INTRODUCTION
Le présent article concerne plus particulièrement
la présentation de l'évolution du comportement langagier
d'enfants guadeloupéens de 4-7 ans présentant une
réticence à parler créole. Cette expérimentation
a porté sur une population de 32 enfants originaires de Guadeloupe.
Les enfants sélectionnés étaient suivis en
rééducation orthophonique pour trouble du langage
oral. Ils présentaient un refus, une sorte de réticence
à utiliser le créole pour communiquer verbalement.
Les résultats obtenus permettent d'étudier comment
les conditions favorables de l'utilisation du créole ont
permis d'activer les mécanismes d'une deuxième langue,
en l'occurrence le français.
C'est l'occasion de présenter l'évolution de cette
forme d'inhibition verbale et d'indiquer le rôle de l'orthophoniste
comme agent facilitateur des INTERACTIONS.
Ce travail s'inscrit en outre dans une recherche plus large qui
a pour objet l'analyse des mécanismes des savoirs linguistiques
d'enfants s'exprimant en créole et/ou en français
et plongés dans le "bain linguistique" créole-français.
Comme toute recherche, celle-ci doit être considérée
comme une étape historiquement située, une réflexion
et non un résultat figé.
NATURE ET GENESE DE L'INHIBITION VERBALE
LA COMMUNICATION LANGAGIERE
L'importance de la COMMUNICATION n'est plus à
souligner, elle apparaît indispensable à la vie. Le
langage est un moyen privilégié de notre capacité
à communiquer, à transmettre et à recevoir
une information.
La communication langagière est un mode
d'échange qui résulte de la "jonction" réussie
d'une compétence linguistique et d'une compétence
communicative qui ont chacune leur genèse propre (GERARD-NAEF
1987).
L'organisation du langage résulte de la
mise en place de systèmes, ou de structures multiples.
Apprendre à parler, accéder au langage verbal, suppose:
- un processus interne qui ne peut se réaliser que grâce
à une activité mentale du sujet;
- un processus externe dans lequel interviennent ceux qui sont
en contact avec l'enfant qui apprend à parler.
Le comportement langagier des enfants qui font
l'objet de cette étude et qui présentent une inhibition
verbale face au créole révèle le rapport qu'ils
instaurent avec eux-mêmes et le monde de la communication
verbale. Il témoigne tant de leur unicité que de la
culture dans laquelle ils vivent.
L'affrontement créole-français apparaît
comme le lieu où s'exprime le plus l'écrasement, l'étouffement
de l'enfant et, comme l'exprime D. BEBEL-GISLER (dans "Le Créole,
force jugulée" chez l'Harmattan p.88), c'est "le
lieu où plus tard il sera amené à désirer
lui-même sa propre répression par l'identification
parfaite aux modèles imposés par l'école et
la langue française".
C'est à partir de la réaction de
ces enfants, suivis en cabinet, que nous avons voulu comprendre
comment fonctionne une pratique langagière en créole.
Et, pour cela, il nous fallait essayer de changer ce comportement
d'inhibition verbale.
Quelle est la genèse de cette réticence
relationnelle à communiquer en créole?
GENESE DE L'INHIBITION VERBALE
La manière de s'exprimer dans une langue
peut dévoiler le rapport qu'on instaure avec soi-même
et le monde de la parole.
Dès la naissance, l'enfant est plongé
dans un processus d'interaction sociale, mais comme l'indique J.S.
BRUNER 1983, elle se situe dans le contexte général
de la culture. Le mécanisme général de ces
interactions permet l'ajustement entre le système de l'enfant
et celui de l'adulte et fournit un "micro-cosme" dont
la continuité est assurée par le fait que l'adulte
construit avec l'enfant ce que J.S. BRUNER appelle une "MINI-CULTURE".
Ainsi le bébé est déjà membre de la
culture.
Mais qu'est-ce qui dans le statut social du créole
a pu, peut, ou pourrait déclencher une inhibition verbale?
Au départ, le créole n'était
l'objet d'aucun mépris et les locuteurs n'étaient
victimes d'aucune discrimination.
Le créole fut longtemps le véhicule
symbolique de résistance. De 1848 - 1946, l'institution scolaire
et l'imposition du français vont se mettre en place. Depuis
1946, le phénomène d'assimilation a renforcé
l'emprise économique, politique, culturelle de la France
en Guadeloupe. Le statut est tel, que l'on ne nous a pas laissé
la liberté de choisir ou ne pas choisir l'utilisation du
créole.
Pour bon nombre de parents d'aujourd'hui, enfants
d'hier, le créole fut si humilié, écrasé,
bafoué qu'ils ont fini par "intérioriser une
forme de dénigrement de leur langue première"
(L. PRUDENT, 1993).
Les parents vont transmettre à leurs enfants
cette connotation négative à l'égard du créole.
Ce qui dans bien des cas a pu décourager l'enfant à
développer des capacités verbales en créole.
En Guadeloupe, pour bon nombre d'individus, posséder
deux langues n'est pas vécu comme une possession de deux
outils de communication, de deux royaumes psychiques et culturels.
Ce sont deux univers qui sont en CONFLIT.
RETICENCE A COMMUNIQUER EN CREOLE
L'inhibition verbale dont il est question dans
ce travail est une sorte de réticence relationnelle à
s'exprimer en créole, de la part de l'enfant avec un adulte
en l'occurrence avec l'othophoniste.
Nous situons cette forme d'inhibition sur un continuum
dont les pôles extrêmes seraient:
- le refus systématique de dire en créole
- l'utilisation spontanée ou à la demande de
dire en créole.
En consultation orthophonique, nous avons noté
qu'il y a des enfants de 4-7 ans qui présentent un blocage
dès qu'ils sont sollicités en créole.
Il y en a qui refusent catégoriquement,
d'autres qui vont "s'obstiner" à répéter
en français des phrases dites en créole et d'autres
encore vont répondre systématiquement en français
à toutes questions posées en créole. Parmi
eux, nous notons que certains s'expriment dans "un mélange
linguistique" créole/français, qui nécessite
de notre part une investigation plus poussée afin de savoir
si l'enfant sait parler créole, français ou aucune
des deux langues.
Toutefois nous tenons à signaler que l'enfant
qui refuse d'utiliser le créole ne sera pas contraint de
le faire. Nous respectons toujours son choix.
Si actuellement les plaquettes n'existent plus
physiquement, les préjugés, eux, persistent encore.
Si cette réticence persiste chez l'enfant,
ce ne sera pas seulement une réticence à parler créole
que l'on observera, ce sera aussi le SILENCE.
Il faut savoir que la difficulté de l'enfant
n'est pas seulement de faire un mauvais choix entre deux langues,
mais de faire un choix entre se taire ou parler... créole.
L'enfant est plongé dans une situation paradoxale:
parler, mais ne pas parler créole.
METHODOLOGIE
SUJETS
L'échantillon d'enfant suivis en rééducation
orthophonique sur trente séances fut choisi dans une population
d'enfants de 4-7 ans, nés en Guadeloupe et de parents guadeloupéens.
Ces enfants furent conduits en consultation parce qu'ils "parlent
mal" mais ce "mal-parler" n'est pas banal, car il
s'agit d'un "mal-parler"... en français. Notre
étude a porté sur ceux qui ont refusé, au départ,
de parler créole, mais qui ont accepté, par la suite
de le faire de même que ceux qui présentaient des possibilités
langagières déficitaires en créole. Mais tous
ont affronté cette défense d'utiliser le créole.
Si l'observation a porté sur 32 enfants, nous avons décidé
de ne décrire l'évolution que de deux enfants pour
notre démonstration.
LA COLLECTE DES DONNEES
Chaque enfant sera considéré individuellement
et nous décrirons:
- ce qu'était sa communication langagière en
créole au début de la prise en charge,
- et ce qu'est devenu cette communication langagière
en créole après trente séances.
L'enregistrement magnétique fut réalisé
lors d'échanges langagiers orthophoniste-enfant, tous deux
partenaires d'une CONVERSATION à partir d'histoires en images
du Père Castor, de Studia, de Le Boeuf et de Kafé
(Dorville).
Ces enregistrements sont complétés
par des notes écrites prises au moment des entretiens.
Les caractéristiques de ces échanges
langagiers furent les suivantes:
- amener l'enfant à accepter l'utilisation du créole
avec l'adulte,
- grâce aux interactions (orthophoniste-enfant) entraîner
l'enfant à prendre la parole en créole.
il est certain qu'on pourrait déplorer l'absence
d'une évaluation chiffrée, mais tel n'était
pas notre objectif. Dans ce travail, notre souci fut de montrer
comment pouvait se mettre en place une communication langagière
en créole chez les enfants qui présentaient cette
inhibition verbale, et cela dans un contexte de rééducation
du langage.
LA PROBLEMATIQUE
Une prise en charge orthophonique engage non seulement
la problématique du milieu familial et de la société
guadeloupéenne, mais encore et surtout la problématique
de l'enfant, de l'orthophoniste. La difficulté n'est pas
d'y entrer, puisqu'on s'y trouve malgré soi, mais d'apprendre
à y manoeuvrer.
Le plan d'expérience compte un certain nombre
d'HYPOTHESES:
- L'enfant qui "accepte" de s'exprimer en créole
retrouve cette aptitude qu'il a à communiquer spontanément
avec l'Autre.
- L'utilisation du créole passe par un processus de
valorisation et de motivation dans un climat de confiance.
- Le fonctionnement en autonomie de la langue créole
est nettement distingué d'un mécanisme ou d'un
conditionnement acquis par montage ou dressage.
La mise en route des mécanismes de communication langagière
en créole, va activer également ceux de la deuxième
langue (français).
- L'orthophoniste, en situation de méta-communication
apparaît comme un agent facilitateur dont le rôle
est de multiplier les occasions d'utiliser la LANGUE (créole
et/ou français) et cela grâce aux interactions.
En dehors des hypothèses que nous avons
tentées de vérifier, notre question centrale était
la suivante:
Le créole peut-il être à l'origine d'une inhibition
verbale et en même temps un moyen thérapeutique contre
cette inhibition verbale?
Il n'est peut-être pas tout à fait
juste de dire que le créole est à l'origine d'un certain
comportement langagier. Mais dans l'exercice au quotidien, on observe
qu'il peut déclencher un comportement langagier où
l'usage du créole ne va pas de soit.
En utilisant le terme créole, on fait référence
à la pratique de la langue comme phénomène
social et culturel.
METHODE
La méthode que nous avons utilisée
n'est pas à placer dans un cadre rigide. Elle est à
l'usage de notre conception de la relation humaine, c'est-à-dire
très flexible.
Elle n'est ni tout à fait génétique ni tout
à fait pathologique, ni tout à fait comparative.
C'est en quelque sorte une méthode clinique
d'observation et de description mais avec une approche systémique
et pragmatique.
La méthode n'est pas limitée à
l'utilisation de l'outil mais déborde sur la mesure elle-même.
L'évaluation portera:
- Sur la longueur des énoncés
Cette donnée d'analyse fut très utile pour étudier
l'évolution du comportement langagier, au moment où
la réticence de parler créole se traduisait par
une absence de mots ou très peu de mots créoles,
jusqu'à une prise de parole en créole.
L'unité de mesure sera le mot:
ex: ti / fiy / la / ka /kouri /
1 2 3 4 5
Un tel énoncé sera comptabilisé dans la classe
des énoncés de 5 mots.
- Des indications portant sur l'intensité de la
sollicitation de l'orthophoniste auprès de l'enfant dans
les corpus.
- La prise de parole en créole.
Nous avons donc choisi de faire l'analyse de quelques
corpus ce qui nous permettra d'étudier:
- les progrès de prise de parole en créole
- l'adaptation du langage enfant-orthophoniste dans un processus
d'interaction
- l'utilisation que l'enfant peut en faire
- dans un résultat immédiat sur l'énoncé
suivant
- dans un résultat différé d'un corpus
à l'autre
- et éventuellement les progrès en français.
EVOLUTION DE L'INHIBITION VERBALE
DE DEUX ENFANTS
Nous avons choisi deux enfants pour notre démonstration
qui font parti du groupe d'observation. Ils furent suivis régulièrement,
en individuelle, pendant trente séances (durée d'une
séance 30 minutes). Au départ ces enfants ne parlaient
pas créole ou parlaient très peu en créole.
DANY, 5 ANS
1. Présentation de l'enfant
Le "mal-parler" chez Dany est très
complexe. La mère de Dany ne s'exprime qu'en créole
mais elle nous explique qu'elle souhaite que sa fille parle français,
que c'est pour son bien.
Cette défense qui pèse sur la communication
langagière freine une prise de parole en créole.
Dany a commencé à dire "des
petites choses" vers 3 ans.
L'interaction langagière pendant l'expérimentation
va déterminer l'évolution de son comportement langagier.
Lors de la première consultation orthophonique, Dany était
très silencieuse. De petite taille, menue et très
craintive, elle ne regardait pas l'orthophoniste. (En classe, "elle
restait dans son coin", dit la mère).
Au début des entretiens, (3ème
séance) la plupart des énoncés avaient 1 ou
2 mots.
(ife) (chivé) |
(jo) (jambe-janm) |
(suje) (soulyé-soulier) |
(fi) (fil) |
On peut noter quelques énoncés plus
longs
(kamase) |
(i ka maché) |
(idobe) |
(i tonbé) |
(abobo) |
(i ni on bobo) |
(akaso) |
(gason-la) |
C'est à la sixième séance,
début de la septième séance que Dany a produit
son énoncé le plus long (e = 7 mots): (tifilakaf koj
la) (ti fiy-la ka fè kochon-la = tochon-la = toch = bandage,
pansement.
2. La longueur des énoncés
A partir de la septième séance,
on note que Dan verbalise à chaque séance et le nombre
des énoncés par corpus augmente, certains allant jusqu'à
8 mots.
A la vingtième séance, on peut noter
un corpus de 5 énoncés et chaque énoncé
peut avoir en moyenne 7 mots.
Ex: D - bébé-la ka pléré
/ maman-la ka vini / i ka pòté bibon a bébé-la
é i ka ba'y bibon / bébé-la ka dòmi
vant-a'y plen / maman-la ka mété bibon-la kizin-la/
De plus, elle prend l'initiative de raconter l'histoire.
A la 25ème séance Dan
pouvait émettre des corpus de 9 à 11 énoncés
dont le plus long comptant 12 mots.
Parmi les énoncés, nous relevons
des phrases simples, telles:
D - Madanm-la ka fè kafé/i ka sèvi
ti moun-la/ti moun-la ka bwè kafé-la/i ka di manman-la
ovwa.
On peut noter quelques phrases complexes telles:
D - a kason i ka pléré pate i tonbé
(pate = parce que)
D - manman-la ka pati avè bou-la paté i kolé
3. L'utilisation du français
A la 25ème séance aussi,
alors que Dan avait réussi un classement d'histoire en images
(4 séquences) de KAFE, elle prit spontanément la parole
pour raconter l'histoire.
Puis elle fit le récit en français
à notre demande. On nota alors que le corpus comptait 4 énoncés
dont 3 énoncés de 3 mots et 1 énoncé
de 5 mots. Peut-être aurait-elle pu le faire avant, mais nous
n'avions pas essayé.
A la 30ème séance, au
cours d'une activité langagière, après avoir
fait le récit de l'histoire en images (4 séquences)
spontanément en créole, elle décide, de son
propre chef de raconter la même histoire en "français".
D - "il do chat fait / le sat de mama"
"il se révelle/ il boit café / il fait manman
au voir / il dans casse" (révelle = réveille;
casse = classe).
Dès lors, le processus d'interactions immédiates
et d'interactions différées sont mis en place pour
le français aussi.
Il nous faut mentionner que jusqu'ici la rééducation
se faisait uniquement en créole, ce qui pourrait nous conduire
à penser que l'enfant a développé sa "fonction
langagière" et ayant maîtrisé le fonctionnement
syntaxique en créole, elle a pu acquérir une flexibilité
linguistique lui permettant d'accéder tout naturellement
à une deuxième langue et dans le cas présent,
le français, langue qu'elle entend dans son environnement.
L'orthophoniste mettra en place cette deuxième langue, parallèlement
au créole, en utilisant le même processus d'interaction.
Il faut souligner que Dan est devenue une fillette
souriante, qui se déplace avec aisance, elle commence à
être "bien dans son corps".
RODRIGUE, 6 ANS
Rodrigue, enfant de 6 ans, est en fin de Grande
Section de Maternelle (mois de Juin) et il passe au CP (Cours Préparatoire).
Il est amené en Orthophonie parce qu'il "parle mal",
("il mélange créole et français",
nous dit la mère), ("il n'est pas trop bavard",
a signalé la maîtresse). La mère indique qu'elle
lui demande de ne parler que français car elle croit "que
c'est pour cela qu'il ne parle pas bien".
1. Présentation de l'enfant
C'est un enfant au visage de cire. Le contact
est froid. Lors d'une activité langagière qui porte
sur des histoires en images de 3 séquences, il s'exprime
en "français".
R1 - Un lapin et des salades / maintenant il saute
dans les salades... / et rentre dans sa trou.
R2 - le zenfant casse la figue jaune et l'épliche après
l'est mange.
A la troisième séance, on lui demande:
O - Est-ce que tu sais parler créole?
R - Je connais pas parler
Or, nous notons des énoncés tels:
R - Le bébé est tout "sèl"
/ ya manman vient ye donne ye biberon / ye manman est assis / après
i "mèt" ye bébé coucher.
Dans ces énoncés, on remarque la
présence de deux mots créoles "sèl",
"mèt" dans ces quatre énoncés.
A la septième séance, l'orthophoniste
lui demandera au cours d'un récit d'histoires en images:
O - Tu diras comment en créole?
R - A peux pas
O - Tu veux que je la raconte en créole?
R - Non
O - Pourquoi?
R - (silence)
O - On t'a défendu
R - Oui
O - Qui?
R - Ma maman... (hésitation), je veux pas parler créole.
2. Vers une approche du créole
Vers la dixième séance, après
l'avoir laissé raconter une histoire en images:
R - Le "Chival" a pris des carottes
/ après les carottes "est" tombées / après
il les ramasse avec "son" bouche.
L'orthophoniste l'avertit qu'elle va lui raconter
la même histoire en créole. (Pour d'autres histoires
en images, celles de KAFE d'A. DORVILLE par exemple, on peut faire
écouter la cassette en créole).
Il nous regarde fixement, comme étonné
puis l'interaction consistera à répéter les
phrases dites en créole par l'orthophoniste. Ce fut difficile.
A la séance d'après, quand on lui demande:
O - Tu veux essayer de raconter l'histoire en créole?
R - Non!
O - Pourquoi?
R - Je n'veux pas
A la douzième séance, l'attitude
de Rodrigue va changer. Il raconte en "français"
une histoire en images, puis l'orthophoniste dit:
O - Et en créole?
R - Je n'sais pas dire ça, je sais pas parler créole.
O - Tu veux que je dise pour toi?
R - Oui (il sourit).
Puis nous obtiendrons de lui le même récit,
entièrement en créole, avec 5 énoncés
dont un énoncé de 12 mots.
Grâce aux interactions langagières,
on le laisse mettre en place le créole et le français.
L'orthophoniste interviendra de temps à autre quand il y
a interférence des deux langues.
Le parcours de la mise en place de la fonction
langagière s'est fait dans les deux langues. Mais, à
partir du moment où Rodrigue a pu s'exprimer librement en
créole, il a changé. Il était devenu plus bavard,
plus souriant et surtout on pouvait l'entendre discuter avec sa
mère, spécialement en créole.
En rééducation, il utilisait l'une
ou l'autre langue et pouvait faire un récit d'histoire en
images en créole et en français sans problème.
A la trentième séance, nous notons
que sa compétence langagière était équivalente
en créole et en français, et de plus il adorait les
histoires en images car c'était des occasions de prise de
parole, ce qu'il faisait volontiers. Il précisait toujours
en quelle langue il parlait:
Ex: Récit d'une histoire en images (4 séquences)
R1 - an kréyòl: ti moun-la ka lévé
/ i ka bwè chokola a'y / apwé i ka di manman'y ovwa
/ apwé i a lékòl... i lékòl./
R2 - an fwansé: L'enfant se réveille / après
il boit son lait / il dit à sa manman au voir / il, elle
est à l'école.
Le manque d'appétence au langage était
sans doute dû au fait qu'il était "mal" dans
les deux langues, dont l'une ne devait pas être utilisée
pour communiquer verbalement.
Il est certain que nous avons eu plusieurs entretiens
avec les parents afin d'expliquer le processus d'apprentissage d'une
langue et pourquoi il était important de parler à
son enfant dans la langue qu'on connaît le mieux afin d'éviter
que l'enfant ne mélange les deux langues et puisse s'exprimer
correctement dans les deux langues.
CONCLUSION
Nous avons noté, au cours de cette étude,
que la pratique de la langue créole peut avoir une place
importante dans la rééducation orthophonique et plus
particulièrement dans ce cas d'inhibition verbale (réticence
à parler créole).
A partir du moment où l'enfant trouve ou
retrouve une certaine spontanéité à parler
créole, il prend conscience de sa propre existence.
Il est porteur de SA PROPRE PAROLE. Il devient
un enfant tout à fait à l'aise dans la LANGUE. C'est
ainsi qu'on pouvait déduire que le créole avait vocation
à être un moyen thérapeutique particulier.
L'enfant devenait un INDIVIDU libre de parler créole,
libre de dire ou de ne pas dire. Il pouvait émerger d'une
langue créole "absente", "refusée",
"bafouée", "culpabilisée", "angoissante",
impossible "quelque part", pour accéder à
une vraie COMMUNICATION, devenue alors possible.
Grâce à cela, il développe
une certaine FLEXIBILITE LINGUISTIQUE car il n'est plus "baillonné"
en créole.
L'enfant produira des mécanismes nécessaires
à la communication langagière en créole, ce
qui va activer ceux de la langue française.
Plus les prises de parole en créole se multiplient
et deviennent spontanées, naturelles, plus les énoncés
s'allongent.
Cette étude a pu mettre en lumière
que le fait de parler créole n'empêchait nullement
d'acquérir le français. On note même chez l'enfant
qui mélangeait les deux langues (créole-français),
certains progrès en français.
Surtout qu'il savait dorénavant en quelle langue il s'exprimait.
Pour ce faire, l'orthophoniste abandonne son rôle
didactique et devient, en quelque sorte, un AGENT FACILITATEUR qui
permet à l'enfant de multiplier les occasions de s'exprimer
en CREOLE et/ou en FRANCAIS, de multiplier les occasions d'utiliser
la LANGUE. L'orthophoniste aménage des INTERACTIONS langagières
individuelles dans un environnement rendu significatif et propice
à développer les habiletés langagières
de ces enfants.
A l'heure où l'on parle d'échec scolaire,
d'illettrisme, on pense surtout à l'échec de l'apprentissage
du langage écrit (lecture-écriture-calcul).
Ne faut-il pas chercher les causes, les racines
de cet échec dans l'échec de la COMMUNICATION orale?
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