'il s'agit d'un proverbe, que celui-ci n'est destiné qu'à
juger sa situation. Nous illustrerons ce propos par un exemple donné
le 18 avril 1986 lors de la réunion scientifique d'évaluation
et de synthèse du projet qui devait être à l'origine
des "1000 proverbes créoles des Caraïbes".
Il est question d'un homme qui depuis quelques
temps ne travaille pas parce qu'il ne cherche pas à travailler,
qui reste chez lui du matin au soir. Lors d'une conversation avec
un ami, arrive un moment où celui-ci lui dit: "Koulèv
an tòch pa gra", soit en français "Couleuvre
lovée n'engraisse pas".
Cette expression a deux aspects:
- Le premier est un conseil dont la teneur est "si tu
ne te remues pas un peu, tu ne sortiras jamais de l'état
où tu te trouves".
- Le deuxième est une manière de reprocher à
son ami de rester chez lui à ne rien faire. Mais, en
fait, tout en lui donnant un conseil et en lui faisant un reproche,
il fait comme s'il ne parlait pas en son propre nom, et de manière
déguisée, il emploie un vieux proverbe que tout
le monde connaît.
L'autre interlocuteur a deux solutions:
- soit faire semblant de ne pas comprendre, s'il estime qu'il
n'a pas à donner d'explication à l'autre,
- soit expliquer sa situation, ou bien encore se justifier
à l'aide d'un autre proverbe comme "Pa konnèt
mové, rasin a-y anmè" (Il est amer de
ne pas savoir) ou: "Manjé tout, pa di tout"
(Mange tout, ne dis pas tout) ou "Tout manjé
bon pou manjé, tout pawòl pa bon pou di"
(Toute nourriture est bonne à manger, toute parole n'est
pas bonne à dire) ou encore "Sé kouto
sèl ki sav sa i ka pasé an kè a jiromon"
(Seul le couteau sait ce qui se passe au coeur du giromon).
En guise de synthèse, nous dirons qu'un
proverbe c'est:
- un télescopage de deux situations,
- un code (ou plutôt langue commune au destinateur et
au destinataire).
C'est ce code qui permettra de saisir le contenu du message
qui est empirique car il s'appuie avant tout sur les données
de l'expérience personnelle. Il reste au niveau de l'expérience
spontanée ou commune. Il annonce du "déjà-vu".
Son rôle consiste à illustrer le discours. Le contenu
est mis en parallèle avec un contexte situationnel analogue,
dont l'audition est censé tirer la leçon.
IV. PRESENTATION DU CORPUS
Le corpus contient 352 proverbes et comparaisons
collectés lors d'entretiens menés sur le terrain.
A. CARACTERISTIQUES DE CES PROVERBES
L'analyse rythmique est un élément
important dans l'étude des proverbes ainsi que l'intonation.
Selon Guy Hazaël-Massieux (1972), "l'intonation est
l'ensemble des marques qui permet d'opposer deux phrases semblables
quant à leurs phonèmes et leurs accents".
Elle a deux fonctions principales:
- elle indique la présence d'information dans l'énoncé
et localise cette information,
- elle précise le statut de cette information par rapport
à la situation de discours et au contexte.
Le binarisme selon Greimas (1970) est l'un des
traits caractéristiques des proverbes (minimum deux)
- "Pré légliz, pré lanfè"
- "Gran parad, piti kou baton"
Ceci donne à l'énoncé un caractère
concis et symétrique. En ce qui concerne le contenu sémantique
textuel du message, le fait énoncé exprime une équation
qui peut être mise en parallèle avec la situation du
destinataire.
Dèmen sé on kouyon
A = B
Il faut vivre l'instant présent.
Nous avons des propositions juxtaposées
de caractère antithétique.
1. Opposition de deux propositions
- "Palé fwansé pa vlé di lespwi"
- - "Plis ou chèché mwens ou trouvé"
2. Opposition de deux phrases nominales
- "Lèd opré bèl olwen"
- "Sa ki adan pens pa an vant"
3. Opposition de deux groupes de mots
à l'intérieur de la proposition
- "Kodonyé toujou mal chosé"
Remarque: la rime ou l'assonance viennent
parfois souligner cette opposition binaire.
- " Sé déyè bwa ki ni bwa "
- " Ou ka chayé dlo an pannyé "
La structure rythmique binaire est très
souvent renforcée par la répétition de mots,
par des oppositions sur le plan lexical et syntaxique:
- répétition de mots: "Gyoum chèché,
Gyoum touvé"
- opposition sur le plan lexical et syntaxique: "Ou
piti mè kaka a-w gwo"
B. L'ENONCE PROVERBIALE
Le proverbe est un énoncé que l'on
distingue du reste du discours. Il se coule dans des formules privilégiées.
On distingue:
- des locutions courtes: "Pli ta, pli tris"
- des phrases complexes, longues, soumises au caractère
hypothétique de la condition exprimée: "Si
zanndoli té bon vyann, i pa té ké ka drivé
si tout bayè"
- certaines phrases longues qui font intervenir des acteurs:
"Pyé Koko di i ka vwè lwen, maché
ou ké vwè pli lwen ki'y"
- les prédicats qui sont en général des
formes verbales. Les formes non verbales sont moins fréquentes
et lorsqu'elles existent, ce sont généralement
des phrases courtes: "Piti koté, piti mès",
"Menm bèt, menm pwèl".
C. LE DETERMINANT
Avant de présenter nos observations sur
les procédés de détermination dans les proverbes,
il convient de citer cette définition de J. Bernabé:
"Le déterminant recouvre un ensemble
de morphèmes grammaticaux dépendant du nom qu'ils
spécifient. Contrairement aux compléments déterminatifs,
il ne constitue pas une expansion du nom. Une fois que le constituant
D a été retenu dans la base, certains de ses éléments
peuvent, au terme de manipulations diverses, être enlevés
mais le déterminant ne peut pas être totalement supprimé
sans que soit porté atteinte à la grammaticalité
de la phrase qui le contient."
Jean Bernabé - Fondal - Natal (1983: 631).
Nous constatons que les proverbes énoncés
à "valeur générale" révèlent
une haute fréquence de noms sans déterminant.
- "Bèf douvan ka bwè dlo klè, kabrit
dèyè ka bwè dlo sal"
- "Bénéfis pa ka krévé poch"
L'indétermination (marque 0) signifie
que le locuteur ne cherche ni à localiser ni à quantifier
le contenu des éléments sans déterminant.
- L'article peut être défini (déf) "Moun
pa ka manjé manjé dòmi". "Moun"
est employé sans article et a une valeur générique;
il signifie "n'importe quelle personne".
- L'article peut être non-défini: "on
men ka lavé lot".
- Le constituant pré-article:
"Tout métyé ka nouri mèt
a-y": Tous les métiers nourrissent leurs maîtres.
"Chak kochon ni sanmdi a yo": Chaque
cochon a son samedi.
"Dé zyé a'w wòz kon kal
a chyen" (cardinal).
"Prèmyé kouché gangné
kabann" (ordinal).: Celui qui se couche le premier
aura le lit.
"Menm bèt, menm pwèl".
Ainsi nous pouvons dire que l'article est souvent
dans le style proverbial (ce que J. Bernabé appelle le blocage
de l'article au niveau de la composante de base).
- Le déterminant -possessif
"Ay soukré sak a-w la ou vann chabon a-w"
"Do an-mwen sé fèy a madè".
- Le déterminant-démonstratif n'a aucune occurrence
dans notre corpus.
D. LE NOM
Le proverbe créole utilise surtout des
noms communs. Nous avons observé que généralement
les monèmes qui sont déterminés sont ceux qui
sont programmés pour remplir uniquement les fonctions du
nom (ex: chyen, chodyè, lajan, moun, bèf).
Ils le sont par des adjectifs, des fonctionnels, des adverbes, des
actualisateurs, des cardinaux.
Par contre, les noms, issus d'une nominalisation d'un verbe ne sont
généralement ni déterminés, ni actualisés.
En effet, cette catégorie de proverbes est dans l'ordre du
très général, de l'abstraction pure. Ils s'appliquent
directement à la situation "Débouya pa péché":
La débrouillardise n'est pas un péché.
E. LE PRONOM RELATIF
Le créole fait usage des relatifs qui existent
sous la forme de ki "Bèf kaka pou sali savann
é sé bonda a-y ki sali".
Le morphème présentatif sé
accompagne le relatif ki. D'après J. Bernabé
(1983: 592)
"Le morphème qui sert d'opérateur
à la transformation de clivage n'est autre que le morphème
présentatif sé accompagné du relatif.
Ce relatif peut être soit sujet, soit objet. Quand il est
sujet, il se présente sous la forme ki et quand
il est objet, il revêt la forme Ć."
Dans le créole guadeloupéen, le morphème
présentatif est sé en contexte syntaxique positif
et a la forme a en contexte syntaxique négatif. "A
pa menm jou fèy tonbé an dlo i ka pouri".
Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons
pas traiter la totalité des règles syntaxiques qui
apparaissent dans les proverbes du corpus.
Néanmoins, nous pouvons dire que l'analyse
syntaxique a démontré que le créole comme les
autres langues est constituée d'un ensemble de règles
précises et cette notion d'ensemble de règles permet
de parler de langue.
Pour conclure, nous procéderons à
une classification des proverbes. Cette classification aboutit à
une vision de l'homme, non plus confronté à lui-même,
mais se retrouvant placé sous les auspices d'une nature éternelle.
Beaucoup de ces expressions proverbiales font apparaître
le monde animal et le monde végétal; on nous permettra
cependant d'en rappeler quelques-unes:
- Anlè kouri gouti, ou ké vwè fòs
a chyen (4)
- Baton ki ka bat chyen blan ké bat chyen nwè
(35)
- Chyen maré sé pou bat (38)
- Chyen two présé ka fè pitit san zyé
(41)
- Frékanté chyen ou ka trapé pis (70)
- Hay chyen bay zo a-y (88)
- Lè soup two fwèt, chyen ka fouré
gyèl a-y adan (44)
- Bon bèf, bon savann
- Bèf dèyè ka bwè dlo sal
- Makak pa'a jen touvé pitit a-y lèd
- Si zanndoli té bon vyann i pa té ké
ka drivé si tout bayè
Dans ces expressions proverbiales, nous voyons
s'ébaucher une vision très pittoresque de l'homme.
En outre, le monde animal est la dominante de toutes ces expressions
proverbiales. Cet héritage appartient à l'Afrique
ancestrale où chaque ethnie a son animal-totem et où
les animaux prenaient la place des humains, en outre, selon la mythologie
ouest-africaine, dans un fabuleux passé, les ancêtres
avaient constitué alliance avec ces derniers. Les plantes
ainsi que les animaux ont une âme. Les hommes utilisent les
animaux pour véhiculer la sagesse, dans les contes, dans
les proverbes.
Konpè Zanba et Konpè Lapen, qui sont respectivement
Breer Rabbit (Compère Lapin) et son cousin Breer Amancy (Compère
Zamba) dans les îles anglaises, appartiennent à la
mythologie sénégalaise. Tous ces héritages
se sont créolisés et ont été transplantés
dans la Caraïbe. Ils ont dû s'adapter et se renouveler
ou encore innover.
CONCLUSION
Nous avons essayé, dans cette brève
étude, de montrer que le proverbe créole est à
la fois l'héritage culturel que nous ont légué
nos ancêtres et une réalité vivante qu'il importe
de redécouvrir et de conserver.
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