Dans le roman Commandeur
du Sucre, paru en 1994, Raphaël Confiant choisit de faire
revivre la Martinique agricole des années 1930, à
travers le monde de l'Habitation.
Son héros, Firmin Léandor, mulâtre fils de mulâtres,
est commandeur sur l'Habitation Bel-Event, dans la paroisse de Rivière-Salée,
appartenant au béké Duplan de Montaubert. Le récit
se déploie sur un axe linéaire correspondant à
la récolte de la canne de 1936, cent jours durant lesquels
le commandeur devra relever le défi dans lequel il s'est
imprudemment engagé: faire produire à l'Habitation
sept cents "barriques" de sucre - au lieu des six cents
dont elle était coutumière - en dépit de tous
les aléas que connaît cette unité de production:
grèves, dissensions internes, difficultés relationnelles,
maladies de la canne...
Dans les années 1930,
la plantation se maintient donc, espace socio-économique
clos, autarcique, en marge de la nouvelle société
urbaine, bourgeoise, qui s'appuie sur l'instruction publique, symbole
d'un développement différent de celui fondé
sur l'exploitation de la terre.
Or, c'est précisément
cette inadéquation du monde rural au mouvement de l'histoire
qui permet d'en saisir la substance profonde et d'en faire un signifiant
poétique, alors même que l'écrivain cherche
à représenter la vernacularisation des cultures et
leur insertion dans un nouvel espace-monde.
L'Habitation est en effet
un microcosme, un monde replié sur lui-même, dont les
éléments sont interdépendants et identifiables
les uns par rapport aux autres; un espace qui dans l'imaginaire
est perçu comme une miniaturisation ou une modélisation
du monde - imago mundi.
Comme l'indique le titre,
cette unité de production si caractéristique de la
société antillaise peut apparaître dès
lors comme un système de métonymies généralisé:
toutes les données - la canne, le sucre, les pièces
de terre, le commandeur, le béké, les nègres
... - sont redevables de l'ensemble de cet univers, matérialisant
en quelque sorte ce trope de contiguïté, figure de l'étendue
qui correspond sans doute à la plus archaïque configuration
de l'identité (inclusion de proximité).
Ainsi, insensiblement, ce
que l'on a appelé, au début du vingtième siècle,
l'identification "régionaliste" trouve dans ce
roman son aboutissement et son dépassement par une transposition
au plan absolu de l'élément le plus caractéristique
de l'espace colonial d'outre-mer: l'Habitation, devenue pur signifiant.
Raphaël Confiant a
bâti le roman à partir de l'intuition que la plantation
créole représentait l'épure de ce que Mikhaïl
Bakhtine, dans son essai Esthétique et théorie
du roman, appelle un chronotope, c'est-à-dire
un espace-temps, un univers humain, que déterminent simultanément
une époque et une configuration spatiale.
Selon Bakhtine, "le
chronotope détermine l'unité artistique d'une oeuvre
littéraire dans ses rapports avec la réalité
... En art et en littérature, toutes les définitions
spatio-temporelles sont inséparables les unes des autres
et comportent toujours une valeur émotionnelle [...] l'art
et la littérature sont imprégnés de valeurs
chronotopiques, à divers degrés et dimensions. Tout
motif, tout élément privilégié d'une
oeuvre d'art, se présente comme l'une de ses valeurs".
Dans Commandeur du sucre, l'auteur, se faisant l'écho
de la conscience collective antillaise, présente l'Habitation
comme le lieu d'intersection d'une topographie strictement définie,
tout en étant poétisée, et d'une série
temporelle qui correspond à la représentation symbolique
de l'époque esclavagiste et post-esclavagiste.
Ce signifiant spatio-temporel
qui concentre la réalité antillaise se noue dans les
liens subtils d'un interlecte que l'auteur a su rendre naturel -
a naturalisé - par toutes sortes d'artifices. La langue française,
recomposée, subjuguée par la langue créole,
est soumise à un principe d'indétermination. Le lecteur
ne sait plus si les termes employés sont des mots calqués
sur la langue vernaculaire, traduits ou inventés par le romancier,
ou s'il s'agit d'emprunts au vieux français. Ainsi se constitue
un tissu serré de figures verbales, de sorte que le principe
métonymique de la plantation joue également au niveau
des signifiants.
L'incipit du roman a précisément
pour fonction de rassembler tous les éléments du chronotope,
condensés dans l'unité temporelle de la récolte
de la canne et dans le cadre stylisé de la plantation:
En-allée
de la récolte
Au jour de l'an, s'entre-offrir
graines d'orange douce. C'est protègement contre la déveine
et la défortune qui poursuivent le nègre depuis
qu'il a été voltigé dans la canne.
C'est aussi gage d'heureuseté.
Le lendemain, au premier chanter de l'oiseau-pipiri, aiguiser
les coutelas sur les meules pour la grande affrontaille avec les
hordes chevelues et vertes dont l'ingénuité n'est
que feinte. Macaquerie même.
Puis s'amarrer les reins pour les cent jours que durera la coupe.
Ce qui veut dire janvier, jaune de rancune, parsemée des
premières échardes de la saison de carême.
Février, timide mangouste, qui parfois explose en soudaines
avalasses de pluies. Mars, indécis et torride, qui passe
avec le ballant du rêve-tout-debout et final de compte le
commencement d'avril, ô enchanteur!1
Ce prologue se donne donc
à voir comme un tableau qui encadre un espace colonial, insulaire;
mais la mise en correspondance horizontale de tous les éléments
du réel s'articule sur l'axe vertical du temps, par une projection
ou une mise en abîme du passé antillais. Enfin, la
récolte de la canne est transposée dans l'ordre archétypal
et mythique, de manière à initier le réveil
de la mémoire collective, ce qui est l'un des enjeux de la
Créolité.
1. TOUTE RECOLTE DE CANNE
EST UNE REVOLTE.
Le temps de la récolte
est un raccourci symbolique du temps historique (plus de deux cents
ans de l'histoire de la plantation). L'emploi de l'infinitif qui
soustrait l'action à l'emprise du sujet comme à celle
du temps, aiguiser les coutelas; s'amarrer les reins, permet
de tirer la quintessence de l'Histoire tout en donnant au texte
sa profondeur temporelle, avec l'évocation du destin douloureux
des nègres et la lutte impitoyable, la grande affrontaille,
entre le maître et l'esclave, le Blanc et le Noir, où
la violence révoltée de celui-ci répond à
la violence oppressive et à l'hypocrisie de celui-là.
Les trois mois du temps
de la coupe figurent symboliquement les diverses phases d'un affranchissement.
Janvier, jaune de rancune, signifiant l'éclat terni
du dieu-maître blanc, avec les premières échardes
qui déchirent les peaux, mais sont aussi les premières
transgressions de l'ordre colonial. Février, timide [...],
qui parfois explose: temps de subjugation et de révoltes
serviles, de marronnage et de combat pour l'émancipation.
Mars, indécis et torride, avec le ballant du rêve-tout-debout:
personnification de la guerre et sans doute allusion à 1914-1918,
où, sur les champs de bataille d'Europe, les nègres,
ayant payé le tribu du sang, ont cru retrouver leur pleine
dignité et accéder à la parfaite égalité,
citoyenne et humaine.
Vient alors avril, ô
enchanteur, le temps des sortilèges, de l'exaltation
et des utopies.
En fin de compte, le roman envisage l'Après, le temps qui
succédera à la lutte contre la puissance coloniale,
la victoire sur "les hordes chevelues" venues d'Europe,
la sortie du temps de la horde, de la barbarie, du chaos, du temps
d'avant la Loi...
2. CHAQUE MOT EST UN DISCOURS.
L'écriture du prologue
introduit la métonymie comme procédé d'enrichissement
lexical (sous la forme de paragrammes ou d'hypogrammes2
), le plus souvent grâce aux interférences entre la
langue française et la langue créole. Ces croisements
permettent de sursaturer les mots de significations multiples qui
en font de véritables phrases ou les articulations d'un discours.
- Voltigé dans
la canne: l'image aérienne des flèches (vol-tige)
est inversée, bousculée, par la violence du sens
créole du terme voltiger (repousser avec brutalité);
la présence du mot "tige" dans le verbe (inclusion
diégétique: la tige de la canne) suggère
en outre que l'actant principal qui a entraîné
le noir dans la malédiction de l'esclavage, la canne,
portait fatalement en elle-même la déportation
et la chute du nègre.
- la grande affrontaille:
le mot contient à la fois le front et l'affront, la taille
et l'affrontement, la taille de front... La récolte est
un combat qui oppose les coutelas, métonymes des
nègres, aux cannes (hordes chevelues), images du blanc
et de sa puissance. Le mot affrontaille sert donc d'embrayeur
au discours sur l'histoire et sur le face à face du Blanc
et du Noir dans l'espace colonial.
- les hordes chevelues:
ces deux termes qui évoque un temps de désordre
et de violence sont riches de connotations liées aux
invasions barbares, à la confusion des peuples dans l'anarchie
et l'anomie. Cette expression hordes chevelues trouve
son point d'ancrage dans la locution implicite "Gaule chevelue";
ce qui restitue le récit dans le cadre de l'implantation
et de la domination françaises aux Antilles.
- Jaune de rancune: cette
locution, qui est reprise d'un poème du recueil Eloges
de Saint-John Perse, invite le lecteur à réfléchir
sur enjeux de l'intertextualité dans une littérature
post-coloniale. Il en est d'ailleurs de même de l'expression
hordes chevelues et vertes qui peut être perçue
comme une allusion aux sorcières du folklore germanique.
Le texte de Confiant se présente comme une matrice assimilatrice
qui déjoue l'invasion du discours de l'autre.
- macaquerie même:
La dénonciation lapidaire exprime la traîtrise
de cet océan vert à la sensualité feinte,
allusions aux sorcières dissimulatrices, et agit simultanément
comme une répudiation de l'exotisme. Dans le même
mouvement, l'accusation portée par les colons envers
les hommes de couleur (le noir singerait le blanc) est retournée
de manière polémique, dénonçant
l'hypocrisie d'une culture mercantile sous ses dehors idéalistes.
3. LES IMAGES SONT PORTEUSES
DE MYTHES.
Une simple coutume locale:
Au jour de l'an, s'entre-offrir graines d'orange douce. C'est
protègement contre la déveine et la défortune,
devient une contre-mythologie. A l'épopée du sucre,
du sucre amer de la souffrance des nègres, le roman antillais
oppose le goût sucré de l'orange douce, saveur naturelle
qui conjure les maléfices du sucre industriel tiré
de la canne. La culture populaire est en effet pour les auteurs
de la créolité à la fois lieu de reviviscence
de l'imaginaire antillais et l'arrière-pays à partir
duquel peut s'organiser la résistance aux influences étrangères.
C'est d'ailleurs la langue
créole qui fait image à l'intérieur de la langue
française, l'investissant subrepticement, tout en lui donnant
sa poéticité. Ainsi la balise temporelle, au premier
chanter de l'oiseau-pipiri, donne au lever du jour la densité
d'une expérience existentielle. Les cadres de pensée
et les automatismes linguistiques de l'Occident se trouvent ici
déconstruits. Enfin, par un processus de spécularité
auctorale, l'interlecte poétique français-créole
renvoie l'image du métis culturel, de l'auteur qui assume
et surplombe les différents apports qui se fondent dans le
creuset antillais.
4. LA LIBIDO EST DANS LA LETTRE.
L'écriture de Raphaël Confiant
a une telle charge fantasmatique qu'elle invite à une déparlure
paradigmatique. La mangouste appelle inévitablement
l'image du serpent, du trigonocéphale, symbole phallique. L'animal
tueur de bêtes longues, que l'auteur place dans le champ référentiel-idéologique
des travailleurs noirs, signifie la volonté de châtrer
le colon, image libidinale princeps de l'inconscient antillais. La
castration symbolique du blanc est la condition préalable de
la prise de parole du noir.
Dans l'univers colonial,
où les rapports de force sont sexualisés, les éléments
du réel les plus anodins, sont inévitablement connotés
érotiquement. Ainsi, dans l'en-allée des champs, dans
les taillis, les échardes blessent au talon et aux
mains les amarreuses courbées sur les cannes tranchées.
Mais très souvent aussi, dans les traverses, d'autres échardes,
fragments pointus de corps étrangers, pénètrent
la chair des négresses dénudées offertes à
la concupiscence et au désir du mâle. De la sorte,
l'exigence du carême occidental et catholique se trouve détourné
par le carême antillais qui dénude les corps et invite
aux étreintes charnelles, qui sont autant d'échardes
dans la censure morale imposée aux consciences.
Le fantasme de la race sous-tend
la pulsion scripturale (le "génotexte" justiciable
de la sémanalyse, selon la formule de Julia Kristeva) qui
se manifeste dans le texte par le terme ingénuité,
lequel désigne, dans le monde colonial esclavagiste, le fait
d'être ingenuus, libre de naissance, privilège
du blanc. Les Européens, en effet, en se prévalant
de cette ingénuité originelle, se distinguaient, non
seulement de la masse noire servile, mais également du groupe
des hommes de couleur affranchis. L'auteur, grâce à
un déplacement métonymique du terme (rapporté
à la canne, hordes chevelues), résilie simultanément
le mythe raciste inscrit dans la substance, selon un a priori essentialiste,
et le cliché exotique idéalisant le paysage antillais.
L'incipit de Commandeur du Sucre
apparaît donc comme un métonyme de l'oeuvre, et non
comme un simple prologue du récit. Cette première
page, qui adopte le rythme de la prose poétique, indique
d'emblée que la Plantation est elle-même un système
d'équivalences par contiguïté. Or c'est précisément
ce jeu des déplacements transversaux qui, en condensant toutes
ses significations, lui donne sa portée métaphorique
et symbolique: un total-somme qui préfigure le tout-monde.
Notes
1
R. Confiant, Commandeur du sucre, Paris, Ed. Ecriture,
1994, p. 9.
2 Cf.
- Julia Kristeva, Sèmèiotikè,
recherches pour une sémanalyse, Paris, Ed. du Seuil,
Coll. "Points", 1969.
- Jean Starobinski, Les Mots sous
les mots, Paris, Ed. Gallimard, 1971.
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