A première vue, mis à part les cas de figements qui se rencontrent souvent dans le discours et sont facilement mémorisables, il semble qu'on ait affaire à des variantes libres et ce, chez les locuteurs comme chez les auteurs. A ma connaissance aucune règle n'est donnée quant à l'emploi d'une forme (fòs) ou l'autre (lafòs), que ce soit:
Or, s'il s'avère que le morphème la- contribue à apporter une différenciation, sur les plans sémantique et syntaxique, selon certaines règles, ne conviendrait-il pas de revoir son statut linguistique? Sa dénomination? Peut-on continuer à parler d'agglutination comme ci-dessus? Le terme de préfixe ne me satisfait pas
non plus; je préfère l'utiliser comme traditionnellement
dans:
Que dire à un apprenant? Il y a là un problème qui n'a pas été vraiment soulevé jusqu'ici. En ce qui concerne le terrain martiniquais, je vais livrer quelques résultats d'une réflexion à ce sujet; en l'absence de grammaires normatives et de dictionnaires précis sur ce point, on peut essayer de:
Or, on se rend compte que les créolophones hésitent; il arrive que dans l'énoncé d'un seul locuteur les deux formes apparaissent indifféremment. Ceci est confirmé dans certains écrits. C'est ce que je vais montrer. Je fais donc part ici des résultats provisoires de ma collecte tout en amorçant une analyse; pour ce faire j'adopterai le plan suivant:
Cela permettra de dégager les cas où la distribution est nette et claire; ce faisant, j'essaierai de donner les exemples en contexte. Les citations de la compilation seront référencées. Tout ce qui n'est pas référencé, (ex.: Jacques Thuriault, 1874: 16), est issu des enquêtes sur le terrain où interviennent toutes sortes d'informateurs. Dans ce cas de figure, où les choses sont claires, il sera peut-être possible de proposer des règles. Cela permettra ensuite d'évoquer les cas imprévisibles où il y a emploi apparemment indifférent, où l'on constate notamment des faits de neutralisation. Je poserai la question à savoir si certains faits peuvent être invoqués, mis à part l'absence de norme, comme:
I. ETAT DES LIEUXLe problème a été évoqué dans le passé: très rapidement par D.R. Taylor (1968), par R. Chaudenson (1974), par J. Bernabé (1983 et 1987) et récemment dans une communication au VIIIème Colloque International des Etudes Créoles (mai 1996) par S. Pargman; c'est au cours de la discussion qui a suivi cette communication que plusieurs linguistes, travaillant sur des zones différentes, ont souligné que ce fait de langue méritait désormais une recherche approfondie et surtout comparative. 1. Dans son article sur le créole de la Dominique paru dans Le Langage, Encyclopédie de la Pléiade, (1968: 1041), D.R. Taylor, signale que la - ne se trouve que dans quelques syntagmes du genre de lakay, "à la maison", "lachas", "à la chasse"; il souligne à propos du dernier exemple qu'on a par ailleurs an chas, "en rut". A regarder le dictionnaire du KEK de la Dominique, on trouve les doublets:
mais sans explication non plus. 2. Dans sa thèse sur le créole réunionnais, R. Chaudenson (1974: 349-356) note plusieurs choses:
3. Dans l'ouvrage intitulé Fondas Kréyol-la, Jean Bernabé (1987: 32-36) met en regard:
après avoir rappelé qu'on désigne par "agglutination" le phénomène par lequel l'article français s'est agglutiné à "pòt" (porte) pour donner en créole martiniquais lapòt-la2. Pour J.Bernabé, la - est un préfixe qui combine deux valeurs: abstraction et généralité (p. 35). 4. S. Pargman, dans une communication intitulée "Créativité et innovation dans le développement du créole mauricien", parle de "créations de nouvelles distinctions" (p. 2), du type:
II. ETUDE DE LA DISTRIBUTIONLes exemples cités ci-dessous sont extraits d'un corpus dont l'élaboration est en cours et qui provient de deux sources différentes: enquêtes et compilation. Seuls quelques exemples sont donnés dans ce qui suit. D'autres exemples seront mis en annexes. 1. Les signes simplesOn observe que la présence ou non du morphème la- peut différencier les deux termes dans le sens " concret / abstrait ", c'est à dire que l'un représente plutôt quelque chose du domaine concret, (objet du monde réel, outil, appareil, instrument, etc. ), l'autre relève plutôt de l'abstrait (activité correspondant à l'outil utilisé). Exemple:
dans les exemples suivants:
dans les exemples suivants:
Pourvu du morphème la-, le radical désigne l'étape dans la fabrication en question (sucre, manioc). Exemple:
et du reste on dit:
ce qui confirme la valeur directionnelle attribuée3 à la- dans:
Si c'était toujours aussi clair et net, ce serait bien sûr satisfaisant. Il faut attendre la clôture des enquêtes sur le terrain à propos du vocabulaire technique pour voir si cette tendance se confirme. A part l'opposition que nous venons de voir, à savoir - outil, instrument / étape, moment dans le procédé de fabrication - on peut voir se dégager d'autres types d'opposition comme, grosso modo:
Voici quelques exemples:
Remarque:
Les remarques faites ci-dessus pour les signes simples reçoivent-elles une confirmation pour les signes composés du type:
où le morphème la- se trouve, tantôt dans le 1er morphème, tantôt dans le 2ème constituant, ainsi que pour les locutions du type:
Je suggère d'observer:
pour voir si l'étude de la distribution dégage des éléments d'interprétation. 2. Les signes composésOn rencontre les cas de figure suivants: a, b, a', b'.:
où la- accompagne le 1er constituant.
où la- est présent dans le 2ème constituant. Il s'agit de voir si on rencontre des composés nominaux, où respectivement les 1er et 2ème constituants sont dépourvus du morphème (X indiquant le 2ème constituant).
Voici un choix d'exemples pour les quatre cas de figure:
A la question de savoir si dans les signes composés, le morphème la- confère une valeur abstraite, générale, etc., on ne peut répondre par l'affirmative, car les exemples sont peu nombreux:
Les signes composés passés en revue ici désignent généralement des objets concrets, quel que soit le cas de figure a, b, a', b'; il y a très peu d'exceptions; dans ce cas, il s'agit de métaphores. Voyons maintenant si l'observation des locutions verbales apporte des éléments d'interprétation. 3. Les locutions verbalesObservons quelques exemples:
On constate qu'on a dans tous les cas cités ci-dessus, un sens abstrait (figuré, générique, etc.) et que le nom est pourvu du morphème la-. On ne peut affirmer cependant que toute locution verbale contenant un nom, pourvu du morphème la-, comme ci-dessus, a un sens figuré, car il y a des contre-exemples. On peut:
Donc, dans de nombreux cas, le morphème
la- semble conférer une valeur figurée,
telle qu'on l'a évoquée ci-dessus pour les signes
simples (II, 1). 4. Valeur directionnelleOn peut considérer comme clairs les emplois avec valeur directionnelle, comme dans:
Comparer avec:
Et ainsi de:
5. Emploi prépositionnel et adverbialPrécédés de prépositions, les lexèmes en question sont généralement pourvus du morphème la-:
N.B.: Déjà signalée par des créolistes est la grammaticalisation de lexèmes comme:
Cependant, on trouve aussi:
tout comme on a: bò kay, où bò est un lexème grammaticalisé6. III. RECAPITULATIONJe récapitulerai en soulignant d'abord cinq points: 1) C'est toujours la-X, et, dans les signes composés, on a les schémas a ou b (lapèch latrenn, boné lapèch), dans:
Il faut voir maintenant si dans les autres zones (Guadeloupe, Sainte-Lucie, Dominique), on constate la même chose. N.B.: On peut ajouter à cette liste lapenti, mais dans certains composés, on trouve par exemple:
(Cf plus loin à propos de l'influence du français).
Cet exemple, (à ne pas confondre avec fòs1 / lafòs = courage, force), rappelle le problème de l'homonymie. 3) Dégagement d'homonymes: Une telle étude permet de mieux dégager
les phénomènes d'homonymie, qui peuvent représenter
une difficulté pour les apprenants du créole langue
étrangère.
4) Les propositions d'auteurs: On note que certains scripteurs ne se privent pas
d'indiquer de quelle manière ils entendent une différenciation. Chez G. MAUVOIS, dans Lisiyis sòti Pari, pièce de théâtre créole7, on trouve:
Chez J.M. BARTEL, dans Passionnément, pièce de théâtre créole donnée à Fort-de-France en 1992, inédite, on trouve:
Ces efforts conscients de désambiguïsation sont rares. Les cas de neutralisation (où l'opposition la- / absence de la-, est pertinente) sont nombreux. 5) Les cas de neutralisation. Voici quelques exemples en contexte. Pour certains c'est dans la même phrase, d'autres sur la même page, d'autres dans le même ouvrage:
et aussi:
Tous ces cas de neutralisation rendent difficiles
l'établissement de règles, du moins dans l'état
actuel des connaissances. Après avoir essayé de cerner
les régularités et les tendances dans la distribution,
on peut également se demander si certains faits entrent en
jeu; par exemple, la question de savoir si des phénomènes
d'autorégulation, dans certains cas et par ailleurs, de manière
plus probable, des phénomènes d'interférences
avec le français, peuvent opérer; je suggère
d'évoquer maintenant ces deux points.
Ici, je n'ai mis en regard que des lexèmes de même catégorie morphosyntaxique, à savoir des noms; mais on peut poursuivre et mettre en contraste des lexèmes de catégorie grammaticale différente:
C'est une hypothèse. B - L'héritage français? Il est très probablement à l'oeuvre; même si c'est difficile à démontrer, on peut se poser la question de savoir si le fait qu'en français les noms sont féminins dans certains cas a une influence sur le nom créole correspondant; par exemple on a:
mais jamais:
on a:
mais jamais:
Si cela se vérifiait sur de nombreux exemples, cela pourrait fournir une indication; ici on n'est pas loin des phénomènes d'autorégulation dans la langue évoquée au paragraphe précédent . Nous avons vu plus haut que parfois les lexèmes pourvus de la- correspondent à des noms français masculins, mais c'est exceptionnel; la liste en est close. Par ailleurs, dans le même ordre d'idée,
on constate que dans certains cas le lexème est généralemnt
pourvu du morphème la-, sauf dans certaines
expressions ou certains composés, dont on peut se demander
s'ils sont empruntés tels quels au français. A gauche
je mets le lexème en question, à droite le composé
ou l'expression:
III. CONCLUSION PROVISOIREDans l'état actuel des recherches on se
gardera au plan lexicograhique d'indiquer systématiquement
les deux formes (par ex. santé / lasanté) comme s'il
s'agissait de variantes libres. A suivre ...
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Notes1Graphie de l'auteur2Il convient de noter à ce propos que le guadeloupéen a aussi (p.34):
Les deux exemples sont de G. Ezelis. 4Lalwa désigne aussi par métonymie, le policier, comme polis. 5Mais: Misyé li mè (Monsieur le Maire). 7Le texte est issu de la première version, inédite, au moment de la rédaction de cet article. 8Cf aussi Dubois, 1973 : 213 (sous "feedback" ou "rétroaction"). En martiniquais, pour citer une évolution récente, on voit "rété" (habiter) disparaître au profit de "resté", "abité", parce que signifiant aussi "coucher avec". Même chose en ce qui concerne "koupé", au profit de "kastré", "chatré" parce que "koupé" signifie aussi "baiser".
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Références bibliographiquesBARTEL, Jean-Michel, inédit, Passionnément (pièce de théâtre jouée à Fort-de-France en 1992).BAZERQUE, Auguste, 1969, Particularités martiniquaises dans: Le langage créole, Artra, Basse-Terre,Guadeloupe BERNABE, Jean, 1987, grammaire créole, Fondas Kréyòl la, L'Harmattan. CERVINKA Bernadette, 1996, Regard sur l'emploi de quelques prépositions en créole martiniquais, ds Véronique (ed), Matériaux pour l'étude des classes grammaticales dans les langues créoles, Publication de l'Université de Provence CERVINKA-TAULIER, 1986, Petit complément aux lexiques du guadeloupéen, Bamberg, Allemagne CHAUDENSON, Robert, 1974, Le lexique du parler créole de la Réunion, Champion. CONFIANT, Raphaël,
DUBOIS et coll., 1973, Dictionnaire de linguistique, Larousse. FOURNIER-MOREL, Adrienne, inédit, Laplibèl anba labay, adaptation créole de La Farce de Maître Pathelin GRATIANT, Gilbert, 1958, Fab compè Zicaque, Horizons Caraïbes HARPIN, Serge, 1995, Dictionnaire encyclopédique des technologies créoles, La pêche à la Martinique, AMEP. KEK (Konmité pou Etid Kréyòl), 1991, Dominica's diksyonnè, Peter A. Roberts éd. LEOTIN, Georges-Henri, 1993, Mémwè latè, Bannzil krèyòl MAUVOIS, Georges, inédit, Lisiyis sòti Pari, pièce de théâtre. (La pièce a paru aux éditions IBIS ROUGE, Guyane). MONDESIR, Jones E. et CARRINGTON Lawence D., 1992, Dictionary of St Lucian Creole, Mouton / De Gruyter, Berlin / New-York POULLET, TELCHID, MONTBRAND, 1990, Dictionnaire du guadeloupéen, Servedit. SALIBUR, Lucette, inédit, Il suffit d'y croire, (pièce de théâtre) TAYLOR, Douglas Rae, 1968, Le créole de la Dominique, dans: Le Langage, dir. A. Martinet, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, pp. 1022-1049. TURIAULT, Jacques, 1874, Etude sur le langage créole de la Martinique, Brest, Imprimerie Lefournier WARTBURG, Von, Walther, 1946, Problèmes et méthodes de la linguistique, Réédition 1969, P.U.F.
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