ESPACE CRÉOLE N°9

Revue du GEREC

  

La proverbialité créole. declin ou renouveau

 

par Lucie FOULQUIER

 
I. Les différents groupes d'âge
1. Les enfants de 5 à 12 ans
2. Les jeunes de 12 à 20 ans
3. Personnes âgées de 20 à 50 ans
4. Personnes de plus de 51 ans
II. Présentation des différents résultats des entretiens
III. Usage social des proverbes par les locuteurs-auditeurs de la communauté linguistique créole
IV. Présentation du corpus
A. Caractéristiques de ces proverbes
B. L'énoncé proverbiale
C. Le déterminant
D. Le nom
E. Le pronom relatif
  Conclusion
  Références bibliographiques

Dans le cadre de cet article, nous avons décidé d'étudier le proverbe créole en situation, en vue de montrer qu'il n'est pas décadent. Pour mener à bien ce travail, nous avons décidé d'observer la pratique proverbiale des différents groupes d'âges de la commune de Capesterre Belle Eau, commune de la Guadeloupe dont nous sommes native.

En effet, ayant grandi dans un bain de proverbes qui ponctuent notre vie de façon tout à fait naturelle et régulière, nous avons toujours été frappée par la saveur, l'à-propos, la justesse, le pittoresque des proverbes utilisés par toutes les catégories sociales. Toutefois, les gens s'obstinent à croire que les faits qui ne sont ni présents ni expliqués dans les manuels n'existent pas. La connaissance scientifique ne doit pas nous donner de complexe et nous faire perdre le contact avec la réalité quotidienne ni nous couper de notre monde de vie traditionnel. Notre réalité est différente de celle présentée dans les manuels. Nous possédons une grande richesse. Cette richesse est présente dans la langue créole (proverbes, devinettes, contes, littérature), dans la musique et dans les us et coutumes. On dit souvent que les paroles s'envolent et les écrits restent et pourtant pendant des siècles, jusqu'à la période contemporaine, la langue créole s'est formée presque uniquement de bouche à oreille; elle a vécu sur du vent, elle ne s'est pas perdue dans la brise. Elle a traversé les océans, elle a cohabité avec la langue française (langue institutionnelle), elle s'est adaptée et continue d'exister et d'évoluer. Ainsi, nous pouvons dire: "Kannòt krazé, anbakadè toujou la": les canots peuvent se briser, l'embarcadère est toujours là.

Le proverbe créole? Le terme "proverbe" peut avoir les acceptions suivantes: le proverbe créole est un mode de communication ancien qui se perpétue dans le présent. C'est une forme élaborée de la pensée. Il est porteur d'enseignements moraux nés d'une suite d'expérience de vie vécue par un certain nombre d'individus. Dans certains pays comme l'Afrique, on commence tout discours par un proverbe. Dans les Antilles créoles, les proverbes participent de la même logique.

Les réflexions qui viennent sont le résultat d'une investigation sur une durée de deux ans auprès de la commune de Capesterre Belle-Eau. Elle s'est faite:

  1. par l'observation de la population,
  2. sous forme d'entretiens soutenus par un questionnaire dont voici le texte.
1.
Homme
 
Femme
 
Age
 
2.

Où vivez-vous?
Champagne
 
Bourg
 

3. Que représente pour vous un proverbe créole?
4.

Utilisez-vous des proverbes créoles?
Oui
 
Non
 
Si oui, pourquoi?
Si non, pourquoi?

5.

Pensez-vous que les proverbes ont une place dans le discours actuel?
Oui
 
Non
 

6. A votre avis sont-ils en voie de disparition?
Si oui pourquoi?
Si non pourquoi?
7. Pouvez-vous citer des proverbes que vous utilisez souvent?

Avant de commencer les entretiens sur le terrain, nous avons à notre disposition un certain nombre de variables:

  • Le choix des langues: nous avons laissé à nos interlocuteurs le choix des langues: créole ou français. Cependant, nous avons noté une grande vitalité et un emploi très fréquent du créole. Dans ce type d'enquête, le créole était favorisé malgré le fait qu'il soit la langue dominée; mais il a tout de même cohabité avec le français car quelques locuteurs en ont eu recours. Certains, tout en nous parlant français, nous ont affirmé qu'ils ne parlaient pas souvent créole et par conséquent ne connaissaient pas de proverbes créoles, mais nous avons été très étonnée d'entendre par la suite ces mêmes personnes nous en lancer, si bien que les codes linguistiques utilisés en situation d'émission ou de réception ont été:
    • créole émis / créole reçu,
    • créole émis / français reçu,
    • français émis / français reçu.
  • Les variables sociolinguistiques qui déterminent le choix de la langue chez les créolophones bilingues concernent d'une part le lieu d'échange, les caractéristiques de l'interlocuteur par rapport au locuteur, d'autre part les intentions du locuteur.
  • La variable âge: nous a obligée à établir un cadre dichotomique en moins âgé/plus âgé. Parmi les personnes âgées, nous avons eu des cas de personnes unilingues, parlant seulement le créole.

La situation de communication exigeait que le locuteur traduise en créole le texte du questionnement pour permettre à l'auditeur de mieux comprendre et qu'il utilise le terme "tipawòl" ou "pawòl a moun lontan" à la place du mot "proverbe".

L'emploi du créole a été fonction comme nous l'avons annoncé auparavant de la variable de situation (lieux privés ou publics) et aussi de la connaissance préalable de l'interlocuteur. Dans les lieux publics, on s'adressait plus volontiers en créole à un interlocuteur inconnu, quand ce dernier tenait absolument à nous parler français, on présentait certains indices psycho-sociaux ou physiques comme l'habillement, la manière de marcher ou la gestualité; on lui parlait français. Le créole a été aussi utilisé avec certaines relations sociales ou amicales, parce que nous avions des habitudes langagières avec ces personnes et il n'était pas question de changer la nature des relations. Donc le statut des participants dans l'interaction sociale a influencé nos stratégies discursives. Nous n'avons pas tenu compte de la variable du sexe de l'interlocuteur comme facteur déterminant. La seule différence que nous avons pu constater se situe au niveau de l'emploi de certains proverbes faisant allusion au sexe, ces derniers sont très peu utilisés par les femmes.

Sur une population de 20 000 habitants, 147 personnes de 14 à 39 ans ont été interrogées. On posa les mêmes questions, dans la même formulation et dans le même ordre. Ces questions ont été écrites au préalable.

Une fois la zone géographique déterminée, nous avons délimité les différents lieux: la rue, le bar, la gare routière, le marché, l'OMC, le collège et les domiciles privés. Cette délimitation a permis d'observer la communauté linguistique et ses pratiques communicatives. Cette observation des choses a permis de préciser que:

  • les témoins privilégiés sont les Anciens qui ont une grande expérience dans ce domaine,
  • il y a communication et transmission linguistique entre Jeunes et Anciens car les jeunes utilisent les proverbes créoles,
  • la transmission est solidement assurée en outre d'autres maillons (très appréciés des jeunes) sont venus s'ajouter à la chaîne symbolique entre générations passées et présentes: les chansons (le zouk).

Cette recherche repose sur l'hypothèse suivante: Malgré la nudité apparente des esclaves et les nombreux sévices qu'ils ont endurés, on n'a pas pu arracher ni emprisonner leur imaginaire. Cet héritage culturel qu'ont légué les ancêtres n'a pas été rejeté. Le goût de la parole, de la subtilité se trouve maintenu dans les contes, les devinettes, les proverbes et les chansons. La vision du monde a certes changé mais il n'y pas de coupure entre les générations. Les gens communiquent au moyen de proverbes. Ce mode de communication ancien se perpétue dans le présent. Il est parole dans la mesure où il est une manifestation de la langue, objet spécifique de la linguistique. Cette étude nous amène à décrire:

  • Les différents groupes d'âge rencontrés au cours de notre observation.
  • Les différents résultats des différents entretiens.
  • L'usage social des proverbes par des locuteurs-auditeurs de la communauté linguistique.
  • Le corpus élaboré à partir de la collecte.

I. LES DIFFERENTS GROUPES D'AGE

1. LES ENFANTS DE 5 A 12 ANS

Ils ne connaissent que quelques proverbes qu'ils emploient dans leurs jeux et leurs chansons. Il s'agit de dictons moraux ou météorologiques, qui sont entrés dans leurs jeux ou que les enfants répètent après les avoir entendus chez eux, comme par exemple les dictons: "Solèy é lapli, dyab ka mayé fi a'y déyè légliz" (ce dicton est employé en général s'il y a eu en même temps du soleil et de la pluie).

"Vant pété, manjé pa gaté"
"Byen doné, sé byen doné"
"Sa ki atè sé pou chyen"
"Si ou pa di la vérité, bondyé ké pini'w"

Nous ne pouvons pas parler de connaissances proverbiales assimilées et logiques chez les enfants. Mais nous ne pouvons pas nier l'existence d'une certaine pratique proverbiale. Nous avons aussi constaté que les proverbes sur les animaux amusent beaucoup les petits élèves. Les astuces du renard et les malheurs du loup qu'on trouve dans les fables sont des histoires que les enfants conservent avec leur texte proverbial. Dans ce cas précis, il s'agit de proverbes français. Les enfants emploient aussi certaines comparaisons en créole tirées des fables, par exemple: "Ou konprann sé mwen ou ké kouyonné ou rizé kon rina", "Ren a'w kasé kon ren a makak".
Autant chez les enfants que chez les adultes, de nombreux proverbes sont aussi des comparaisons.

2. LES JEUNES DE 12 A 20 ANS

Les collégiens emploient des proverbes, des expressions proverbiales ainsi que des comparaisons dans leur parler.

Ainsi, le 23 février 1989, nous assistons au collège de Capesterre Belle-Eau à une remise de récompense. Pendant que le Principal-adjoint parlait, deux élèves conversaient, il leur dit: "Dé kouyon pa ka palé an menm tan". Puis arriva le moment des avertissements, on appela un élève averti, ses camarades se moquèrent de lui, alors le Principal-adjoint lança: "Jòdi-la sé ta'y démen sé ta zòt", à la suite de cela un élève répondit: "Chak kochon ni sanmdi a yo".

Le 27 avril 1989, pendant un cours, nous fûmes interrompue par un élève âgé de 14 ans et nous l'avons entendu dire à un de ses camarades: "imité ka détenn" alors nous lui avons demandé la raison de l'emploi de ce proverbe, il nous a répondu que son camarade "faisait exactement les mêmes choses que lui". Par ailleurs, les enfants emploient très souvent le proverbe que nous venons de citer.

Le 18 décembre 1989, au moment où nous disions à une élève de 3ème que nous étions le seul professeur dans la classe et que si elle nous gênait, elle sortirait, nous avons été très étonnée d'entendre un de ses camarades lui dire: "Dé mal krab pa'a resté an menm tou-la". Ces quelques exemples prouvent que les jeunes emploient des proverbes. En outre, nous avons appris que cet élève n'a jamais suivi de cours de créole, donc on ne peut pas parler d'influence.

3. PERSONNES AGEES DE 20 A 50 ANS

En suivant le parler quotidien de cette tranche d'âge, nous avons noté la présence d'un grand nombre de proverbes. Ce constat nous permet d'avancer que les proverbes manifestent toujours une certaine vitalité.
Voici quelques bribes de conversations où le proverbe fuse spontanément de la bouche de l'orateur.

  1. 1er extrait de conversation
    S... dit à E... en parlant de son mari qui était en ce temps-là en stage en France: "Boug-la tou sèl a Paris, i dòt ja chèché on ti madanm pou chofé'y "

    E... répondit: "Ou bouzwen fè kè an'w soté mé sa zyé pa vwè kè pa'a fè mal"

    Cette jeune femme a environ 35 ans, elle voulait simplement répondre à l'autre que ce que son mari faisait ne l'intéressait pas dans la mesure où elle ne le voyait pas.

  2. 2ème extrait de conversation
    M... 35 ans traversait une période difficile, elle avait des problèmes avec son homme. Elle me dit en me racontant son histoire:

    "Pi ou chiré, pi chyen chiré-w"
    "Krab pa'a fè chyen pè"

    Cette même personne m'a lancé:
    "Pa jété matla a'w pou on pinèz"

  3. 3ème extrait de conversation
    Le Principal-adjoint a lancé aux élèves le proverbe:
    "Zò kon chyen san mèt"
    Une maman s'est fâchée en disant qu'on l'avait traitée de chien. Le Principal-adjoint a répliqué en disant: "j'aime illustrer mon discours d'images, j'ai lancé ce proverbe à la suite du refus des parents de représenter leurs enfants au conseil de classe (01.02.90).

  4. 4ème extrait de conversation
    Au cours d'une conversation avec le Conseiller d'éducation, M. D..., ce dernier dit au sujet des élèves: "on chat sé on chat". Quand nous lui demandâmes le sens de ce proverbe, il nous dit qu'il ne fallait pas faire croire aux élèves qu'ils étaient forts alors qu'ils étaient faibles. A certains moments, il ne faut pas avoir peur de leur dire la vérité.

Le 18 septembre 1989, surlendemain du cyclone Hugo, nous nous trouvions à la gare routière. Nous discutions avec une dame d'une cinquantaine d'années. Nous lui racontions qu'un ami nous avait demandé d'aller prendre des nouvelles de sa famille qu'il n'arrivait pas à joindre au téléphone. Nous lui faisions part de notre angoisse vu les circonstances. La dame nous répondit: "Madanm, rann sèvis ka bay malodo" car elle s'est rendue compte que nous rendions ce service malgré nous.

On constate que dans le discours parlé, les gens prononcent pas mal de proverbes, donc leur emploi est toujours vivace. Les gens mêlent à leur langage des expressions proverbiales traditionnelles. Nous avons même constaté que certains jeunes usent d'expressions modernes inventées, qu'on désignera par le terme proverbialité: "lè on fanm ansent, i ni vyé mannyè".

Si on leur demande de dire quelques proverbes, ils chercheront les plus satiriques. Par contre, nous avons rencontré un politicien qui nous a dit que le proverbe: "ravèt pa ni rézon douvan poul" devait être banni, parce qu'il est négatif et agressif. Ce à quoi nous lui rétorquâmes: "le proverbe n'est pas une morale, mais la traduction d'un état de fait" et nous lui donnâmes l'exemple d'hommes politiques blanchis par la justice malgré leurs malversations et de petits malfrats trop durement punis par cette même justice.

Nous constatons que chez ces personnes (hommes et femmes) qui sont "sortis de la jeunesse", mariés, travaillant pour leur famille, ayant déjà des enfants, l'emploi du proverbe est maintenant plus fréquent parce qu'ils sentent le besoin d'avoir recours à l'expérience des vieillards et aux allusions convenables des proverbes. Mais ils s'en servent comme les jeunes en se référant aux personnes plus âgées ou aux générations passées. Cette remarque est faite quand on leur demande de citer des proverbes mais dans la conversation courante, le proverbe est lancé spontanément sans référence au passé.

4. PERSONNES DE PLUS DE 51 ANS

Nous sommes arrivée à ceux qui ont toute autorité pour s'exprimer à l'aide de proverbes et qui en sont, croit-on, les détenteurs. Ils sont déjà pères et grands-pères, ou mères et grand-mères. Il est à remarquer qu'à cet âge, les hommes et les femmes aiment bien utiliser les proverbes. Les vieillards se permettent plus de liberté dans leur expression.

Ils emploient souvent des expressions proverbiales ou des comparaisons du genre avec beaucoup de naturel.

Nous nous bornerons à cette expérience pour dire que si les jeunes emploient les proverbes de nos jours, bien entendu, ils ne peuvent pas les utiliser avec la même autorité que les vieux. Ce mode de communication qu'est la parole proverbiale existe et n'est pas prêt de disparaître. Le fait que beaucoup de jeunes se réfèrent à leurs grands-parents quand on leur demande d'où leur vient leur connaissance proverbiale, nous permet de confirmer l'existence de relations entre les jeunes et les vieux et le fait que le message du passé continue à être transmis de génération en génération. En outre, en Guadeloupe, beaucoup de jeunes vivent avec les grands-parents pour des raisons économiques et parce que la famille est élargie. C'est une des raisons qui assurent la survie de la langue et de ses proverbes.

La présentation des différents groupes d'âge nous permet de conclure que quel que soit le groupe d'âge considéré, le recours au proverbe peut être observé et l'usage des proverbes ne serait donc pas en désuétude.

II. PRESENTATION DES DIFFERENTS RESULTATS DES ENTRETIENS

Nous avons choisi de vous présenter les réponses aux questions 3, 4, 5, 6, car elles nous semblent plus pertinentes.

Question 3: Que représente pour vous un proverbe créole?

Les réponses à cette question ont été très instructives quant à l'objet proverbe. Quelques acceptions du concept de proverbe apparaissent dans les réponses de nos locuteurs:

  • Le proverbe créole est ce qu'on appelle "on ti pawòl".
  • Sé on biten vyé moun ka voyé anlè i ka reflété idantité kréyol.
  • on parabòl
  • Il a pour but de préciser une réalité d'une manière détournée.
  • C'est un jugement simple, concis mais imagé.
  • Une forme d'expression qui met en relief une opinion.
  • C'est le véhicule de l'expérience et de la sagesse populaire.
  • Une manière rapide de s'exprimer et qui évite de fournir une explication détaillée.
  • "... c'est un outil secret, une ruse en quelque sorte que les gens utilisent pour communiquer sans que d'autres comprennent leur message...".

Remarques: La langue créole et la langue française se côtoient, un certain nombre de mots-clés apparaissent dans les différentes réponses:

  • on ti pawòl - on parabòl - vyé moun - idantité kréyòl
  • le véhicule de l'expérience, la sagesse populaire
  • l'expression imagée et concise d'une opinion
  • un outil secret, une ruse
  • un outil de communication
  • il lance un message

Ces quelques remarques nous permettent de définir ainsi le proverbe créole: "Le proverbe créole est ce qu'on appelle "on ti pawòl", "on parabòl", "on pawòl a vyé moun". Il véhicule l'expérience, la sagesse populaire. C'est un outil qui utilise la ruse et le détour. Il communique un message que l'autre doit interpréter, message souvent dissimulé derrière une image".

Question 4: Utilisez-vous des proverbes créoles?

123 personnes ont répondu oui, ce sont en général des créolophones. Elles se sont enthousiasmées pour ce sujet et nous ont encouragée à poursuivre. Nous avons eu beaucoup de plaisir à travailler avec elles. Elles ont toutes admis avoir recours à cette stratégie, à ce mode de communication selon leurs besoins communicatifs. Il faut noter la grande coopération qui a existé entre ces dernières et nous.

24 personnes ont répondu non et ont rendu l'éducation, le vécu, le fait de parler français responsables de ce manque. Parmi ces dernières, certaines ont éprouvé le besoin de lire notre travail une fois terminé.

Nous avons rencontré un informateur qui refusait de parler créole et qui affirmait méconnaître les proverbes créoles, après stimulation, il s'est avéré être un connaisseur, ce qui nous permet de conclure qu'à l'intérieur d'une même conversation, il peut y avoir des changements de code. Nous n'avons pas été vraiment surprise, ayant l'habitude de ce genre de contradiction; par contre notre interlocuteur fut surpris de cette réserve qui était enfouie au plus profond de lui et dont il ignorait la teneur. Nous n'avons pas noté d'attitudes négatives envers notre travail, mais plutôt un désir d'en savoir davantage.

Dans le cadre de cet article, nous n'allons pas détailler toutes les réponses, nous nous contenterons de faire quelques remarques. Par exemple, comparons maintenant les réponses positives de la question 4: "Utilisez-vous des proverbes créoles?" à celles de la question 5: "Pensez-vous que les proverbes ont une place importante dans le discours?". 123 personnes ont répondu oui à la question 4 et 102 à la question 5. Les réponses positives aux deux questions nous ont interpellée et nous ont amenée à nous poser une autre question: Pourquoi 21 personnes qui utilisent les proverbes pensent que les proverbes n'ont pas une place importante ou tout au moins ne se prononcent pas en faveur de l'importance des proverbes dans le discours? Nous n'avons pas de vraie réponse, mais nous comprenons très bien cette attitude, car nos interlocuteurs ne sont pas toujours conscients de l'objet proverbe. Ils lancent des proverbes sans se poser aucune question. Cependant, nous avons une majorité d'interlocuteurs qui se prononcent en faveur des proverbes créoles et ceci nous permet de conclure au rôle social indéniable des proverbes.

Autre remarque qui nous semble pertinente: Certaines personnes ont insisté sur la nécessité de connaître les proverbes créoles et ont promis d'acheter des recueils de proverbes. Cette attitude correspond à un comportement social positif car ces personnes ont applaudi ce travail comme pouvant participer au devenir social de la Guadeloupe. Nous avons aussi rencontré chez des connaissances une personne qui vit en France et qui souhaite voir le créole jouer un rôle de marqueur social et devenir le partenaire du français dans les échanges politiques, sociaux et économiques.

Question 6: A votre avis, les proverbes sont-ils en voie de disparition?

37 personnes pensent qu'ils sont en voie de disparition soit 25,16 % de l'échantillon, 92 personnes pensent le contraire, soit 62,56 % et 18 personnes ne répondent pas, soit 12,24 %.

Nous avons distingué deux catégories de réponses:

  • une qui estime qu'ils sont importants et ne sont pas en voie de disparition,
  • l'autre estime qu'ils sont en voie de disparition.

Le second groupe pense que cette disparition est due au fait que:

  • les jeunes ne les emploient pas et que seules les personnes âgées en font usage,
  • l'évolution de la société et de l'individu fait qu'on les emploie de moins en moins,
  • les jeunes parlent davantage le français,
  • on assiste à une décréolisation,
  • à une forte apparition chez les jeunes d'un français bâtard du français et même de l'argot,
  • la télévision, la vidéo permettent à la jeunesse de penser, de parler autrement et de s'ouvrir sur d'autres mondes.

Remarque: La plupart des personnes interrogées ont eu l'occasion d'utiliser des proverbes. Certains jeunes pensent qu'ils sont en voie de disparition, mais ceci est tout à fait compréhensible vu leur âge; mais nous notons une grande connaissance proverbiale chez ces derniers, qui serviront de courroie de transmission entre le passé et le devenir du peuple antillais.

Au cours des entretiens, nous avons connu différentes situations socio-linguistiques. La situation qui a retenu notre attention est que nous sommes arrivée à convaincre un groupe d'individus à apprendre la langue créole après qu'ils aient manifesté le désir de la connaître.

Cette investigation nous a permis non seulement d'observer l'usage social des proverbes, mais encore de collecter 352 proverbes et comparaisons.


III. USAGE SOCIAL DES PROVERBES PAR DES LOCUTEURS-AUDITEURS DE LA COMMUNAUTE LINGUISTIQUE CREOLE

Le proverbe joue un rôle de marqueur, ce qui montre bien qu'il existe une codification spécifique quant à son usage. Il permet un échange communicatif au plan social. On peut s'adresser à quelqu'un au moyen d'un proverbe, l'interlocuteur répond en utilisant aussi des paroles proverbiales.
Recourir à la parole proverbiale, c'est instaurer une forme spécifique de communication, Jakobson distingue six éléments dans tout acte de communication verbale:

  • l'émetteur ou destinateur,
  • le récepteur ou destinataire,
  • le référent: ce dont on parle
  • le message: ce qu'on veut transmettre, le contenu du message,
  • le code: signes employés et règles d'emploi de ces signes,
  • le canal de circulation du message: contact physique ou psychologique entre le destinateur et le destinataire.

L'émetteur et le destinataire

Un émetteur illustre son discours par une formule codée, son objectif est de mieux convaincre autrui. Ce dernier respecte de manière inconsciente les conventions propres au genre gnomique (genre auquel appartient le proverbe).

L'émetteur du proverbe est en général un adulte qui recourt à une citation héritée de la tradition pour illustrer son discours. Il met cette citation en évidence par la tonalité et par la formule "comme dit le proverbe", soit en créole "kon di tipawòl-la", formule qui à notre avis attire l'attention du destinataire.

Nous examinerons plusieurs exemples de communication pour mieux comprendre le rôle de l'émetteur et du destinataire.

L'émetteur ou le locuteur parle à un auditeur. Le locuteur donne son point de vue (sous forme elliptique) à l'auditeur. Ce dernier doit être en mesure de reconnaître qu'il s'agit d'un proverbe, que celui-ci n'est destiné qu'à juger sa situation. Nous illustrerons ce propos par un exemple donné le 18 avril 1986 lors de la réunion scientifique d'évaluation et de synthèse du projet qui devait être à l'origine des "1000 proverbes créoles des Caraïbes".

Il est question d'un homme qui depuis quelques temps ne travaille pas parce qu'il ne cherche pas à travailler, qui reste chez lui du matin au soir. Lors d'une conversation avec un ami, arrive un moment où celui-ci lui dit: "Koulèv an tòch pa gra", soit en français "Couleuvre lovée n'engraisse pas".

Cette expression a deux aspects:

  • Le premier est un conseil dont la teneur est "si tu ne te remues pas un peu, tu ne sortiras jamais de l'état où tu te trouves".
  • Le deuxième est une manière de reprocher à son ami de rester chez lui à ne rien faire. Mais, en fait, tout en lui donnant un conseil et en lui faisant un reproche, il fait comme s'il ne parlait pas en son propre nom, et de manière déguisée, il emploie un vieux proverbe que tout le monde connaît.

L'autre interlocuteur a deux solutions:

  • soit faire semblant de ne pas comprendre, s'il estime qu'il n'a pas à donner d'explication à l'autre,
  • soit expliquer sa situation, ou bien encore se justifier à l'aide d'un autre proverbe comme "Pa konnèt mové, rasin a-y anmè" (Il est amer de ne pas savoir) ou: "Manjé tout, pa di tout" (Mange tout, ne dis pas tout) ou "Tout manjé bon pou manjé, tout pawòl pa bon pou di" (Toute nourriture est bonne à manger, toute parole n'est pas bonne à dire) ou encore "Sé kouto sèl ki sav sa i ka pasé an kè a jiromon" (Seul le couteau sait ce qui se passe au coeur du giromon).

En guise de synthèse, nous dirons qu'un proverbe c'est:

  1. un télescopage de deux situations,
  2. un code (ou plutôt langue commune au destinateur et au destinataire).
    C'est ce code qui permettra de saisir le contenu du message qui est empirique car il s'appuie avant tout sur les données de l'expérience personnelle. Il reste au niveau de l'expérience spontanée ou commune. Il annonce du "déjà-vu". Son rôle consiste à illustrer le discours. Le contenu est mis en parallèle avec un contexte situationnel analogue, dont l'audition est censé tirer la leçon.

IV. PRESENTATION DU CORPUS

Le corpus contient 352 proverbes et comparaisons collectés lors d'entretiens menés sur le terrain.

A. CARACTERISTIQUES DE CES PROVERBES

L'analyse rythmique est un élément important dans l'étude des proverbes ainsi que l'intonation. Selon Guy Hazaël-Massieux (1972), "l'intonation est l'ensemble des marques qui permet d'opposer deux phrases semblables quant à leurs phonèmes et leurs accents".
Elle a deux fonctions principales:

  • elle indique la présence d'information dans l'énoncé et localise cette information,
  • elle précise le statut de cette information par rapport à la situation de discours et au contexte.

Le binarisme selon Greimas (1970) est l'un des traits caractéristiques des proverbes (minimum deux)

  • "Pré légliz, pré lanfè"
  • "Gran parad, piti kou baton"

Ceci donne à l'énoncé un caractère concis et symétrique. En ce qui concerne le contenu sémantique textuel du message, le fait énoncé exprime une équation qui peut être mise en parallèle avec la situation du destinataire.

Dèmen sé on kouyon
A = B
Il faut vivre l'instant présent.

Nous avons des propositions juxtaposées de caractère antithétique.

1. Opposition de deux propositions

  • "Palé fwansé pa vlé di lespwi"
  • - "Plis ou chèché mwens ou trouvé"

2. Opposition de deux phrases nominales

  • "Lèd opré bèl olwen"
  • "Sa ki adan pens pa an vant"

3. Opposition de deux groupes de mots à l'intérieur de la proposition

  • "Kodonyé toujou mal chosé"

Remarque: la rime ou l'assonance viennent parfois souligner cette opposition binaire.

  • " Sé déyè bwa ki ni bwa "
  • " Ou ka chayé dlo an pannyé "

La structure rythmique binaire est très souvent renforcée par la répétition de mots, par des oppositions sur le plan lexical et syntaxique:

  • répétition de mots: "Gyoum chèché, Gyoum touvé"
  • opposition sur le plan lexical et syntaxique: "Ou piti mè kaka a-w gwo"

B. L'ENONCE PROVERBIALE

Le proverbe est un énoncé que l'on distingue du reste du discours. Il se coule dans des formules privilégiées. On distingue:

  • des locutions courtes: "Pli ta, pli tris"
  • des phrases complexes, longues, soumises au caractère hypothétique de la condition exprimée: "Si zanndoli té bon vyann, i pa té ké ka drivé si tout bayè"
  • certaines phrases longues qui font intervenir des acteurs: "Pyé Koko di i ka vwè lwen, maché ou ké vwè pli lwen ki'y"
  • les prédicats qui sont en général des formes verbales. Les formes non verbales sont moins fréquentes et lorsqu'elles existent, ce sont généralement des phrases courtes: "Piti koté, piti mès", "Menm bèt, menm pwèl".

C. LE DETERMINANT

Avant de présenter nos observations sur les procédés de détermination dans les proverbes, il convient de citer cette définition de J. Bernabé:

"Le déterminant recouvre un ensemble de morphèmes grammaticaux dépendant du nom qu'ils spécifient. Contrairement aux compléments déterminatifs, il ne constitue pas une expansion du nom. Une fois que le constituant D a été retenu dans la base, certains de ses éléments peuvent, au terme de manipulations diverses, être enlevés mais le déterminant ne peut pas être totalement supprimé sans que soit porté atteinte à la grammaticalité de la phrase qui le contient."
Jean Bernabé - Fondal - Natal (1983: 631).

Nous constatons que les proverbes énoncés à "valeur générale" révèlent une haute fréquence de noms sans déterminant.

  • "Bèf douvan ka bwè dlo klè, kabrit dèyè ka bwè dlo sal"
  • "Bénéfis pa ka krévé poch"
L'indétermination (marque 0) signifie que le locuteur ne cherche ni à localiser ni à quantifier le contenu des éléments sans déterminant.
  • L'article peut être défini (déf) "Moun pa ka manjé manjé dòmi". "Moun" est employé sans article et a une valeur générique; il signifie "n'importe quelle personne".
  • L'article peut être non-défini: "on men ka lavé lot".
  • Le constituant pré-article:
    "Tout métyé ka nouri mèt a-y": Tous les métiers nourrissent leurs maîtres.
    "Chak kochon ni sanmdi a yo": Chaque cochon a son samedi.
    " zyé a'w wòz kon kal a chyen" (cardinal).
    "Prèmyé kouché gangné kabann" (ordinal).: Celui qui se couche le premier aura le lit.
    "Menm bèt, menm pwèl".

Ainsi nous pouvons dire que l'article est souvent dans le style proverbial (ce que J. Bernabé appelle le blocage de l'article au niveau de la composante de base).

  • Le déterminant -possessif
    "Ay soukré sak a-w la ou vann chabon a-w"
    "Do an-mwen sé fèy a madè".
  • Le déterminant-démonstratif n'a aucune occurrence dans notre corpus.

D. LE NOM

Le proverbe créole utilise surtout des noms communs. Nous avons observé que généralement les monèmes qui sont déterminés sont ceux qui sont programmés pour remplir uniquement les fonctions du nom (ex: chyen, chodyè, lajan, moun, bèf). Ils le sont par des adjectifs, des fonctionnels, des adverbes, des actualisateurs, des cardinaux.
Par contre, les noms, issus d'une nominalisation d'un verbe ne sont généralement ni déterminés, ni actualisés. En effet, cette catégorie de proverbes est dans l'ordre du très général, de l'abstraction pure. Ils s'appliquent directement à la situation "Débouya pa péché": La débrouillardise n'est pas un péché.

E. LE PRONOM RELATIF

Le créole fait usage des relatifs qui existent sous la forme de ki "Bèf kaka pou sali savann é sé bonda a-y ki sali".

Le morphème présentatif accompagne le relatif ki. D'après J. Bernabé (1983: 592)

"Le morphème qui sert d'opérateur à la transformation de clivage n'est autre que le morphème présentatif accompagné du relatif. Ce relatif peut être soit sujet, soit objet. Quand il est sujet, il se présente sous la forme ki et quand il est objet, il revêt la forme Ć."

Dans le créole guadeloupéen, le morphème présentatif est sé en contexte syntaxique positif et a la forme a en contexte syntaxique négatif. "A pa menm jou fèy tonbé an dlo i ka pouri".

Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons pas traiter la totalité des règles syntaxiques qui apparaissent dans les proverbes du corpus.

Néanmoins, nous pouvons dire que l'analyse syntaxique a démontré que le créole comme les autres langues est constituée d'un ensemble de règles précises et cette notion d'ensemble de règles permet de parler de langue.

Pour conclure, nous procéderons à une classification des proverbes. Cette classification aboutit à une vision de l'homme, non plus confronté à lui-même, mais se retrouvant placé sous les auspices d'une nature éternelle.

Beaucoup de ces expressions proverbiales font apparaître le monde animal et le monde végétal; on nous permettra cependant d'en rappeler quelques-unes:

  1. Anlè kouri gouti, ou ké vwè fòs a chyen (4)
  2. Baton ki ka bat chyen blan ké bat chyen nwè (35)
  3. Chyen maré sé pou bat (38)
  4. Chyen two présé ka fè pitit san zyé (41)
  5. Frékanté chyen ou ka trapé pis (70)
  6. Hay chyen bay zo a-y (88)
  7. Lè soup two fwèt, chyen ka fouré gyèl a-y adan (44)
  8. Bon bèf, bon savann
  9. Bèf dèyè ka bwè dlo sal
  10. Makak pa'a jen touvé pitit a-y lèd
  11. Si zanndoli té bon vyann i pa té ké ka drivé si tout bayè

Dans ces expressions proverbiales, nous voyons s'ébaucher une vision très pittoresque de l'homme. En outre, le monde animal est la dominante de toutes ces expressions proverbiales. Cet héritage appartient à l'Afrique ancestrale où chaque ethnie a son animal-totem et où les animaux prenaient la place des humains, en outre, selon la mythologie ouest-africaine, dans un fabuleux passé, les ancêtres avaient constitué alliance avec ces derniers. Les plantes ainsi que les animaux ont une âme. Les hommes utilisent les animaux pour véhiculer la sagesse, dans les contes, dans les proverbes.
Konpè Zanba et Konpè Lapen, qui sont respectivement Breer Rabbit (Compère Lapin) et son cousin Breer Amancy (Compère Zamba) dans les îles anglaises, appartiennent à la mythologie sénégalaise. Tous ces héritages se sont créolisés et ont été transplantés dans la Caraïbe. Ils ont dû s'adapter et se renouveler ou encore innover.

CONCLUSION

Nous avons essayé, dans cette brève étude, de montrer que le proverbe créole est à la fois l'héritage culturel que nous ont légué nos ancêtres et une réalité vivante qu'il importe de redécouvrir et de conserver.

Références bibliographiques

BERNABE, Jean, 1983 - Fondal Natal. Grammaire basilectale approchée des créoles Guadeloupéen et Martiniquais, Vol. 1 - 3, Paris, L'Harmattan, 1559 pages.

GREIMAS, A.J., 1970 - Du Sens: essais sémiotiques, Paris, Editions du Seuil, 318 pages.

HAZAËL-MASSIEUX, Guy, 1972 - Phonologie, phonétique du créole de la Guadeloupe, Thèse de doctorat de IIIe cycle, Université de Paris III.

JAKOBSON, R., 1963 - Essais de Linguistique Générale, Paris, Minuit, 214 pages.

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