Contribution
présentée aux Assises de "L'Enseignement du et
en français: une stratégie du multilinguisme",
organisées par l'AUPELF et le ministère haïtien
de l'Education Nationale à Port-au-Prince, février
1997.
Une approche de l'enseignement du/et en français dans les
pays caraïbes où cette langue coexiste avec un créole
à base lexicale française, et plus particulièrement
en Haïti, se doit de rendre compte des liens paradoxaux qu'entretiennent
les deux langues et qui fondent l'originalité de cette situation.
En effet, c'est bien de ce paradoxe que procèdent les forces,
mais aussi les faiblesses de cet enseignement dans une telle situation.
Il faut rappeler que les termes de ce paradoxe
avaient été mis en évidence dès 1973
par l'un des pionniers de la créolistique, par le fondateur
de ce qu'est maintenant une branche reconnue des études linguistiques,
puisqu'il s'agit de la linguistique contrastive créole français,
je veux parler du linguiste haïtien Pradel POMPILUS qui écrivait
dans l'avant propos de son ouvrage "Contribution à
l'étude comparée du créole et du français
à partir du créole haïtien": "Le français n'est pas notre langue maternelle;
la langue de notre vie affective, la langue de notre vie profonde,
la langue de notre vie pratique, pour la plupart d'entre nous, c'est
le créole, idiome à la fois très proche et
très éloigné du français." En fixant là les notions de proximité
et d'éloignement entre les deux langues, Pradel POMPILUS
dégageait ce qu'on pourrait considérer comme les données
matricielles qui régissent les relations entre ces deux systèmes
et qui constituent le cadre obligé dans lequel s'inscrit
une réflexion sur l'enseignement du français en pays
créolophone.
Le français, en Haïti comme dans d'autres pays, bénéficie
d'un avantage lié à l'histoire: c'est la langue des
colons européens, donc du savoir, de l'écrit, de l'école.
Son usage équivaut fondamentalement, dans la codification
des échanges, à un gage de respectabilité.
La conséquence de cet état de fait est l'appétence
indéniable pour ce symbole du savoir et cette marque d'appartenance
aux couches sociales favorisées qu'est la langue française.
Il faut ajouter que le français représente également
un moyen d'accès aux valeurs de la culture francophone, fortement
présente et diffusée en Caraïbe par les trois
départements français de la Martinique, de la Guadeloupe
et de la Guyane, mais également, à l'échelle
plus largement américaine, par le Canada.
Il s'agit là de données d'ordre globalement historique
qui devraient constituer objectivement des éléments
favorables au développement du français et à
son enseignement.
-
Or cet héritage historique est porteur
des éléments qui font précisément
la faiblesse de la situation du français et de son enseignement:
c'est que globalement la coexistence du français avec
le créole, qui fonde la spécificité de
ce qu'est le français dans les pays caraïbes, a
été ignorée. Il y a eu certes des avancées
historiques: je n'oublie pas la Réforme Bernard, qui
a marqué les années 1975-1985. Mais trop longtemps
- et y compris dans les départements français
d'Amérique - l'interprétation faussée de
la coexistence du créole et du français a fragilisé
la mise en place d'actions pédagogiques pertinentes.
Il ne suffit pas en effet de constater l'existence du créole
à côté du français, comme on est bien
obligé de reconnaître que le français n'est
pas la langue maternelle de locuteurs africains ou de locuteurs
malgaches, encore faut-il prendre la mesure de la spécificité
des relations qu'entretiennent les deux langues.
-
Au plan des usages, on sait - différents
travaux dont ceux de Pierre VERNET l'ont montré - que
le français en Haïti a plus une fonction symbolique
que communicative. A la différence de ce qu'on peut constater
dans de nombreux pays d'Afrique, on sait qu'en Haïti il
ne joue pas le rôle de langue commune, nécessaire
instrument de transgression des différences présentées
par des vernaculaires: le créole permet en effet l'intercompréhension
sur toute l'étendue du territoire haïtien.
On assiste même, dans les faits, à
son extension puisqu'il remplit le rôle de langue véhiculaire
à l'échelle de la Caraïbe: il permet en effet
les échanges non seulement entre un Haïtien et un Martiniquais,
mais également par exemple entre un Haïtien et un Sainte-Lucien.
Le créole a donc à son actif son rôle dynamique
de réel instrument de communication qui satisfait, chez la
majorité des locuteurs haïtiens, les besoins communicatifs
de la vie quotidienne et permet les échanges à l'échelle
régionale.
- Pourtant, et c'est bien là un des aspects du paradoxe,
le créole et le français sont toujours envisagés,
par la majorité des locuteurs, dans une structure de complémentarité.
Autrement dit, en dépit d'une dynamique communicative qui
lui est favorable, le créole, en fonction de données
d'ordre social, donc évolutives (il ne faut pas s'y tromper),
continue d'être lié à l'existence du français.
Inversement, et c'est cet aspect de la configuration
bipolaire qui nous importe aujourd'hui, une perception saine de
la problématique de l'enseignement du français en
pays créolophone ne peut que s'ancrer à l'existence
du pôle que représente le créole. Une stratégie de francisation massive,
qui se donnerait comme objectif l'usure, voire la disparition à
terme du créole, serait totalement irréaliste. Certes
l'exemple des départements français de la Caraïbe
pourrait donner quelques espoirs aux tenants de la décréolisation
forcenée. On ne doit pourtant pas s'y tromper:
- en dépit d'une politique d'assimilation culturelle
intense, fondée sur la négation de l'existence
de la réalité créole (je cite la déclaration
d'un Recteur de l'Académie des Antilles et de la Guyane
faite en 1979: "Il est difficile de baser quoi que ce
soit sur le créole puisqu'il n'est pas une langue et
à peine un dialecte")1
- donc malgré l'absence quasi totale, jusqu'à
aujourd'hui, de prise en compte de cette langue dans le système
scolaire primaire et secondaire, la langue créole résiste
et constitue encore, dans certaines couches de la population,
l'instrument de communication privilégié dans
ces départements. Un indice fort de sa vitalité
est livré par le fait que contrairement aux langues régionales
parlées en France même, le créole est spontanément
utilisé par les jeunes générations: ce
n'est donc pas ce qu'on appelle "une langue de vieux".
Il n'est pas indifférent de rappeler que
depuis trois ans, l'Université des Antilles et de la Guyane
a créé une filière "Langues et cultures
régionales" option créole, qui délivre
des diplômes de licence, de maîtrise et de DEA (il y
a, cette année, plus d'une trentaine d'étudiants inscrits
au niveau Licence). On peut donc espérer que les autorités
politiques finiront par prendre la mesure de la vitalité
de la langue créole, et que le système éducatif
intégrera ces réalités. Il faut d'ailleurs
reconnaître que la situation commence à évoluer
puisqu'à la rentrée prochaine le créole pourra
être pris comme matière optionnelle, comme 3ème
langue, dans un lycée de la Martinique. Cependant, il est clair qu'on ne devra pas se limiter
à des mesures propres à préserver des valeurs
patrimoniales: il s'agira de mettre en oeuvre des stratégies
permettant de lutter contre l'échec scolaire dont le taux,
nettement plus important dans ces départements que sur le
reste du territoire national, est à mettre en relation avec
les difficultés de nombreux enfants à maîtriser
la lecture et l'expression écrite dans la langue d'enseignement,
c'est-à-dire le français. La reconnaissance du pôle créole
dans les stratégies d'enseignement du français, loin
d'être une source d'affaiblissement, dynamisera cet enseignement
puisqu'il se fondera sur les liens qui constituent la réalité
du fonctionnement des deux langues dans les sociétés
créolophones. C'est dire que la reconnaissance de ce pôle
implique une saine évaluation des rapports de "proximité
et d'éloignement" qu'entretiennent les deux langues,
pour reprendre les termes du Dr. POMPILUS.
Proches, les deux langues le sont au plan lexical.
Aucun linguiste de bonne foi ne conteste la filiation lexicale
entre:
-
d'une part le français
-
d'autre part le créole d'Haïti,
ou de la Martinique, ou de la Guadeloupe, ou de la Guyane,
ou de la Dominique, ou de Sainte-Lucie...
Cependant, cette donnée historique a très
longtemps joué contre le créole: du fait de sa mauvaise
évaluation, elle a largement faussé les jugements
concernant cette langue, qui a longtemps été interprétée
comme une variété simplifiée, voire abâtardie
du français. En réalité, on sait que la créolisation
s'est caractérisée par une recharge sémantique
de nombreuses unités lexicales du français et par
une organisation syntaxique souvent originale, si bien que les rapports
entre les deux systèmes sont de type complexe, sinon ambigu:
ils sont liés génétiquement, ils sont complémentaires
dans leurs fonctions sociales au sein des communautés où
ils coexistent mais ils sont autonomes dans leur mode de fonctionnement
profond, cette autonomie expliquant l'absence d'intercompréhension
entre un francophone unilingue et un créolophone unilingue.
-
Dans ce cas de figure, la faiblesse de l'enseignement
du/et en français a été la résultante
de l'occultation totale de l'existence du créole, c'est-à-dire
que tout simplement on a appliqué dans cette situation
les méthodes d'enseignement du français langue
maternelle.
Même si on n'en est plus là, du moins
dans le meilleur des cas, il convient de s'interroger maintenant
sur la validité de méthodologies qui supposent certes
l'existence d'une langue maternelle chez les apprenants, mais ne
se fondent nullement sur les rapports qui sous-tendent la réalité
du fonctionnement du français et de cette langue maternelle,
qui est précisément le créole. Ces méthodologies
visant à enseigner le français comme une langue étrangère
ou comme une langue seconde seraient forcément une réponse
inadaptée à la situation de faiblesse de l'enseignement
du français en pays créolophone, si elles reposaient
aussi sur une forme d'occultation des relations entre deux langues. Une méthodologie de l'enseignement du français
qui se veut répondre aux besoins de l'apprenant créolophone
ne doit pas se contenter de suppositions quant à l'existence
d'une langue première chez cet apprenant. Elle doit intégrer
cette langue à sa démarche en se fondant sur l'exploitation
des analogies qu'elle présente par rapport aux français,
ainsi que sur le traitement des difficultés dues à
la non reconnaissance, en tant que système, du créole
également en rapport au français. En un mot, elle
doit conduire à la prise de conscience de l'existence des
deux systèmes linguistiques, donc à la maîtrise
de leurs spécificités. Une telle démarche doit
s'appuyer sur la linguistique contrastive créole-français,
discipline initiée par Pradel POMPILUS et enseignée,
en tant que matière du cursus de la Maîtrise de Français,
langue étrangère, à l'Institut Supérieur
d'Etudes Francophones de la Faculté des Lettres à
la Martinique. L'enseignement de cette discipline spécifique
devrait constituer une pièce maîtresse dans le cursus
de formation des maîtres: en effet, en leur fournissant les
éléments de reconnaissance de ce qui fonde l'originalité
du français par rapport à leur langue première,
on les aidera à asseoir leur pratique pédagogique
et à conduire les apprenants à situer sainement chaque
système par rapport à l'autre. En un mot, cette démarche
permettra de lutter contre l'insécurité linguistique,
puisqu'elle fournira au maître d'abord, à l'apprenant
ensuite, des repères indispensables à la reconnaissance
de ce qui appartient à un système et de ce qui relève
de l'autre.
-
Il est évident qu'une telle démarche
ne suffira pas à garantir, chez le formateur, la maîtrise
du français. Elle devra être complétée
par la mise en oeuvre de stratégies visant à développer
sa compétence communicative dans cette langue et sur
ce plan, le recours aux méthodologies existantes sera
certainement bénéfique.
-
Mais elle doit constituer la ligne de force
des actions pédagogiques dans une situation qui, de toute
évidence, exige un traitement spécifique. Ainsi,
en transformant en force ce qui trop longtemps a constitué
la faiblesse de l'enseignement du français dans une telle
situation, on se donnera les moyens de démonter ce paradoxe
qui veut que l'acquisition du français pour un locuteur
créolophone soit une entreprise plus difficile que pour
un locuteur d'une toute autre langue.
1Cf
Giraud, Gani, Manesse, L'Ecole aux Antilles, langues et
échec scolaire, Karthala, 1992, p.42.
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