Sommaire
Structure
linguistique et classification
Structures
linguistiques et signification culturelle
Conclusion
Notes
Parmi les faux problèmes qui sont posés comme sujets
au baccalauréat ou qui agitent encore certains secteurs de
la philosophie, celui du rapport du langage et de la société
n'est pas des moindres; cela est sans doute dû en partie aux
sociologues et aux linguistes eux-mêmes qui, tout en reconnaissant
la complémentarité de leur discipline, orientent leurs
recherches en considérant que, soit le langage, soit la société,
est prépondérante dans la relation langage/société.
En effet, nombre de chercheurs pensent le langage et la société
comme deux entités distinctes qui entretiendraient un certain
nombre de relations; ils considèrent en général
que l'une des deux entités est la résultante de l'autre
et ils cherchent à mettre en lumière les mécanismes
de l'action de la société sur le langage (sociologues)
ou du langage sur la société (linguistes). Si le problème des relations entre langage
et société est un faux problème, c'est que
le langage et la société sont des abstractions qui
n'ont sur le terrain aucune réalité; les sciences
humaines n'ont affaire qu'à des hommes vivant en groupe,
qui parlent et qui écoutent. Les différents éléments
d'une société ne sont connus qu'à travers des
mots, "le langage est une cage dont on ne peut sortir",
mais de la société non plus on ne peut sortir puisque
le langage est une convention. Ni la linguistique, ni la sociologie
ne sont capables de rendre compte seule de leur objet. Le langage
est un fait social, culturel; le linguiste ne peut étudier
un fait culturel hors de la représentation qui en est donnée
dans le langage. Conscients de cette réalité, certains
anthropologues ont souhaité une approche globale des phénomènes
humains; sont apparues alors toute une série de dénominations
mal définies, telle que: sociologie du langage, sociolinguistique,
anthropologie linguistique, linguistique anthropologique. Devant
les difficultés rencontrées pour analyser cette "société
totale", nombre de chercheurs ont choisi de faire l'étude
de petits groupes sociaux bien définis, dans leurs différentes
fonctions techniques, religieuses, esthétiques, etc., dans
leur réalité sociale et linguistique. C'est de cette
démarche que va procéder l'ethnolinguistique, cependant
que quelques anthropologues essaient de mener des études
pluridisciplinaires. Les quelques tentatives qui ont été
faites en ce sens ont réuni linguistes, ethnologues et botanistes.
C'est le cas, aux Etats-Unis, de l'ouvrage collectif de BERLIN,
BREEDLOVE et RAVEN1 dont nous aurons
l'occasion de reparler. Ce type de recherche s'oriente vers de petits
groupes sociaux et plutôt que l'anthropologie ou la sociologie,
c'est plus précisément l'ethnologie qui se trouve
ici concernée avec ce que l'on a appelé l'ethnoscience.
En France, Jacqueline THOMAS2 raconte
dans l'introduction qu'elle fait au numéro spécial
de la SOCIETE D'ETUDES LINGUISTIQUES ET ANTHROPOLOGIQUES DE FRANCE
(1985), les difficultés insurmontables qu'elle a eues,
dans les années cinquante, quand elle a voulu constituer
une équipe "pluri et interdisciplinaire", pour
entreprendre l'analyse approfondie d'un groupe banda de savane (en
Oubangui-Chari) et elle déplore qu'aucune autre tentative
depuis lors n'ait été faite en ce sens. L'ethnolinguistique
va alors tenter de se constituer en science indépendante
et certains chercheurs vont faire "appel à toutes les
disciplines de recherches". L'exemple français le plus
représentatif est celui d'André HAUDRICOURT, dont
Jacqueline THOMAS3 a pu dire dans l'introduction
(page 10) à l'ouvrage d'hommage qui lui a été
offert: "...tel qu'à lui seul il forme une véritable
équipe". En France, l'ouvrage récent de Claudine
FRIEDBERG4 sur le SAVOIR BOTANIQUE
DES BUNAQ est un autre exemple d'étude globale, bien
qu'elle ne soit pas celle d'un ethnolinguiste, mais d'un ethnobotaniste;
dans l'introduction l'auteur nous dit: "Il m'a paru intéressant
d'explorer dans le détail la connaissance qu'une population
a de l'ensemble du monde végétal qui l'entoure et
de l'exposer dans les termes mêmes qu'elle utilise pour en
parler" (p. 19). C. FRIEDBERG a une démarche d'ethnobotaniste:
son objet, c'est "la connaissance qu'une population a de l'ensemble
du monde végétal", mais elle utilise la langue
comme moyen d'approche de cette connaissance. L'ethnolinguiste aura
une démarche inverse: son objet d'étude, c'est la
langue, mais l'un des outils pour comprendre cette langue, c'est
la connaissance des composantes culturelles. Cependant, l'ethnolinguiste demeure une science "molle", mal définie, mal insérée
dans les sciences humaines, objet et méthode restant toujours
à préciser. Jacqueline THOMAS constate en 1981: "
... Cette 'nouvelle' discipline n'a pas encore su définir
et surtout expliciter ses fondements théoriques propres et
ses méthodes spécifiques qui, pourtant, sous-tendent
une pratique quotidienne" (op. citée, page 17). Ce que nous voulons montrer ici, à notre
tour, à l'aide de quelques exemples précis, c'est
comment nous n'avons pas pu mener notre propre recherche sur les
noms de plantes en utilisant les données de l'ethnobotanique,
nous inscrivant ainsi dans une perspective d'ethnolinguiste. Cette
orientation, assumée et explicitée dès le début
de notre travail, explique en partie la frustration exprimée
par les membres de notre jury de thèse5,
composé de linguistes, d'ethnologues et de botanistes. STRUCTURE LINGUISTIQUE ET CLASSIFICATION Certains chercheurs américains comme BERLIN
(op.cit.) et ses coauteurs ont pu penser que la nomenclature, en
particulier de la faune et de la flore, donne une idée à
peu près parfaite des classifications des plantes et des
animaux dans une culture donnée; la structure linguistique
de la phytonomie serait le reflet exact de la manière dont
une culture donnée classe les végétaux de son
environnement. En outre, BERLIN souligne la correspondance étroite
entre le monde végétal des Tzeltal et les divisions
botaniques de la science occidentale. Sans vouloir comparer systématiquement les
classifications populaires, nous pouvons constater cependant que
rien dans notre recherche sur les noms de plantes en créole
ne nous permet d'aller dans le même sens que ces chercheurs
américains. La phytonymie se donne pour ce qu'elle est, c'est-à-dire
une liste de noms; le linguiste peut à partir de cette liste
faire certaines constatations: certains items sont simples, d'autres
sont composés; parmi ces derniers, un certain nombre commence
par le même terme, constituant ce que l'on pourrait appeler
des séries. Ainsi, en créole, un grand nombre de noms
de plantes commencent par bwa ou zèb (bwa
kaka, bwa kanon, zèb anmè, zèb sirèt,
zèb a fanm). Dans les quelques six cents phytonymes que
nous avons recueillis dans nos enquêtes, vingt-trois sont
composés de bwa comme terme de base, soit 4% de la
nomenclature, trente-six de zèb, soit 5%. Le linguiste va s'interroger sur ces catégories
formées à partir d'un même lexème: quelle
fonction ces termes occupent-ils dans la classification des noms
de plantes en créole? A quel niveau classificatoire se situent-ils?
Les séries commençant par bwa ou zèb sont-elles de même nature que celles commençant par pwa ou mawo? Ces séries sont-elles homogènes? Or il est impossible de répondre à
ces questions sans avoir auparavant identifié les noms de
plantes nommées, c'est-à-dire sans passer par la médiation
de la connaissance qu'ont les informateurs de leur milieu, ce qui
est justement une des définitions possibles de l'ethnobotanique.
L'on pourra alors constater que la série bwa n'est
pas homogène. En effet, bien que la plus grande partie des
individus de cette série soit des plantes ligneuses, quelques
uns comme bwa patat (Stictocardia tiliaefolia Hall),
bwa kaka (Solanum triste Jacq) sont des herbes. Alors que certains items de cette série
désignent des plantes bien précises comme bwa kanon
(Cecropia peltata L.), d'autres comme bwa lèt s'appliquent à plusieurs plantes dont la sève est
blanche comme du lait. Bwa lèt peut être le
nom d'une plante, le nom d'un genre englobant plusieurs plantes
ou un simple terme descriptif; la structure linguistique du nom
ne nous permet pas ici de choisir entre ces trois possibilités. La pratique de nos informateurs nous apprend au
contraire que des séries comme pwa ou mawo sont plus homogènes. La série pwa est fondée
sur deux traits lexicogéniques, l'un morphologique, l'autre
fonctionnel: "gousse comestible". La cohérence
sémantique de la série mawo est un trait fonctionnel:
"plante ligneuse servant de lien". La structure linguistique d'un nom de plante en
créole (sans doute aussi dans d'autres langues), n'est pas
comparable à la structure linguistique du nom botanique de
cette plante. On sait que depuis LINNE les noms scientifiques des
plantes sont des binômes dont le premier élément
représente le genre et le second l'espèce; aussi dans
le genre Solanum, plusieurs espèces sont très
bien représentées en Martinique:
- Solanum pauciflorum
- Solanum triste
- Solanum americanum
- Solanum seaforthianum
- Solanum melongena
- Solanum mamosum
- Solanum torvum
- Solanum tuboresum
|
- milojèn djab
- bwa kaka
- agouman
- bousanmè
- obéjin
- ponm zonbi
- grenn magòt
- ponm tè
|
Il est évident qu'ici, alors que la série des noms
scientifiques est linguistiquement homogène puisque l'on
a affaire à un même genre, solanum, différencié
pour chaque espèce par un caractère secondaire, au
contraire les noms créoles correspondants ne sont homogènes
ni sémantiquement ni structurellement. La structure linguistique
du nom n'est pas indicative d'un rang classificatoire. En outre, à côté des séries
qui apparaissent directement dans la phytonymie, on s'aperçoit
vite que les plantes sont également regroupées dans
des ensembles qui ne sont pas toujours nommés. Certains possèdent
un terme générique, un archilexème (PICOCHE:
34)6 qui représente un sème
qu'ont en commun tous les éléments de l'ensemble;
d'autres n'ont pas cet avantage et sont de ce fait relativement
inconsistants; par ailleurs, les ensembles peuvent interférer
avec les séries dont nous venons de parler. Dans la pratique quotidienne des plantes alimentaires
qu'ont les Martiniquais, apparaît une catégorie, un
ensemble de plantes nommé en général gwo
lédjim ou lédjim péyi ("gros
légume" ou "légume pays"), dans lequel
sont rangées différentes plantes variant d'ailleurs
selon les informateurs. En général, les gwo lédjim comprennent les ignames, les dachines, les bananes, les "choux" et s'opposent aux lédjim frans (laitue, carotte, haricots
verts). Les gwo lédjim représentent l'alimentation
traditionnelle et s'opposent ainsi aux légumes importés.
Cet ensemble serait fondé sur plusieurs critères,
un mode et un lieu de culture, mais aussi un mode, pour ne pas dire
une mode alimentaire. Le culturel s'enracine ici dans le cultural;
ce sont bien des concepts ethnobotaniques qui nous permettent de
cerner ce mode classificatoire. N'apparaissent pas non plus dans la phytonymie
les grandes catégories que sont les formes végétales,
en français: herbe, arbre, lianes. En créole, étant
donné les interactions constantes avec le français,
il est difficile de savoir si zèb, pyébwa,
lyann, ont des signifiés différents, mais on
peut mettre en évidence dans le discours sur les plantes,
des formes végétales propres à la culture créole;
c'est par exemple le cas de arbis. Nous demandons à une informatrice
si la canne à sucre est une herbe; elle répond par
la négative et nous dit qu'à côté de
chez elle, elle a planté une espèce de canne rouge,
bonne à manger et à faire des médicaments et
que c'est un arbis. Arbis est sans doute un petit
arbre (comme l'arbuste) mais qui a une fonction ornementale et/ou
médicinale: un petit arbre sauvage n'est pas un arbis,
c'est un pyébwa; quant à la canne à sucre dans un champ, "sé an kann". Madame ETIFIER-CHALONO (1985:114)7
remarque: "Toutes les plantes ornementales n'ayant ni nom
connu, ni caractéristique permettant de leur en attribuer
un, sont des "arbustes". Ainsi une fougère est
un "arbuste" au même titre qu'un jeune palmier";
et en annexe dans la "liste des plantes citées dans
le texte", elle a neuf entrées "arbuste",
essentiellement des Euphorbiaceae et des Liliaceae. Nous croyons cependant quant à nous, qu'arbis n'est pas une classe où l'on rangerait des plantes au nom
inconnu, et sans caractéristique précise, mais bien
un ensemble plus vaste où entrent, certes, des plantes dont
on ne connaît pas le nom, mais aussi des plantes qui ont pour
fonction d'être ornementales et/ou médicinales. Nos informatrices appellent arbis certaines
cannes, nous l'avons dit, qui ne sont pas à sucre, mais aussi
des choux dont on ne mange pas les tubercules et qui sont décoratifs
et aussi les crotons, tel jipon kankan. Il semble bien que
le caractère "ornemental" soit essentiel pour définir arbis, le caractère "médicinal" n'étant
que secondaire. Razyé est un autre ensemble végétal
très important dans la culture créole; là encore,
c'est une bonne connaissance des pratiques culturelles qui nous
permet d'analyser le contenu sémantique de ce lexème.
Le poète martiniquais Gilbert GRATIANT (page 67)8 propose une description de razyé, que nous retranscrivons
ici avec l'orthographe de l'auteur:
Nou sé zhebb sauvage, zhebb rhazié !
Cabouilla, zhebb para, zhebb guinin,
zhebb a vache,
Pied-poule, croupié, zöti, zhebb
couresse, feuille mal-tëtt,
Nou ka poussé dan toutt savan-n,
Nou ka bödé toutt grand-chumin
Nou ka touffé toutt ti-chumin,
Ni adan nou ki zhebb couteau,
Ni adan nou ki s coupé douett pied,
talon, plante pied, chiville,
Con an razoi.
("Nous sommes les herbes sauvages, les
herbes hazier! Cabouilla, herbe de para, herbe de Guinée,
herbe à vache, pied-de-poule, croupier, ortie, herbe couresse,
feuille-mal-tête, nous poussons dans toutes les savanes, nous
bordons tous les grands chemins, nous étouffons tous les
petits chemins, il y a parmi nous l'herbe couteau, il y a parmi
nous l'herbe qui coupe les doigts de pied, le talon, la plante des
pieds, la cheville, comme un rasoir".) D'après LAPIERRE (page 256)9 , razyé est emprunté à une forme de “hallier”: “hasiers” reconnu, du moins au XIXème siècle, comme forme normande... son extension dut même
être bien plus grande, s'il faut tenir compte du témoignage
de DUTERTRE qui n'utilisait guère que "haziers".
Il est difficile pourtant de décider s'il s'en servait comme
terme de français continental, ou comme forme particulière
de ce "françois des îles" dont parle le P.
BRETON". Razyé désigne un territoire
en friche où poussent surtout des herbes; c'est une étendue
non cultivée mais qui n'est pas loin du jaden bò kay, qui est en quelque sorte sous surveillance puisqu'on y
trouve de nombreuses plantes médicinales. Dans le texte précédent, kabouya est une plante artisanale, zèb djinen,
zèb para, sont des plantes fourragères, zèb kouto est la seule mauvaise herbe, les six autres
sont des plantes médicinales. Zèb razyé n'est pas une simple herbe sauvage, elle a presque toujours un pouvoir,
elle est curative ou dangereuse, peut-être magique, jamais
neutre comme l'est, an vyé zèb, qui est une
herbe qui ne sert à rien, une mauvaise herbe. On dit d'ailleurs
couramment rimèd razyé en parlant des plantes
médicinales. Le razyé est tellement peu neutre
qu'un proverbe créole dit: "Razyé ni zorèy" ("les razyé ont des oreilles"). Ce qui veut dire qu'à la fois, le razié est investi d'un certain pouvoir et qu'en même temps il n'est
jamais très loin des habitations. Un lieu sauvage, loin des
habitations, sera soit une savann s'il n'est pas très
arboré, soit un gran bwa. Il faut remarquer encore que l'expression rimèd
razyé s'étend hors de son champ originaire, à
tout remède qui n'est pas acheté en pharmacie; pour
l'une de nos informatrices: "tou rimèd sé
rimèd razyé", que l'on peut traduire en disant
qu'il n'y a de remèdes que les plantes médicinales,
autrement dit "les simples" de la tradition française.
La conséquence c'est que, malgré une contradiction
apparente dans les termes, il peut y avoir des zèb razyé dans le jardin cultivé. La même informatrice nous dit
en effet: "Pwa dangòl sé an pwa razyé
pas i ka livé tou sèl, mé bazilik-la mwen ka
planté a, sé an zèb razyé osi" ("Le pois d'Angole c'est un pois rasier puisqu'il pousse
tout seul, mais le basilic que je plante, c'est aussi une herbe
rasier "). Enfin, razyé désigne aussi
bien le territoire que le contenu de ce territoire et on dira indifféremment razyé ou zèb razyé. Nous voyons bien que la compréhension de
ces ensembles n'est pas donnée immédiatement dans
le lexème qui les désigne et que seule une fréquentation
assidue du discours et des pratiques de vie des informateurs peut
en révéler la richesse sémantique. Les données
linguistiques: relations syntagmatiques et paradigmatiques, étymologie,
expression littéraire, sont indécodables en dehors
des données culturelles. Nous avons envisagé jusqu'ici l'ethnolinguistique
comme une combinatoire des méthodes de la linguistique et
de l'ethnologie, mais si, comme nous le disions en commençant,
l'objet de ces deux sciences est le même, la différence
de point de vue faisant seule la distinction, alors il nous faut
envisager le problème de l'isomorphisme des catégories
de la langue et des catégories de la culture, pour ne rien
dire des catégories physiques qui nous entraîneraient
dans la sphère de l'ontologie. Bien modestement, car tout
reste à faire dans ce domaine, nous avons analysé
dans notre thèse quelques exemples où, en effet, la
structure linguistique a une signification culturelle. STRUCTURES LINGUISTIQUES ET SIGNIFICATION
CULTURELLE Nous montrions (Op. Cit., page 246 à 272)
comment les déterminants péyi/frans, blan,
pouvaient être une piste conduisant le chercheur vers les
structures archétypales de l'imaginaire d'un peuple à
la conquête ou à la reconquête de l'autonomie
par l'appropriation d'une norme venue d'ailleurs et durement expérimentée
à travers la déportation et l'esclavage. Plus simplement,
dans le cadre de cet article, nous montrerons comment le schéma fig/bannann est, pour employer un mot à la mode mais
qui nous semble bien convenir ici, une interface permettant l'articulation,
dans un domaine très précis, de la langue avec la
culture. Pour les Européens, il n'y a qu'une seule
banane, qui est un fruit et qui se mange donc en dessert. Il en
va tout autrement dans la plupart des pays tropicaux et équatoriaux
qui ont développé toute une gamme de préparations
culinaires à base de bananes appartenant à des variétés
différentes, se mangeant crues ou cuites. Certaines langues
n'ont pas de structure particulière exprimant cette réalité
culturelle (et botanique), d'autres si; le créole martiniquais
est de celles-là. En effet, il ne faut pas confondre fig, ti nen,
bannann. La fig est une banane de dessert, qui se
mange donc crue; il y en a plusieurs variétés: fig
ponm, fig sen. La ti nen est la même plante que la
précédente, mais avec un degré de maturité
et un mode de consommation différents. Ti nen se mange
cuit, en légume, accompagnant un plat de viande ou de morue
dans "ti nen lanmori". Ces deux emplois ne souffrent aucune exception.
Il n'en est pas de même pour bannann, qui peut désigner
tantôt le fruit mangé cuit, c'est la règle générale
(bannann jòn), tantôt le fruit cru, c'est plus
rare et sans doute dû à l'influence du français. En outre, les étymologies de ces trois lexèmes
sont d'origine différentes. Fig est emprunté
au français selon des critères analogiques développés
par LERY (page 140)10: "Touchant
la bonté de ce fruit quand il est venu à sa juste
maturité et que la peau, laquelle se lève comme celle
d'une figue fraîche en est ôtée, un peu semblablement
grumeleux, vous diriez aussi en le mangeant que c'est une figue.
Et de ce fait, à cause de cela, nous autre Français
nommions ces "pacos" figues". "Figue" subsiste assez longtemps en français,
puisque DESCOURTILZ (T. VII, page 106)11appelle
encore l'arbre: "figuier d'Adam". "Bannann" est sans doute d'origine
guinéenne. Le Père LABAT (T. II, page 125)12 nous donne son point de vue sur la nomination "politique" de ce fruit:
"Les Espagnols appellent banane ce que
les Français appellent figue, et plantain ce que les français
nomment banane. Je ne sais pas qui a le plus de raison; car pour
le droit de nommer, on ne peut le leur contester, ils ont découvert
l'Amérique les premiers, ils ont par conséquent
le droit d'imposer aux fruits du pays les noms qu'ils ont juger
leur convenir."
On a donc ici trois lexèmes dont le fonctionnement
est inexplicable en dehors des modes de consommation des trois plantes
qui, pour la botanique, n'en sont qu'une. Que les étymologies
de ces noms ne s'inscrivent pas dans une seule langue n'est pas
non plus indifférent: fig qui se mange crue, en dessert,
est empruntée à une langue européenne; bannann qui se mange cuite, est empruntée à une langue africaine,
emprunts qui correspondent bien aux modes alimentaires des deux
continents. La structure linguistique a ici une signification culturelle. On pourrait en donner de nombreux exemples. BERLIN
(Op. Cit., page 97, 98) et les chercheurs qui travaillent avec lui, énoncent le principe suivant:
"Les plantes portant un nom " générique
" analysable linguistiquement en lexème simple sont
d'une plus grande signification que celles désignées
par un lexème complexe productif. Les plantes marquées
par un lexème complexe improductif se situent entre ces
deux extrêmes."
C'est-à-dire qu'une plante très
significative a de fortes chances d'avoir pour nom un lexème
simple monosémique; au contraire une plante peu importante
dans la vie culturelle aura sans doute pour nom un terme composé,
à la signification transparente. Les auteurs donnent une
explication culturelle de cette structure lexémique:
"Les contextes dans lesquels un locuteur
tzeltal est confronté avec des noms génériques
simples (c'est-à-dire des termes opaques) sont suffisamment
fréquents pour que celui-ci ait la possibilité d'apprendre
de tels noms par coeur. Inversement, les plantes rarement mentionnées
tendront à porter des noms génériques qui
fourniront le plus d'informations possibles sur les organismes
afin de minimiser les confusions éventuelles."
A première vue, il semble que l'on puisse
transposer au créole ces remarques fort intéressantes
de BERLIN, qui pensait d'ailleurs lui-même qu'elles étaient
applicables à toutes les sociétés. En effet,
la plupart des plantes qui ont pour nom des monosèmes sont
importantes culturellement: mannyòk, bannann,
yanm, roukou, djapanna... Beaucoup de plantes
nommées par des noms composés et/ou polysémiques,
le sont sans doute moins: bwa lèt, mari périn,
fléri noyèl. Mais peut-on dire que, par exemple,
zèb anmè est moins importante que roukou
ou djapanna? Il faudrait définir qualitativement et/ou
quantitativement ce qu'est "l'importance culturelle" ou
"la signification culturelle" d'une plante, c'est là
une direction de recherche très riche.
Si nous avons pu mettre en évidence un isomorphisme entre
structure linguistique et structure culturelle (péyi/frans,
fig/bannann), nous ne pouvons pas généraliser
ce principe, comme a pensé pouvoir le faire BERLIN pour les
Tzeltal. En effet, la difficulté de l'ethnolinguistique réside
justement au niveau des méthodes. Dans le cas qui nous intéresse,
à savoir le créole, la linguistique créole
est en plein essor, on ne peut en dire autant de la recherche anthropologique;
si bien que l'ethnolinguistique elle-même, qui voudrait se
constituer en science indépendante, est un peu bancale car
elle ne peut s'appuyer valablement sur les constats de l'anthropologie. CONCLUSION En conclusion, l'objet de l'ethnolinguistique
nous paraît convenablement cerné, si tant est, comme
le dit HAUDRICOURT (1964, page 28)13
que "ce qui caractérise une science c'est le point
de vue et non l'objet". Cet objet sera un petit groupe
social, se reconnaissant comme tel et saisi dans sa globalité
à travers ce qu'il dit de lui et du monde. Ce qui fait problème
en ethnolinguistique, ce sont les méthodes, empruntées
telles quelles à la linguistique et à l'ethnologie,
sans rien avoir de spécifique. Dans notre recherche, alors
que nous savions fort bien où nous allions, nous savions
mal comment y aller, tant est relativement rare ce type d'études
qui pourraient fournir des orientations méthodologiques.
Il reste à souhaiter que des travaux comme ceux d'HAUDRICOURT,
de CALAME-GRIAULE, de THOMAS, de FRIEDBERG, se multiplient pour
que, de façon empirique et peu à peu, l'ethnolinguistique
se construise une méthodologie à la hauteur de ses
ambitions. |
Notes
1BERLIN, B, BREEDLOVE,
D.E, RAVEN, PH, 1974, The Principles of Tzeltal Plant Classification,
New York, London, Academic Press, 660 p.
2THOMAS, J, 1985,
"Linguistique, ethnologie, ethnolinguistique (pratique de l'anthropologie
aujourd'hui)", Actes du Colloque du CNRS, organisé par
l'Association Française des Anthropologues, Sèvres,
19-21 novembre 1981.
3 Langues et techniques, nature
et société, Tome 1, "Approche linguistique",
400 p. ; Tome 2, "Approche ethnologique, approche naturaliste
", 416 p., Paris, Klincksieck, 1971. Ouvrage offert en hommage
à André HAUDRICOURT, édité par J. THOMAS.
4FRIEDBERG, Claudine, 1990, Le
Savoir botanique des Bunaq (Percevoir et classer dans le Haut Lamaknen),
Museum de Paris, 303 p. 5VILAYLECK,
1993, Les Noms de plantes en créole martiniquais, à
la recherche de modèles, Thèse de Doctorat, Université
Antilles-Guyane, 457 p.
6PICOCHE, Jacqueline, 1980,
Précis de lexicologie française, l'étude
et l'enseignement du vocabulaire, Paris, Nathan, 181 p.
7ETIFER-CHALONO, Marie-Elizabeth,
1985, Etude descriptive des jardins traditionnels des campagnes
de Sainte-Marie, Martinique, thèse de Doctorat présentée
à l'Université des Sciences et Techniques du Languedoc,
Montpellier, 130 p.
8GRATIANT, Gilbert, 1958/1976,
Fab'Compè Zicaque, poésies originales antillaises
en créole avec leur traduction française en regard,
Fort-de-France, Désormeaux, 510 p.
9LAPIERRE, R, 1969/1982, Notes
sur le créole, in DAVID, B, JARDEL, J.P, Proverbes
créoles de la Martinique, Paris, Chaudet, 2 tomes, 292
et 288 p. 10LERY (DE), Jean, 1578/1972,
Indiens de la Renaissance, histoire d'un voyage fait en la terre
du Brésil, 1557, présentation par Anne-Marie Chartier,
Paris, EPI, 254 p.
11DESCOURTILZ, M.E, 1821/1977,
Flore pittoresque et médicinale des Antilles ou histoire
naturelle des plantes usuelles des colonies françaises, anglaises,
espagnoles et portugaises, Martinique Courtinard, éd.
Fac-similé, 8 vol., 297, 347, 370, 339, 293, 309, 345, 401
p.
12LABAT, R.P. Jean-Baptiste,
1742/1972, Nouveau voyage aux isles de l'Amérique contenant
l'histoire naturelle de ces pays, l'origine, les moeurs, la religion
et le gouvernement des habitants anciens et modernes, Fort-de-France,
Horizon Caraïbe, 4 vol. et un fascicule, 420, 428, 410, 402,
61 p. 13HAUDRICOURT, A, 1694, La
Technologie, science humaine, in La Pensée, juin 1964,
n°115, p. 28-35.
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