Communication présentée
au Colloque International, "L'Oeuvre de Cheikh Anta Diop et
la renaissance de l'Afrique au seuil du troisième millénaire",
à Dakar-Caytu, Université Cheikh Anta Diop, Dakar
(Sénégal), 26 février - 2 mars 1996. SOMMAIRE
- L'histoire au retour du quatrième millenaire
- Brasseries nagadeennes et seigneurs de la bière
- L'embarquement vers les champs de lumière
- L'âme, l'ombre et les mutuelles
- L'histoire à inventer encore et toujours
- Références bibliographiques
1. L'HISTOIRE AU DETOUR DU QUATRIEME MILLENAIRE...
On admet aujourd'hui que ni les cultures de la
Basse-Egypte, qui ne s'adossaient d'ailleurs pas encore au futur
grenier d'un delta en pleine formation, ni celle de Maadi, dont
les liens avec les cultures de la Palestine sont étroits,
"ne sont à la base de la civilisation pharaonique. Pour
cela, nous devons nous tourner vers la Haute-Egypte et plus particulièrement
vers les cultures de Badari et de Naqada, même si nous ne
connaissons avec certitude ni l'étendue ni la place chronologique
précise à leur assigner". (Stan HENDRICKX, 1990,
7). La culture de Badari (-4400/-3800) a pu être
"soit le berceau soit la plus ancienne variante régionale
de la culture", qui occupe tout le quatrième millénaire
BC. "Notre connaissance de la culture de Nagada", et cela
vaut jusqu'aux dynasties thinites, "repose dans une large mesure
sur les informations fournies par les cimetières" plus
rarement sur les établissements humains dont ils sont les
nécropoles. "S'il existait déjà des centres
de pouvoir durant les époques de Naqada I et II, il faut
sûrement les chercher en Haute-Egypte", continue le même
auteur. L'archéologie a dégagé les nécropoles
de véritables élites sociales sur les sites de Hiérakonpolis,
Abydos et à un degré moindre, Nagada, pour la période
de Nagada II. En fait, sans que l'on puisse constater de rupture
culturelle jusqu'à la première dynastie, le pouvoir
semble s'être déplacé du sud vers le nord, de
Hiérakonpolis vers Abydos, et de là vers Memphis,
où le pharaon Aha de la I° dynastie transfère
le centre du pouvoir pour le rapprocher du grenier du delta, et
des carrefours du grand commerce lointain. Les fouilles conduites
par Gunter DREYER à Abydos ont mis à jour une série
de tombes antérieures aux tombes de la dynastie O situées
dans leur prolongement. L'une de ces tombes, comme l'atteste son
mobilier, un sceptre et des vases syropalestiniens, est celle d'un
roi égyptien qui commerçait avec l'Orient au début
du Naqada III, un bon siècle avant que Narmer ne sillonne
le pays, de Hiérakonpolis, berceau lointain du pouvoir, au
Fayoum et à Tarkhan, du sud au nord, pour en consolider une
unification politique qu'on lui prête peut-être à
tort . Les cimetières nagadéens sont
donc les livres d'histoire de l'Egypte. Ce sont eux qui livrent
les premières inscriptions, aussi laconiques qu'elliptiques,
connues, en écriture hiéroglyphique, sur le flanc
des jarres, sous l'empreinte des sceaux, et sur les objets rituels
du pouvoir, têtes de massue, palettes, manches de couteaux.
Le répertoire en reste limité et constitue un corpus
d'inscriptions iconographiques et hiéroglyphiques d'un grand
intérêt, l'archive du millénaire. Il localise
dans le temps et dans l'espace l'élaboration et l'emploi
de l'écriture africaine - l'écriture hiéroglyphique:
dans les siècles nagadéens de la Haute Egypte et de
la Basse Nubie, sans que l'on puisse jamais constater de rupture
culturelle entre le Nagada I et le Nagada II, et entre celui-ci
et la I° dynastie, qui s'achève aux dernières
décennies du Nagada III - au point que Bruce WILLIAMS a pu
écrire que "les images et les conventions pharaoniques
apparaissent durant le Naqada I". Loin qu'il y ait coupure, la continuité
du millénaire nagadéen, qui enfante la I° dynastie,
est telle que la zone stratégique de recherche est désormais
la période de transition du Nagada II au Nagada III, c'est
à dire, celle où l'on invente et inventorie depuis
près de deux décennies, avec Bruce WILLIAMS pour la
Basse-Nubie et Gunter DREYER pour Abydos, des "états
antérieurs" aux pouvoirs les plus anciens susceptibles
de faire gagner en lisibilité l'histoire de la période.
Ce qui rend envisageable, mais pas forcément prédictible,
l'hypothèse de sites et de moments plus reculés encore
où s'enracinent les dernières formes de pouvoir mises
à jour au plus secret d'une tombe: avec la couronne rouge
et le sceptre Hq3 du wadi Gash (Nagada I), la "massue"
du triomphe pharaonique de la peinture de la tombe T100 du site
Hk33 de Nekhen (Nagada II c-d), homophone en égyptien
de la couronne blanche, Hd/Hdt, que porteront
les premiers la douzaine de "faucons" de Qustul en Nubie:
pays du peuple du groupe A, dont Michael HOFFMAN observe qu'il est
déjà installé au voisinage des égyptiens
sur les sites de Nekhen au Nagada II (1982, 55-56 et 1989, 269-98).
Ces ultimes découvertes reçoivent le statut de formes
les plus anciennes, de point de départ, quand elles sont,
sans doute, l'achèvement momentané de formes antérieures
d'organisation sociale et de pouvoir qui les expliquent, comme celles
des brasseries de Nekhen étudiées par Michael HOFFMAN
puis Jeremy GELLER. On ne saurait arrêter le temps, et s'exposer
au risque qu'une découverte à venir n'établisse
l'évidence d'un moment et d'un site plus ancien encore que
ces ultimes découvertes supposent . Au terme de ce millénaire "nagadéen",
en partant dans l'espace du sud vers le nord, on aboutit, à
l'aube des dynasties thinites, c'est-à-dire
des dynasties qui administrent en leur palais une Egypte unifiée,
à un château de cartes de six grandes régions
politiques:
- la Basse-Nubie ou T3 Sti,
identifiée par les "Couronnes Blanches" du
cimetière L de Qustul, datées du Nagada IIIa,
qui guerroie avec ses voisins de Nekhen (et parfois les vainc),
mais aussi commerce avec eux - qui contrôle l'échange
lointain africain et importe des produits syropalestiniens (Bruce
WILLIAMS, 1977, 1980, 1986, 1988) mais aussi exporte ses artefacts
funéraires jusqu'en Palestine (E.M. Van den BRINK, 1995).
- la Haute-Egypte de la Couronne Blanche ou T3
Hsmâw, installée autour de Hiérakonpolis,
Nekhen - où sur le site Hk64 coexiste au Nagada II, on
l'a vu, "nagadéens" et "groupe A"
(lisez Nubiens): il y a continuité historique - dans
les riches plaines de confluence du Nil et de ses affluents
les wadi Abbad et Mia par où accéder à
l'or, au cuivre, au plomb mais aussi au commerce oriental par
la Mer Rouge - la région développe le commerce
de grains et de bière autour de ses centres cultuels
dès le Nagada I.
- la Haute Egypte de la Couronne Rouge, située
dans les grasses plaines de confluence du Nil et du wadi Hammamat,
qui lui ouvre la route de la Mer Rouge et du commerce lointain,
sans doute avec l'Elam dravidien de Suse I, si l'on en croit
quelques sceaux suméro-élamitiques (Barbara ADAMS,
1986, 57), et dont la capitale Nwbt (Nagada) doit
sa prospérité très ancienne, dès
le Nagada I/II où la Couronne Rouge est attestée,
au commerce de l'or extrait des mines voisines.
- le T3 Wr de la Double Couronne (T3 wy,
le Double Pays, dans certaines leçons (Dimitri MEEKS,
1980, 411) étalé le long des plaines de confluence
du Nil et du wadi Qena, au débouché de la route
de la Double Oasis du dieu H3, d'où se contrôle
l'échange lointain africain, autour de sa capitale Tni,
et de sa nécropole royale d'Abydos (cimetières
U des élites du Nagada IIIa, B de la dynastie O au Nagada
IIIb). Il commerce avec le sud par les savanes et les oasis
du Sahara oriental et par la route du Nil (ocre, ivoire, pierre
de taille, jaspe, stéatite), avec l'univers suméro-élamitique
qui lui achemine le lapis lazuli depuis l'Afghanistan par la
Mer Rouge, les wadis et le Nil, avec le delta et Buto, avec
Canaan et Byblos. Les égyptologues s'accordent à
tenir en Abydos ou plutôt This, Tni, "bien
plus qu'un centre de pouvoir régional", mais dès
la fin du Nagada IIIa et surtout le début du Nagada IIIb,
le lieu depuis lequel l'unification de l'Egypte a été
réalisée (Stan HENDRICKX, 1990, 10) et a rapproché
le centre du pouvoir des routes de l'échange lointain
proche-oriental, abandonnant les capitales du Nagada IIb et
du Nagada IIIa, Nwbt et Nxn / Nxb, plus méridionales,
derrière elle.
- le delta, oriental, terrestre et caravanier,
de Maadi au Nagada I, central, fluvial et portuaire
de Dep et W3dt, Buto au
Nagada II. Alors que le site de Maadi se caractérise
comme un bourg d'entrepôts enterrés qui continuent
au milieu des terroirs égyptiens voisins l'architecture
de la culture palestinienne de Bersheeva, le double site de
Pe et Dep qui lui succède et le condamne en ouvrant la
route maritime vers Kbn., Byblos, connaît une nagadisation
culturelle rapide marquée par l'adoption des jarres nagadéennes,
qui en fait la capitale du T3 mh.
- la côte palestinienne, autour des sites
de En Besor Oasis, Tel Erani et Beersheva, qui placent en retour
la culture cananéenne sous l'influence de la culture
nagadéenne de Basse-Egypte, autour d'un douzaine de sites
qui témoignent de la "colonisation égyptienne
de la plaine côtière méridionale et des
basses terres de Canaan durant l'Early Bronze I Period de la
culture de Beer Sheva" (Ruth AMIRAN, Aharon
KEMPINSKI, Naomi PORAT, Baruch BRANDL in Edwin C.M. van den
BRINK, 1992, 345-479).
En suivant le fil du temps, du Nagada I au Nagada
IIb/Nagada IIIa, et en s'appuyant sur les travaux d'auteurs comme
Walter EMERY, Michael HOFFMAN, Barry KEMP, Gunter DREYER, Bruce
WILLIAMS, qui jalonnent les trois dernières décennies,
on peut brosser le tableau d'une Couronne Rouge qui contrôle
depuis Nagada, Nwbt, et dès la fin du Nagada I, la
vallée du Nil jusqu'aux abords du delta, et d'où part
sans doute une nagadisation de la culture matérielle et morale
de ses terroirs et de ses marchés qui met fin à l'activité
de Maadi et aborde Buto au Nagada IId1, soit un peu avant -3300
(Thomas von der WAY, 1992, 4). Et l'image de "seigneurs de
la bière" qui règnent sur Nekhen au Nagada Ib/IIa,
soit vers -3500/-3400 (Jeremy GELLER, 1992, 19-26) dont les brasseries
sont attestées également à Abydos. Les rois de Nekhen, les "Faucons", étendent
au sud leur influence politique et culturelle, jusqu'en Basse-Nubie.
C'est là que les Horus du T3 Sti se coiffent de la première
Couronne Blanche attestée à ce jour, au Nagada IIIa2,
et disputent la précellence à Nekhen pendant quelques
décennies (Bruce WILLIAMS, 1980). Dans le même mouvement,
les rois de Nekhen étendent leur contrôle au nord,
intègrent Nagada, héritent de la Couronne Rouge et
de la Basse Egypte qu'elle contrôle, et rapprochent la capitale
du pouvoir du grenier du delta et des marchés de l'échange
lointain oriental en installant la royauté au delà
de Nwbt, à Tni, au T3 wr: c'est au Nagada IIIa2
que l'archéologie atteste du plus ancien roi thinite, appelons-le
Scorpion I, puisqu'il est le premier à user de la métaphore
dans son iconographie royale (Gunter DREYER, 1992). Les rois qui
lui succèdent sont le plus souvent connus par leurs tombeaux,
identifiés par des serekhs, parfois anonymes. Iry Hor, K3,
au Nagada IIIb2, affermissent la royauté sur l'ensemble du
pays, jusqu'aux portes du T3 sti. Scorpion II et surtout
Narmer au Nagada III c1 consolident définitivement l'unité
politique. On a retrouvé les "artéfacts du pouvoir"
de Narmer, les "powerfacts" selon le mot de Michael HOFFMAN,
du grand dépôt de Nekhen (où ses palettes et
sa tête de massue voisinent avec celle de Scorpion II) au
delta, en l'espèce de sceaux frappés de son serekh.
Tout règlement d'une rivalité par un conflit est lui-même
lourd de conflits. Ce que la guerre ne peut réussir, le mariage
le couronne. La tombe royale, à Nagada, de la reine de Basse
Egypte, Neith Hotep, mentionne les noms de Narmer et d'Aha: Walter
EMERY voit en elle une épouse de Narmer et la mère
d'Aha. Aha achève l'oeuvre de Narmer en organisant ce qui
a été conquis: il prélève une taxe sur
l'huile produite par la Basse Egypte et met fin à l'existence
de l'Etat rival de la Basse Nubie, le T3 sti. L'Egypte invente pendant ces siècles nagadéens
un modèle longtemps récurrent dans toute l'Afrique,
où partout, la royauté sacrée s'enracine dans
le leadership des Aînés. Alors que l'Aîné,
wr, "parle les hommes" dans les potlatches et les
funérailles qui en font un chef ou un ancêtre, la royauté
sacrée invoque ces ancêtres (où le pouvoir est
associé à un animal qui le métaphorise, un
faucon, un chacal, un taureau, un silure, un scorpion ... est dansé,
comme sur les tablettes de la I° Dynastie), mais éloigne
son titulaire des hommes pour en faire un être à part,
hors pair: sacré et sacrifiable, divin, au nom de qui un
porte-parole s'adresse (Alain ANSELIN, 1992, 20-40). Sous cet angle, rien ne nous rappelle plus l'histoire
des royaumes nagadéens et thinites que celle du Bénin.
Les Aja partirent de Tado, de l'intérieur des terres - leur
Haute-Egypte et leur Nubie à la fois. Une querelle de succession
conduisit à Togudo, à l'est, d'autres "fils de
la panthère". Là, ils se disputèrent encore
le pouvoir, et fondèrent les trois royaumes du sud, dont
l'un, le Danxome, satellisa bientôt les autres autour de sa
suprématie: ses rois, nous suivons ici Basile KOSSOU (1981,
84-106) "prirent les mesures nécessaires pour s'assurer
les ressources dont ils avaient besoin, levée d'impôts,
redevances sur les récoltes. Ils firent cultiver pour eux,
par des fermiers ou par des captifs" (à peu près
les mr.t de l'Ancien Empire) " d'immenses champs dont
le produit leur revenait en grande partie ". L'administration,
décentralisée, fut confiée aux gan, étymologiquement
aux grands, aux aînés, à peu près les
wr thinites. Ils acquirent aussi très vite le monopole
du commerce extérieur et rien ne pouvait être importé
ou exporté, sans une licence royale obtenue auprès
du yovogan. C'est ce qui poussa Ghezo à attaquer Allada
et Savi afin de prendre le contrôle de la route menant à
la mer, à Ouidah. Les rois thinites ne gagnèrent pas
autrement les rives de la Méditerranée, d'où
ils pouvaient contrôler l'échange lointain asiatique.
L'intronisation et les formes du pouvoir auraient
pu faire, avec ces "tournants" historiques, l'objet de
palettes aussi éloquentes que les récades du Danxome.
Le roi adja-fon tient son pouvoir d'un ancêtre associé
à une panthère - aussi la reine est-elle l'épouse
de la Panthère, comme Neith Hotep fut celle d'un Faucon.
On lui remet donc une amulette royale, un petit trône hérité
des rois de Tado (à peu près les rois thinites et
les "faucons" de Nekhen du Danxome), il chausse les sandales
de Hwegbadja, premier roi de la dynastie, sur la tombe d'Ajahuto
à Allada. Le parasol est son emblème exclusif (autant
de symboles et de métaphores du pouvoir gravés sur
la palette de Narmer). On l'appelle axosu, celui à
qui on paie une dette, dokunon, le propriétaire de
tous les biens, semedo, l'être hors pair qui dispose,
dada, la personne dotée de tous les pouvoirs. Ses
funérailles, comme le furent celles des pharaons, sont évidemment
une fête exceptionnelle, un moment, indissociable du sacrifice
ou des rites de renouvellement, où se reconduit l'intégration
des vivants et des morts dans une dépense sociale générale.
La figure de la royauté sacrée, entre le don et
le dû, qui culmine en Egypte dans la divinisation du pouvoir. En vous brossant ce tableau rapide et forcément
incomplet de l'histoire politique du millénaire nagadéen
de l'Egypte, je n'ai fait que mettre mes pas dans le chemin ouvert
par Cheikh Anta DIOP, et pourtant, pour l'essentiel, les données
sur lesquelles je me suis appuyé n'étaient pas disponibles
du temps, tout proche encore, où il écrivait: on ne
saurait mieux dire qu'il y a près de cinquante ans déjà,
Cheikh Anta DIOP ouvrait un champ de recherches d'une fécondité
extraordinaire que nous continuons de labourer et d'étendre
après lui à l'aube de l'an 2000, un champ de lumière
où l'Afrique Noire moderne tendait le miroir de sa culture
à l'Egypte antique et l'Egypte antique le miroir de sa culture
à l'Afrique Noire moderne dans la plus pertinente des récurrences. 2. BRASSERIES NAGADEENNES ET
SEIGNEURS DE LA BIERE. Dans les plaines de confluence de Haute Egypte,
à Nxn, à Nwb.t, puis à Tni,
de Hiérakonpolis à Abydos, en passant par la ville
de l'Or, les villages prospèrent autour des Aînés,
wr.w, qui pensent leur culture du boeuf, du champ et de l'échange,
ses technologies et sa socionomie (à son tour normative),
dans les métaphores de la culture, plus ancienne, de la cueillette
proto-agricole, du harpon du pêcheur et de l'arc du chasseur. A la fin du Nagada I, vers -3700/-3500, les établissements
humains installés au carrefour des routes et des fleuves
sont déjà centralisés autour des "aînés",
vers qui l'affluence des offrandes destinées aux cultes des
ancêtres qu'ils gèrent les constitue en ressources
de pouvoir - en tribut. Nwb.t, Nagada, au débouché
de la route de l'or, est alors une ville de deux mille habitants
(O.MORTENSEN, 1991, Barry J.KEMP, idem) qui domine une mosaïque
de villages (Béatrix MIDANT-REYNES, 1992, 194). Un petit
temple de Seth y a été exhumé. Nxn, Hiérakonpolis, est l'autre centre
important de la Haute-Egypte, dont la population variera de deux
mille cinq cents à douze mille habitants (O.MORTENSEN, 1991). Le discours du pouvoir y construit ses figures
et ses paradigmes pour des siècles: la taille des personnages,
leur position, debout ou agenouillée, qui distingue des statuts
sociaux, de "grand", wr, ou d'ennemi vaincu et
captif, sbi: la tombe peinte de Nekhen (Tombe 100) exhumée
par J.E.QUIBELL ou les poteries du cimetière T5 de Nwbt,
excavé par W.M.F. PETRIE, en fournissent, pour le Nagada
IIc/d1, autour de -3400/-3300, des éléments assurés
(Barry J.KEMP, 1991, 36-37). La tombe peinte de Nekhen profile déjà
dans la langue égyptienne même la célèbre
couronne blanche, Hd.t, que l'Ancien Empire écrira
avec le hiéroglyphe T2 de la Massue, Hd en
l'espèce du triomphe pharaonique, Hd sbiw,
la Massue, les captifs (phrase nominale - la triple répétition
de l'iconème du prisonnier aux bras liés la signalant
comme pluralisation archaïque). Et le paradigme perdure jusque
dans les sociétés de l'Ouest africain du vingtième
siècle: "Ancêtre" dit la prière que
le maître de la société initiatique, le koma,
adresse, entouré de ses dignitaires, au chef défunt
des Worodougou de Côte d'Ivoire, "je m'agenouille pour
te saluer, mes bras sont liés dans mon dos pour te saluer,
lève-toi de ton sommeil, les pères t'attendent, les
ancêtres t'attendent." (Moustapha SANOGO, 1992, 64-75). Le contrôle des cultes et de leur logistique
asseoit le pouvoir de dynasties de lignages aînés et
leur maîtrise, depuis celle des vieux potlatches interrégionaux,
"des allées et venues des matières premières
et des produits finis, développant à leur profit,
l'élaboration d'objets de luxe et de prestige" (Béatrix
MIDANT-REYNES, idem), sur le modèle des métaphores
de leur statut social et de ses pouvoirs. Abydos illustre à son tour l'expansion du
processus d'élaboration d'un pouvoir défini par le
sacré et le palais et nourri du contrôle du tribut
et de l'échange lointain avec ses propres tombes royales
du cimetière U, datées du Nagada IIIa2. Les cultes des ancêtres qui "clé-de-voûtent"
les sociétés villageoises, et fournissent leur paradigme
au contrôle des cités naissantes au carrefour des routes
et des rivières, mobilisent la céréaliculture
sur la production d'offrandes funéraires nécessitant
des récipients, jarres, bols, cruches, tables d'offrandes,
et des ateliers et des artisans à une échelle qui
dépasse celle des villages - et exige le développement
de l'agriculture et de ses surfaces, le recul de la pêche
et de la chasse comme mode de production. C'est de ces centres cultuels
et "commerciaux" que partent les biens de consommation
funéraires, et avec eux, les idées du pouvoir et des
dieux qui s'y élaborent, destinés à des centres,
à des sociétés et à leurs "aînés
", que leur moindre importance clientélise peu à
peu. Un peu à la manière dont la gestion des funérailles
du chef worodougou, le mansa, enterré deux fois, l'une réelle,
l'autre symbolique, donne à son successeur la possibilité
de gérer la reproduction sociale et l'échange proche
avec "l'occasion d'un grand rassemblement des habitants de
différents villages et d'échanges de cadeaux entre
alliés matrimoniaux (preneurs et donneurs de femmes)".
(Moustapha SANOGO, 1992, 68). Les alliances matrimoniales supposent
le contrôle par les détenteurs du pouvoir des biens,
boeufs par exemple, destinés à la circulation des
femmes entre les lignages. Elles sont aussi la solution des défis
que se lancent des lignages, où le pouvoir échu aux
Aînés, comme chez les Fang, mobilise les richesses
de la communauté, et se renforce de sa capacité à
résoudre les conflits en alliances: ceux qui défient
sont ceux qui marient dit à peu près le Fang (Jean-Emile
MBOT, 1976, 85-89).
Les sociétés tenda du Sénégal offrent
un bon modèle de ce processus où la chasse et ses
chasseurs organisent d'abord leurs rituels autour d'une céréaliculture
à vocation cérémonielle, et où la société
s'organise bientôt autour de l'expansion de ce mode de "production"
des subsistances, pensé dans les termes de son statut cérémoniel
dans une culture de chasseurs. Chez les Tenda, tuer les "animaux
d'honneur", les end-a-ndang, éléphant,
hippopotame, panthère, buffle, lion, hyène, valorise
le chasseur, qui en garde la queue (Marie Paule FERRY & Marc
THIBOUT, 1978, 3, 556-559). On pense à la queue qui orne
le pagne de Narmer sur sa célèbre palette (Alain ANSELIN,
1992, 104), ou à la chasse royale à l'hippopotame. "Lorsqu'un cultivateur a récolté
une très grande quantité de mil (2000 bottes), il
organise une boisson de bière a.ndyila. Son mil est
distribué pour la préparation de la bière dans
les différentes familles et le jour de la boisson, les Bassari
afflueront" - souvent de très loin, jusque de Guinée,
observent les même auteurs. Ceux qui ont pu préparer ce type de bière
sont dits "lions", les autres "hyènes",
c'est-à-dire les "animaux d'honneur" les plus réputés. Ils prennent pour devises nominales le nom des
animaux d'honneur. Ce type de rituels a pu être au principe
de la nomination pharaonique des premières dynasties et des
premiers royaumes, où l'on est faucon, scorpion, silure,
lion, taureau, crocodile..., de son art de la métaphore,
qui engage ensemble pratiques de chasse et pratiques cérémonielles,
de céréaliculture. La relation aux cultes funéraires ne manque
pas d'interroger l'Histoire: chez les Bedik, la fête des morts
ne peut avoir lieu sans bière, le village boit la bière
de matyang, la bière de la fête des morts, et
les morts boivent dans la maison du "chef" (idem, 560).
Chez les Worodougou, les funérailles du chef sont l'occasion
pour le maître et les dignitaires de la société
initiatique, le koma, de boire un vin de palme préparé
pour cette seule cérémonie (Moustapha SANOGO, 1992,
67): le vin de palme est ici le substitut de la bière et
remplit les mêmes fonctions dans les mêmes moments de
société. Nxn, Hierakonpolis, fournit une série
de sites, HK6, HK24 et HK25, datant du Nagada Ib/IIa (-3500/-3400)
qui ne peuvent être "lus" autrement que dans leur
organisation: par la relation entre le culte des ancêtres,
et la maîtrise de ses ressources et de sa logistique par les
"ancêtres" de demain qu'incarnent les "grands",
les aînés. Tout comme les funérailles du chef
worodougou, point focal où culte des morts, alliance matrimoniale
et échange interrégional s'indissocient dans une même
cérémonie d'intégration sociale, le coup
de "sonar" tenda envoyé dans l'océan du
passé nous renvoie l'image des premières royautés
nagadéennes. Certes, ce sont les Tenda qui fournissent la
forme la plus simple de cette culture, les nagadéens en offrent
déjà une version plus complexe où l'extension
du pouvoir et de ses modes de relation ne s'épargne pas les
conflits armés comme mode d'intégration ou pour satisfaire
des stratégies de contrôle d'un échange lointain
soudain décuplé. Les Tenda ne peuvent donc tenir leur
propre culture des nagadéens; ceux-ci développent
un modèle, ouvert, commun, ce qui légitime de tendre
à chacune des deux cultures le miroir de l'autre. Les sites de Nekhen, et ceux d'Abydos, n'offrent
pas trace d'un culte des morts pratiqué par les lignages
de réseaux étendus de villages, mais preuve d'une
logistique d'ateliers. Il s'agit d'installations permanentes qui
supposent des spécialistes, des artisans: brasseurs, boulangers,
potiers et un pouvoir qui les entretient sur les ressources du tribut.
Jeremy GELLER (1992, 24-25) observe que "les trois industries"
du site de Nekhen "brasserie, boulangerie et poterie"
y sont étroitement "associées". Le site
de la brasserie (HK24A) est voisin du site de la boulangerie (HK25D)
et contemporain d'un cimetière dont la tombe la plus profonde
était meublée de "wood and reed biers and boxes,
quivers of arrows, a mace, and linen". La massue, Hd est l'un des attributs
du pouvoir pharaonique, elle constitue donc un élément
de continuité culturelle et politique entre le Nagada Ib/IIa
et les périodes suivantes qui conduisent à la Dynastie
O (Nagada III b). Elle rejoint ou accompagne le célèbre
sceptre-bâton de berger Hq3 revenu avec les "frères
du boeuf" du désert du Sahara oriental sur les rives
du Nil (Fred WENDORF et al, 1990). La bière est un autre de ces éléments
qui témoignent de cette continuité, à la fois
un fossile directeur et un "lecteur" de l'histoire de
la société égyptienne depuis ses fondations
nagadéennes. C'est l'avis de Jeremy GELLER aussi bien que
de Michael HOFFMAN, auteur de pages saisissantes sur "the egyptian
way of death" (1989, 326): " Beer was consumed not only
by the living, but also the dead, whether interred them in jars
of offered on their behalf after death in the manner attested for
the pharaonic périod. The latter case seems likely in light
of apparent continuities between the Predynastic mortuary cult and
that of later times" (Jeremy GELLER, 1992, 24). La bière devient la métaphore de
l'offrande dans la culture égyptienne. C'est l'idéogramme
de la cruche de bière (signe W22 de la liste de Gardiner)
qui détermine la lecture du mot inw, tribute (Alan
GARDINER, 1927, 530) dont l'écriture associe les hiéroglyphes
W24, nw, bol, et D54, in, apporter - les potiers, observe Orly GOLDWASSER
(1992, 78 et 85) fabriquent des bols jambés ("legged
bowls"). L'écriture métaphorise les gestes et
les objets des pratiques sociales nagadéennes. "Mortuary cults dedicated to powerful individuals
and maintained by their heirs (genetic or fictive) legitimate succession
and maintenance of power. In life the sharing of beer on a community-wide
scale may have been perceived as a tangible sign of the largess
and power of the redistributor: the chief or priest". (Jeremy
GELLER, 1992, 24). Chez les Tenda, les chasseurs qui contrôlent
la redistribution de la bière deviennent les "lions"
de cette société. "Even after death", continue Jeremy GELLER
"the elite had a hand in driving the economy through maintenance
of the mortuary cult with its concomitant demand for commodities."
Chez les Bedik, les morts boivent dans la maison du chef. Chez les
Egyptiens classiques, le service du domaine funéraire est
la forme achevée du modèle. "Large breweries such as those at Hiérakonpolis
and Abydos reinforce the inférence of directed production
and redistribution by powerful individuals or institutions - chiefdom
or temple - during the Predynastic. The evidence at Hierakonpolis
could suggest a prototype for the royal brewery or the manor brewery
from the pharaonic record. It is the officials and chiefs, who eventually
occupied the fancy tombs, who directed the provisioning of the brewers
and the distribution of their product, and who founded a system
of staple finance that was to persist in Egypt for more than 4,000
years" (Karl POLANYI, 1977, 115). Aussi Jeremy GELLER propose-t-il de compléter
le scénario des barons de la poterie ("pottery barons"),
construit par Michael HOFFMAN par la compagnie des barons de la
bière ("beer barons"). A dire vrai, si le scénario
de Michael HOFFMAN se fondait sur la richesse en céramique
funéraire des nécropoles d'Hierakonpolis, il va sans
dire qu'il n'y a pas plus de pot sans bière qu'il n'y a de
fumée sans feu. Il est légitime de réunir les
deux figures sous celle unique de "seigneurs de la bière",
ou pour reprendre une expression de Luc de HEUSCH qui allie la matérialité
des données à la socialité des métaphores
dont elles sont porteuses dans leur culture, de "rois ivres".
Ici aussi se devine l'écologie culturelle
de la figure divine de Seth, documentée dès le Nagada
I par des métaphores animalières (peigne d'El Mahasna,
asinien rayé d'une poterie d'El Chozam - H. TE VELDE, 1967,
5-9), sinon son étymologie. Il ne s'agit pas du Seth diabolisé
de Basse Epoque ou du Nouvel Empire, qui y portera le nom du porc,
s3, mais d'un dieu que les pharaons vont revendiquer parfois
comme protecteur, associé ou non au Faucon, jusqu'en plein
Ancien Empire (Pr ib sn, H3 sxmwy ...). Les Egyptiens écrivent
précisément encore à l'époque classique
le nom de StH (hiéroglyphe E20) avec le hiéroglyphe
de l'âne (E7), c3, et demeurent fidèles au canon
de ses plus anciennes représentations nagadéennes.
Ils semblent avoir attaché le nom de Seth, Sth, Stx
(Wb IV, 345) au concept du désordre, et à ses manifestations
(transgression, tumulte, ivresse), sans lequel l'ordre ne pourrait
être fécond: le nom de Seth, et nous tombons d'accord
ici avec H.TE VELDE, pourrait être formé par préfixation
du morphème du causatif s- sur *ts,
tumulte, désertion (ts i, manquer, être
absent, ts ts écraser, bousculer, piétiner
auquel fait écho de manière indiscutable le wolof
tés-tési, s'agiter, s'activer, tës-tës
ji, tés-tés ji, agitation, effervescence, où
l'accord phonétique du classificateur (s/j ) trahit un état
antérieur phonétique de t s plus proche de l'égyptien)
et identifier littéralement Stx, variante Sts,
comme "facteur de désordre". Tout aussi vraisemblable est la formation du nom
de Seth sur *t x, être ivre (t xi, être
ivre, t xw, ivrogne, t xt x, désordre (chevelure)
avec st x, "to cause to be drunk". L'identité
des phonèmes s et x (chuintante
et fricative sourdes) dont on connaît la commutabilité
en égyptien ne s'oppose pas à un rapprochement plus
étroit, à un chevauchement étymologique et
sémantique. Seth rejoint ici Hathor comme figure divine "mythique
de l'ivresse et de l'amour", et ils pourraient avoir été
les "dieux tutélaires du vin" pour avoir été
d'abord ceux de la bière, les dieux ambianceurs du désordre
et de l'ivresse sans lesquels l'ordre n'est pas pensable. La raison
et la clé du très beau mythe, construits à
partir d'éléments de l'oraliture nagadéenne,
où Hathor extermine l'Humanité sur l'ordre de Ra,
où les dieux viennent à bout de sa frénésie
destructrice en inondant le Nil rougi du sang des massacres de flots
de bière (Théophile OBENGA, 1990). Le portrait même de la figure royale de Nkongolo,
le dieu Rouge des Luba (et ici l'Egypte sollicite évidemment
le miroir des cultures bantoues modernes: l'oraliture historique
luba présente traditionnellement Nkongolo comme le premier
mu.lopo luba, et sa naissance se situerait vers la fin du
quinzième siècle (Alain ANSELIN, 1989, 134 et sq).
Il s'agit donc d'un personnage historique bantu contemporain de
la Renaissance européenne. Il se confond aisément
avec un personnage mythique parce que sa propre personnalité
est définie dans un cadre culturel bantu où le discours
du pouvoir, comme dans l'Egypte pharaonique des premières
dynasties, ne peut s'énoncer que dans les normes du mythe,
qui sanctionne davantage le code du pouvoir qu'il ne raconte l'histoire
de celui-ci. Et ce code politique est, bien sûr, celui de
la royauté incestueuse et du régicide rituel. Aussi Nkongolo est-il l'époux débridé
de toutes ses soeurs, un ivrogne cruel, qui dépèce
son frère, le beau-frère féroce du noir Mbidi,
le héros culturel luba, inventeur d'une maât
bantu. Nkongolo s'incarne dans le serpent rouge de l'arc en ciel,
dont il porte le nom, qui empêche la pluie de tomber et qu'il
faut sacrifier pour ouvrir la saison des pluies: ce rôle échoit
à son neveu, Ilunga (Patrick MUFUTA, 1967, 160, Luc DE HEUSCH,
1972, 69). On reconnaîtra aisément les figures également
mises au duel, inséparables comme les fils noirs et rouges
d'un même pagne, de Seth, d'Osiris et d'Horus dans cette dramaturgie
du pouvoir et la conformité des dieux rouges, Nkongolo et
Seth dotés d'une nature excessive, à un même
modèle de démesure et de stérilité,
autour desquels se fondent et s'organisent la culture, le pouvoir
et leurs normes. 3. L'EMBARQUEMENT VERS LES CHAMPS
DE LUMIERE. C'est cette culture nagadéenne que les Nubiens
du groupe A pratiquent à Nekhen même, à la même
époque, sur le site HK64 qu'ils occupent (Renée FRIEDMAN,
1992, 200), attestant d'une continuité entre la région
de Nekhen dont ils sont une composante, et la Basse-Nubie, où
ils vont édifier le plus ancien état dirigé
par une Couronne Blanche, celui du T3 sti, au Nagada III
a2 (Bruce WILLIAMS, 1986, 1988). Aussi est-elle fortement "amratienne"
(Nagada I) dans ses artefacts. Nekhen et Abydos concentrent et associent
brasseries, boulangeries et poteries sur leurs sites, la
logistique d'un pouvoir en plein développement de ses formes.
Cela signifie qu'ils sont inintelligibles sans le postulat, en
partie vérifié par le mobilier des tombes, de l'existence
d'une forme de contrôle politique et social à laquelle
ils sont indispensables. Ces capitales des "seigneurs de
la bière", des patrons des cultes des ancêtres,
des "rois ivres" sont aussi les sites des plus anciennes
royautés: la Massue, le "Blanc", Hd,
le seigneur aux trois prisonniers de la tombe 100, la fameuse Tombe
Peinte du site HK33 de Nekhen, est contemporain des tombes d'architecture
semblable du cimetière T 5 de Nagada (Nwbt), c'est
à dire du Nagada II c-d (C14: -3440 + ou -70) et des premières
couronnes "rouges". Ce sont ces formes de pouvoir que vont continuer
et développer aussi leurs successeurs du Nagada III a2, aussi
bien Scorpion I d'Abydos que Pe Hor coiffé de la Couronne
Blanche de Qustul, ou Scorpion II de Nekhen (site où sa tête
de massue a été retrouvée).
C'est à ces cultes des morts et des ancêtres
que "racinent" aussi bien les formes de pouvoir originelles
développées autour du contrôle de leur logistique
et de la reproduction sociale que les pharaons, notamment ceux de
l'Ancien Empire. Ni les brasseries nagadéennes ni les inscriptions
de Pepi I, mille ans plus tard, ne peuvent se comprendre en dehors
de ce que les premières impliquent et que les secondes énoncent:
h3 ppii pw (...) i âb.n.k qs.w
.k(...) wâb k3.k wcb shm.k im 3xw
wâb b3.k im n t .r w (E.Wallis
BUDGE, 1910, 213).
Salut Pepi! tu as réunis tes os, ton ka
est pur, ta puissance est pure devant les esprits, ton âme
est pure devant les dieux.
Dans tous les cas, dans l'autre monde qu'est le
"Champ des Offrandes" des textes de l'Ancien Empire, dans
le droit fil des pratiques et des représentations nagadéennes,
le mort se métamorphose en être lumineux, 3x
(Abbas BAYOUMI, 1941, 61) - les pharaons ne vont pas échapper
à la règle, sa pratique est même au principe
de leur pouvoir: et Pepi (Pyr.1252 c) de s'identifier aussi aux
Etoiles Impérissables, aux 3xw, adorateurs d'Osiris,
dieu des Morts:
"Ce Pepi est debout devant les 3xw, Etoiles
Impérissables, comme Osiris est debout devant les 3xw"
"Tu (le défunt) es debout devant
les 3xw comme Horus est debout devant les vivants"
(Abbas BAYOUMI, idem) .
Le culte des ancêtres assure l'intégration
des vivants et des morts, et est producteur et/ou occasion de pouvoir
dans son propre dispositif symbolique, à la fois parce que
sa gestion est la clé du contrôle social (et l'accès
à cette gestion un enjeu) et parce que les "esprits",
les 3xw, les ancêtres, sont constitués en véritables
" métaphores paternelles ", lointaines mais
incontournables, en ces lieux où les vivants se font ancêtres,
devant lesquels les rites les invitent à se présenter
"purs" et figurent la loi et ses interdits, par où
s'institue un "ordre de référence" hors
duquel "l'individu comme la société connaîtraient
un vacillement souterrain" (Laënnec HURBON, 1981, 93)
et se "dés-intégreraient" littéralement. Les Worodougou de Côte d'Ivoire tendent en
l'occurrence le miroir de leur culture à cette conception
égyptienne: " Pour qu'un chef (mansa)
devienne ancêtre (mema), il faut que son successeur
meure à son tour et soit enterré près de lui
comme père (va)" (Moustapha SANOGO, 1992,
64-75). Wolof: maam ji, aïeul. Fulfulde: maama.ji,
grand père, maam'en, grands pères. Cette période
s'appelle le temps du sommeil du chef, et ne prend donc pas
fin avec le sacrifice du boeuf, couteau tourné vers le soleil
couchant, geste métaphorisant le pouvoir comme soleil, qui
achève la deuxième inhumation. Les rituels du sommeil
du chef le font rejoindre les "pères" puis les
"ancêtres" après le décès de
son successeur. L'égyptien ancien distingue les deux notions,
et les deux statuts confondus sous le même mot, par le nombre:
it, père, it.w, les ancêtres, it it.w,
père des ancêtres: père d'une lignée
(Dimitri MEEKS, 1980, 49): cela ne saurait être sociolinguistiquement
innocent et renvoie aussi au yaka: se, père, oncle,
au kikongo: sa, se, père, ma.se, ancêtres,
au tunen: i.sa, père, mo.sa, l'homme, pluriel
ba.sa, pour ce lexème, l'égyptien donne s,
homme, (Théophile OBENGA, 1985, 81). Ces statuts successifs organisent le pouvoir dans
la durée. De ce point de vue, le culte des ancêtres
est au pouvoir ce que le culte des morts est à l'ensemble
de la société, construit selon le même paradigme,
et s'institue du même coup au principe du contrôle social.
L'homophonie égyptienne de it, père, aïeul
, et de it(y), souverain (celui qui prend, saisit, capture),
n'est pas innocente et ne manque pas de termes de comparaison. Anthropologiques
d'abord: le tangbula et le tunkara des terroirs minyanka
du Mali sont autant "d'ancêtres vivants", "coiffés
d'un bonnet blanc sur lequel on enfile un bonnet rouge" (qui
rappellent la double couronne pharaonique), entretenus par la communauté
(Danielle JONCKERS, 1987, 145). Linguistiques ensuite: *it
fonctionne comme lien et comme métaphore entre culte des
ancêtres et royauté du pouvoir, le tu.nen offre ici
son miroir à l'égyptien: y.it, pluriel b.it,
esprits invisibles (ancêtres), et, iti, saisir, tenir
(Annie DUGAST, 1986) duplication exacte, de son et de sens, de l'égyptien
ancien. Les funérailles du chef sont aussi bien
l'occasion de l'intégration des vivants et des morts que
celle d'étendre l'autorité et le prestige de son successeur
par l'alliance matrimoniale et les échanges propres qu'elle
appelle, attisant dans le même mouvement le développement
et le contrôle de la production des biens spécifiques
à chacune des cérémonies où faire, par
la fête, société: funérailles, mariages
- et les rivalités et les conflits autour de ces enjeux majeurs
du pouvoir qui font et défont les "Grands". Les funérailles adja-fon fournissent l'exemple
d'une élaboration culturelle conduite à son terme,
où une troisième phase, celle de "l'embarcation
des morts", succède à l'inhumation réelle
et à l'enterrement rituel déjà évoqués
avec les Worodougou. "L'embarcation des morts" marque
"la transformation de tous les morts de la dernière
génération", de tous les morts d'il y a environ
vingt cinq ans, "en vodun, esprits qui lient entre eux
les vivants du lignage avec un partenaire invisible", une figure
ancestrale du lignage (B. ADOUKOUNOU, 1979). Sous cet angle, les
esprits du vaudou haïtien, papa Loko, Damballa, etc., sont
identifiables aux pères, aux ancêtres, aux esprits
- il en va de même dans le candomblé brésilien
où "deux individus de même orixa sont tenus
pour frère et soeur" (Laënnec HURBON, 1981, 95). Nous sommes toujours dans la culture égyptienne,
et les égyptiens sont toujours dans la culture africaine,
qui est leur culture: en Egypte, "mourir, c'est embarquer,
accoster, amarrer le bateau (mni) et rejoindre les 3xw":
on ne peut devenir ancêtre qu'après embarcation. Et
mni, c'est aussi être éternel. La barque est
la métaphore funéraire par excellence (Christian JACQ,
1986, 38 et 120-121): "le mort sans barque ne peut accomplir
la traversée céleste", suivre la route de l'immortalité
et rejoindre "la région de lumière de l'3xt".
"Etre admis dans la barque" est d'abord le "privilège
du roi de l'époque archaïque étendu ensuite à
tous les justes", on l'y asseoit sur le siège nst,
dans une cabine, k3r, qui accepte le déterminatif
du temple du dieu soleil (idem). On pense aux processions de barques nagadéennes,
halées ou non, des rupestres des wadi de Haute Egypte, aux
barques funéraires des tombeaux thinites d'Abydos (David
O'CONNOR, BIFAO, 1992, 40), aux files de barques wi3 de l'Horus
nubien de Qustul (Bruce WILLIAMS, 1980, 12-21).... La barque
est donc aussi le modèle de la richesse et du pouvoir dans
une culture où la stratification sociale ne cesse de gagner
en complexité: être sans barque, iwi, c'est
donc être pauvre, et sans accès à la lumière
de l'éternité. Aussi la morale égyptienne enjoint-elle
de nourrir l'affamé, de donner de la bière,
évidemment, à l'assoiffé, de transporter celui
qui n'a pas de barque, éthique de solidarité millénaire
qui réalise l'intégration des vivants et des morts
dans une configuration culturelle optimiste. 4. L'ÂME, L'OMBRE ET LES
MUTUELLES. Cette conception qu'énonce l'inscription
de Pepi I et qui se déduit aussi du lien étroit des
premières formes de pouvoir et des brasseries, qui s'articule,
s'ancre, s'enroule autour des cultes des morts et de l'idée
de la personnalité humaine qui en est inséparable,
nous la connaissons bien dans la Caraïbe, où elle nous
vient, comme patrimoine structurant (heuristique et non cognitif),
aussi bien des cultures bantoues que de celles de l'Afrique de l'Ouest!
Comme les égyptiens, ceux du Nagada comme
ceux de l'Ancien Empire - qui organisent l'économie de la
personne humaine autour de son corps H3t, de ses âmes:
le k3, le b3, l'3 x, le sxm, l'ib,
respectivement le "double", "l'âme", "l'esprit",
la "puissance", la "volonté", et du swt,
"shadow", l'ombre (hiéroglyphes 35/36 de la liste
de GARDINER, qu'il est difficile de ne pas référer
au soleil ou à l'air (sw), et de son nom, rn
- les Yoruba, les Ewe ou les Bambara "croient à plusieurs
âmes" écrit Angelina POLLAK-ELTZ (1990, 109).
"After death, the vital force disappears or enters the Land
of the Dead or returns to the Suprême Being. The other soul
is the shadow-soul", qu'un sorcier peut capturer, qu'un magicien
peut libérer. C'est là le swt égyptien même
! "After death the shadow-soul becomes a spirit, that roams
around the world until the completion of the burial rites, it is
then sent off to the Land of the Spirits. The proper burial rites
assure the deceased his proper place among the ancestors" (im
3nw dit littéralement l'égyptien) "and the same
time prevent the spirit to remain in the world and disturb the living
relators. An ancestral cult is common everywhere, sacrifices and
libations are made in front of the ancestral shrines... "
En Egypte, ce culte des ancêtres va de pair
avec l'existence des sociétés initiatiques (égyptien
bs, initier, bsw, initiation, fang besi, société
secrète, ekoï basi, association etc. (cf Oscar
PFOUMA, 1993, 92) et le recours aux pratiques de protection dispensées
par les s3.w et les Hrw Hq3, les magiciens, contre
l'envoûtement, rk (Wb II, 456, 10) qu'Oscar PFOUMA
identifie brillamment avec le bantu commun BC *rog / lok
(1993, 91-97). Cf Théophile OBENGA, 1985, 157: ki.kuyu: mu.rogi,
sorcier, u.rogi, sorcellerie, rwanda: ku.roga, ensorceler,
empoisonner, kongo: loka, ensorceler etc. Ainsi, en
lingala, bo.ndoki est le sortilège, bo.loki,
le maléfice, celui qui les dispense est le ndoki ou
le mo.loki (le bo.loko de nos grands-fonds et de nos
mornes guadeloupéens, qui ont perdu leurs nganga [les
cubains ont les leurs, sous ce nom: ganga], pourrait bien
avoir été autre chose qu'un "paysan", acception
aujourd'hui péjorative, du terme, en créole). Seul
le nganga, que les Cubains connaissent encore dans leurs
confréries, peut exorciser, ko.beng.an.a mo.lok.i,
chasser le maléfice. L'expression est formée sur ko.beng.a,
chasser (mo.beng.i, chasseur). Elle souligne la puissance
heuristique de la chasse dans les cultures africaines, la rémanence
de son art du vivant et de ses équilibres où toute
perte demande sacrifice, et sa manière d'habiter, "d'in-former"
la culture du grain et du boeuf, pourvoyeuses d'heuristiques nouvelles
dont la prédation demeure absente. La magie met à l'abri de la capture des
âmes. Le terme pour "âme" est polysémique
comme nos rhythmes sont polymétriques et recouvre un espace
sémantique partout partagé, même habillé
ailleurs sous d'autres lexiques. En égyptien, b3 c'est
l'âme (Raymond O.FAULKNER, 1966, 16). B3, c'est être
- on le dit ainsi aussi dans les langues bantoues: *ba,
nyanga: ba, être, luganda: ba, chagga: wa,
duala: be, duma, i.be, ki.rundi: ku.ba, ki.nyarwanda:
ku.ba, gwamba: ko.ba - i-, ku-, ko- sont les préfixes
pronominaux de l'infinitif (Théophile OBENGA, 1985, 183).
B3, c'est aussi le bélier, aussi bien que le hiéroglyphe
R7 du brûleur d'encens, symboles de l'âme divine (formule
85 du Livre des Morts). C'est enfin le léopard, la peau du
léopard. Nous voilà dans une métaphore funéraire
connue ! Chez les Efik nigérians, une société
initiatique, que perpétuent les Nanigos cubains, a pour figure
centrale, invisible, Ekwe, "qui ne se manifeste qu'en
faisant retentir sa voix rugissante de léopard" écrit
le musicologue cubain Fernando ORTIZ (1951, 358). Le plus brillant
anthropologue cubain de cette fin de siècle, Enrique SOSA-RODRIGUEZ,
précise pour les Ekoï: "Ekpe, Ngbe para
los Ekoi, fue una de estas sociedades: secreta, exclusiva para hombres"
où honneurs et pouvoirs sont attribués aussi bien
à des membres en vie de l'organisation qu'aux morts et à
leurs esprits (1992, 39). Ce sont là, notons-le, les
noms mêmes du léopard, en efik: ekpe, en ododop:
ekwe, en kwa et en ekoi: ngbe (Enrique SOSA RODRIGUEZ,
1986, 412 n'opère pas le rapprochement) - mais aussi dans
les langues bantu, kuba: kwey, ding: nkue, shi: ngwi,
zulu: in.gwe, bafo: ngwe, rundi: i.ngwe, fang:
nze, mbochi: ngwe, luba: nge (Théophile
OBENGA, 1985, 41), série qui illustre la sonorisation des
sourdes pour la labiovélaire (kp), telle que (kp)
= (gb) puis (gw) et identifie une racine commune *kpe.
Oscar PFOUMA (1993, 130) observe que le prêtre
du rite funéraire de l'ouverture de la bouche portait une
peau de panthère et que les Shilluk du Haut-Nil inhument
leurs nobles dans une peau de panthère. La poétesse
sud-africaine, Grace NOMAKHOSI, que cite Janheinz JAHN dans son
ouvrage "Muntu", fera errer le poète défunt
Edward Krune MQHAYI " dans la peau d'un léopard ".
Une même connivence sémantique parcourt toute cette
culture de l'âme, b3. Les morts ne vivent peut-être
pas, mais ils sont, b3, et prennent métaphore dans
la faune solaire du village, avec le bélier, ou de la savane
ou de la forêt, avec le léopard.
Les attributions des sociétés initiatiques concourent
d'une manière générale à l'intégration
des vivants, et à l'intégration des vivants et des
morts. Ainsi le rôle de l'ekwe efik ou des nanigos cubains
est "d'établir un lien entre les vivants et les morts"
et de prodiguer la solidarité de la société
après les funérailles à ceux qui demeurent
en vie - comme le font encore les mutuelles martiniquaises sous
l'habit des rituels chrétiens. En identifiant le modèle,
partout récurrent, des sociétés initiatiques,
Oscar PFOUMA nous ramène à la figure lumineuse, divinisée,
de l'ancêtre. En effet, remarque-t-il, "l'initié
supérieur égyptien était désigné
par le terme 3xw" (1993, 91-97). Oscar PFOUMA, dans
un raccourci saisissant et fondé, rapproche le mot égyptien
d'un terme de sa langue, le kwasio: yaku, astre lumineux (avec palatalisation
de la voyelle initiale), de préférence à un
autre mot égyptien: i'cn, copte ooh, lune (Wb
I, 42, 7-9). La plupart de ces éléments, communs
à l'Egypte nagadéenne puis impériale, et aux
civilisations de l'Afrique de l'Ouest, le sont aussi aux cultures
de la Caraïbe et des Amériques Noires: d'Haiti à
la Colombie, de Cuba au Brésil, du Mexique (Cujila) au Honduras
(avec les Garifunas, locuteurs d'une langue amérindienne),
de la Jamaïque à Trinidad. Au Vénézuela,
écrit Angelina POLLAK-ELTZ (1990, 109): "After the death,
the shadow-soul leaves the body but remains near the corpse and
the mourners until the completion of the burial rites and wakes".
Une fois les rites funéraires accomplis, "l'ombre",
le swt égyptien, rejoint le Pays des Morts. Les Ancêtres
sont invoqués dans des cérémonies annuelles,
ou leur aide suppliée, avec des fleurs et des chandelles
(des lumières). Cette conception préside à
la Toussaint martiniquaise où les vivants nettoient chaque
année les demeures des morts et les illuminent: tous les
cimetières du pays deviennent, la nuit tombée, des
nécropoles de lumières, et la Martinique, l'espace
d'une fête chrétienne, l'île des 3xw africains.
On conçoit l'importance fondamentale, paradigmatique,
du culte des morts dans ces conditions, aussi bien en Egypte nagadéenne
que chez les Dogons ou les Marrons du Surinam, et l'importance stratégique
de son contrôle social. L'Ancêtre du hiéroglyphe
A19, wr, l'Aîné, tni, l'Ancien, i3w,
l'Agé, appuyé sur son bâton, courbé par
l'âge, s'offre en graphème et en métaphore du
pouvoir au "prince", wr des textes classiques -
un pouvoir qui s'est défait depuis bien des palais du principe
de séniorité lié au culte des morts qui commandait
à l'organisation sociale. Pour comparaison, wr est
ici l'équivalent de l'ewe gan, grand, aîné,
chef, ministre, clé de voûte de la parentèle
comme de la société, ewe ha, qui répond
au basaa li.haa et à l'égyptien, h3, h3w,
famille, parenté justement rapprochés par Oum NDIGI
dans un superbe article de référence (1993, 97). La
gestion sacrificielle qui réunit les vivants et les ancêtres
dans un même espace symbolique, le contrôle du culte
des Ancêtres font peu à peu des rois palatiaux issus
des lignages aînés les médiateurs privilégiés
entre le monde des vivants et celui des 3xw . Le cours de
l'univers et la prospérité des hommes, que ne hantent
aucune ombre, aucun revenant, passe par leur médiation oblative
- qui est l'occasion, on l'a vu aussi bien avec les Tenda qu'avec
les Worodougou, pour les hôtes de l'institution médiatrice
de concentrer la logistique de l'oblation, par exemple, le grain,
un certain type de poterie, le bétail, destiné à
la consomption sacrificielle aussi bien qu'à la circulation
des femmes: à la reproduction sociale, et aux potlatches
royaux interrégionaux. L'accomplissement des rites est
la condition de la lumière pour les morts et de la paix pour
les vivants. Chez les Mossi, l'inhumation du roi dans le cimetière
royal selon un cérémoniel propre le "transforme
en ancêtre bienveillant à l'égard de son successeur"
(Michel IZARD, 1987, 69). Si Pepi rejoint la lumière des
ancêtres (de manière privilégiée), c'est
que ses os ont trouvé leur bol, leur terre, et que les rites
funéraires avec leurs offrandes de pains et leurs libations
de bière ont été accomplis, comme cela se fera
plus tard au Zaïre ou au Bénin. Le cas échéant,
l'ombre errerait, swt ici et hier, zombi (jumbi à
Trinidad) là et aujourd'hui. Mais surtout, là où la culture
ne résout pas ou plus les conditions du retour aux Ancêtres,
il y a déficit d'intégration sociale, là
où les morts, livrés à eux-mêmes, se
trouvent disponibles pour hanter les vivants et condamnés
à le faire, il y a rupture de la loi, de ses formes comme
de ses contenus, impossibilité pour le mort de s'éloigner
du monde des vivants pour rejoindre les ancêtres de lumière
et figurer à son tour la métaphore paternelle ("l'élément
tiers qui soustrait Ego à la relation duelle-fusionnelle
avec la mère") (Laennec HURBON, 1981, 93) - redoublement
par rupture d'ancestralité de l'évacuation du père
réel dans la société de plantation et de l'émersion
de celle, ambivalente, de la mère et de ses items, qui y
"tient" pour longtemps au delà des mornes et jusque
dans les villes de la "modernité", "un discours
qui n'est pas le sien" et y gère un ordre qu'elle subit.
Toute production conceptuelle de figure symbolique
exige discussion: d'être vérifiable ou réfutable,
par la production d'arguments critiques de sa réalité,
par la peinture des lieux de sa dissolution. Là où
ce qu'elle interdit prolifère, il y a problème. Albert
FLAGIE (1990, 6 et sq, 1992, 28 et sq) et Laennec HURBON (1981,
86 et sq) l'ont très bien décrit pour la Guadeloupe. Ce sont précisément ces rites funéraires
qui y font défaut. Le mort ne rejoint pas les ancêtres,
demeure incapable de regagner une Afrique "ardemment sollicitée,
inaccessible et dédaigneuse" des siens. Faute des sacrifices
habituels aux cultes des morts "la question du retour des âmes
dans leur lignée ancestrale" se pose de manière
critique - en termes d'heuristique, celle des dispositifs symboliques
par où "produire du sens", "un langage spécifique
à partir duquel le social lui-même et le monde sont
appréhendés" (Albert FLAGIE, 1992, 7) - celle
du champ symbolique, du "cadre référentiel de
l'identité", comme celle d'un contrat social qui unirait
les acteurs, les vivants entre eux parce qu'ils le seraient aussi
aux morts. "Morts sans amarres", morts sans culte,
vivants sans ancêtres - les "habitants d'un culte désaffecté"
que sont, selon le mot d'Aimé CESAIRE, les Antillais, redoutent
l'envoûtement et la persécution des vivants par les
morts. Et courent se protéger et se défendre des esprits
des morts, littéralement révocables, à qui
le statut de bienheureux est interdit faute de culte, dans la prolifération
des églises et des sectes, métaphores paternelles
de secours courues par des milliers de mères et d'items maternels,
et la recherche de saints protecteurs, invocables (Robert MASSE,
1980, Albert FLAGIE, 1992, 29). La démarche accroît
d'autant, observe Albert FLAGIE, en termes d'heuristique culturelle,
"la pression des morts sans amarres" et le mal-être,
fuit à grand bruit de cantiques, de ces sociétés
"atomisées" par leur organisation coloniale, sans
loi propre en termes de champ symbolique. Et consacre la rupture
d'ancestralité, la solution de la mémoire, l'absence
sociale, l'incapacité à faire projet: dèmen
sé on kouyon. "Cette extrême disponibilité
des esprits renvoie à cette absence de culte des morts"
qui mettrait les vivants à l'abri de la capture et de la
manipulation de leurs âmes. Plus les morts sont oubliés,
plus ils sont présents. Ils "n'en finissent pas de reprocher
aux vivants de les négliger". "En d'autres termes,
ce qu'ils réclament, c'est la mise en oeuvre d'un culte
des morts" qui consacrerait l'inscription au sol et dans la
durée, l'autochtonie et l'ancestralité, et rendrait
possible mémoire et projet, intégration des vivants
et des morts dans un contrat social propre - ce que la situation
exige, c'est une anamnèse de la colonisation, une anamnèse
de la métaphore paternelle et des figures d'autorité
en mal de champ des offrandes. A la différence d'Haïti, de Cuba, du
Brésil, dotés de larges confréries où
se sont continués et transformés cultures et cultes
africains, où, au versant de cette topologie sacrificielle
du pouvoir (Alain ANSELIN, 1993, 109-125) s'invoquent les lwa
ou les orixa (si le sacrifice, l'oblation aux ancêtres
exorcise, la possession adorcise lwa et orixa en une
configuration symbolique antithétique; et où s'est
réalisée l'inscription, souvent cabocle (Alain
ANSELIN, 1992, 5-43) - au contraire des sociétés du
Nil amarrées à leurs ancêtres en des cultes
où la gestion du sacré se confond avec le pouvoir,
où le "roi ivre", de bière et d'offrandes,
se fait condition de l'intégration des vivants et des morts,
et du contrat social dans un univers tenu pour libre d'esprits (de
pères-sécuteurs), en Guadeloupe et en Martinique,
en dépit du poids séculaire des mutuelles funéraires
"l'espace des vivants se présente comme un lieu où
les esprits des morts prolifèrent", où ne s'accomplissent
plus "les rites de passage qui rendent les morts dignes de
partager le séjour bienheureux des ancêtres" (Komla
AGBETIOFA, 1985, 84-90). A constituer la figure d'autorité du champ
symbolique, et légitimer le pouvoir, leur contrôle
ne peut être admis des acteurs qui font société
autour d'eux. Le shm, la puissance de Pepi est pure devant
les esprits, les ancêtres, les suivants d'Osiris, leur lumière
solaire et stellaire, le b3 de Pepi pur devant les dieux
. Soit. Le "Faucon", l'Horus pharaonique Pepi
est si puissant qu'il "agenouille même les 3xw
" (Abbas BAYOUMI, 1941, 62, Pyr.1535) et comme tous les pharaons,
s'arroge le bénéfice de l'immortalité, de la
durée, qui est pouvoir 3 xw, pouvoir magique, (Dimitri
MEEKS, 1980, 8). Le privilège de la durée, mais aussi
le contrôle des ancêtres ne sont pas sans risque. La
gestion du culte des morts qui fut au principe du pouvoir et du
sacré, s'avère, sous ces conditions, tout autant grosse
de "révolution sociale". Les suivants d'Osiris,
les "lumineux" des temps nagadéens, sont au coeur
des cultes populaires qui assurent au défunt "lambda"
de devenir un ancêtre et non un revenant. En Egypte,
on s'en protégeait à coups d'amulettes: les poissons
int et 3bdw incarnaient par exemple la défense
de la lumière solaire. Dans la Caraïbe, "sorciers
et magiciens" (Angelina POLLAK-ELTZ, 1990, 109) se disputent
le contrôle des vivants par celui des ombres, et tout finit
en amulettes, en gadkò, qui ne disent plus leur nom. Ces conceptions seront heuristiques de l'expression,
en termes culturels, des conflits économiques et sociaux
majeurs de l'Ancien Empire. Le pharaon "était debout
devant les 3xw comme Horus devant les vivants" disaient
les textes des Pyramides, et le petit peuple des adorateurs d'Osiris
dieu des Morts, debout devant le pharaon. 5. L'HISTOIRE A INVENTER ENCORE
ET TOUJOURS. Nous n'avons pas quitté l'Afrique, ni l'Egypte
donc, nous avons juste changé de rive - première
remarque, de l'ordre de l'anthropologie culturelle. "Ainsi les rites funéraires du vodoun
haïtien ont pour but de maintenir les bonnes relations
entre les vivants et le mort, son âme devrions-nous dire,
car si l'on a point rendu à celle-ci les "services et
hommages" appropriés, il peut être une nuisance
pour les parents qui lui ont survécu (...). Une première
cérémonie funèbre appelée "dégradation"
consistera à forcer l'âme à quitter définitivement
le corps, une deuxième dénommée "casser-canari"
organisée plus tard aura pour but de libérer complètement
l'âme du mort ou plutôt de l'éloigner, de la
transformer au besoin de puissance nuisible en esprit bénéfique
pour les vivants "et d'épargner à ceux qui restent
sa capture et son réemploi à des fins multiples sous
le nom de zombi". Voilà ce qu'écrit Maximilien
LAROCHE du vodou haïtien "dont on dit aussi qu'il est
une religion des ancêtres et qui est, en tout cas, dans certains
de ses rites, culte des morts" (1978, 179-191). Ainsi les chants du kumina jamaïcain
relevés à Spring Garden, Port Antonio ou Arcadia dans
la province de St Thomas ont encore le ki.kongo pour référent
linguistique sous leur créolisation:
I'am a Guinea bird-eh, chante Babu
Bryan,
wah me da go do ,
poor me Guinea bird-oh ,
wah me da go do ,
oh me wan go home-eh ...
C'est que la "poule de Guinée",
que le terme de Guinea bird identifie, précisent Patrick
BILBY et FU KIAU kia BUNSEKI (1983, 70), ne vole pas. Ni sur les
palettes prédynastiques de l'Egypte ancienne, ni en Jamaïque,
et ne pourra donc jamais rentrer en Guinée, métaphore
de l'Afrique dans les cultures afro-caribéennes, même
lorsque celle-ci est chantée avec des mots bantous:
oy-eh ,but what a Guinea mama ,
seh woy-oh , kalunga ,
woy-oh , Guniea bird-eh ,
oy-oh ,but what a Guinea yard-eh
Là où les institutions existent,
le patrimoine ancestral est transmissible, sans qu'il s'agisse jamais
d'un processus passif et c'est selon son heuristique, qu'on investit
un monde caribéen insulaire, par là, qu'on s'acculture
et qu'on s'invente des cultures neuves par où donner sens
au monde et s'y mouvoir, par là que s'américanise
l'Afrique et que s'africanise l'Amérique. Ainsi la culture de la mort a-t-elle traversé
les flots de Kalunga, l'océan bantu, venue du Kongo. Les
cérémonies funéraires habillent le mort d'un
kandal (kandalala en ki.kongo) "essential to
the preparation of the deceased person's spirit for its proper departure
from the domain of the living". "Si tu n'as pas ton kandal,
tu ne rejoindras pas ton père" dit un adepte du ku.mina
jamaïcain. Au Congo, "la momification du défunt"
ne peut commencer qu'après le vêtement mortuaire, natte
de papyrus ou de roseaux, s'il s'agit d'un "pauvre de Nzambi",
habits et couvertures, s'il s'agit d'un riche, avec danses tambours
et chants (idem). D'accord avec les auteurs, le statut de "pauvres
de Nzambi" des immigrants africains du dix-neuvième
siècle (venus après la traite esclavagiste donc) n'a
pas constitué un facteur d'abandon de la culture mortuaire:
la pratique du "kandal" est "demeurée essentielle
au départ du défunt vers le monde des ancêtres,
le royaume de Nzambi" écrivent Patrick BILBY et FU KIAU
kia BUNSEKI (1983, 70) - sans quoi le mort hante les vivants en
qualité d'esprit: kuyu en Jamaïque, nkuyu
en kikongo, où le mot réfère toujours à
l'esprit d'un défunt non admis dans le monde des ancêtres
et revenant troubler les vivants (1983, 77). Et voilà comment les pauvres de Nzambi chantent
en Jamaïque au vingtième siècle la même
chanson que Pepi I pharaon de l'Ancien Empire:
"Old Pera, 'cadia, Kondalville, ekiese
kiena mu fwa dia di bantu, kuna yand'e - tu ayeto(ye) ayeto kwand'e,
ekiese kiena mu fwa dia di bantu kuna yand'e:
Old Pera, Arcadia, Kondalville, the memory of the people is joyful
among the ancestors, we are alone among ourselves, the memory
of the people is joyful among the ancestors" - ici, dessous:
kuna yand'e, dit littéralement le chant du ku.mina.
Nous sommes là dans deux cas de figures
précis de rapport de l'anthropologie culturelle au politique:
le vodoun haïtien a été la culture de contre-plantation
(Jean CASIMIR, 1984, 333) et l'institution de la libération
en pleine période de traite et d'esclavage par laquelle l'Afrique
est devenue, dans la Caraïbe, pour la première fois,
américaine; le kumina jamaicain est l'oeuvre de travailleurs
libres débarqués du Congo avec leur culture et leurs
institutions propres après l'abolition de la traite, situation
qui serait symétrique de celle des free villages du
centre de l'île quand l'Afrique y marronnait sous la conduite
de Kudjoe au dix huitième siècle, s'ils n'étaient
venus occuper les rangs inférieurs de la société
coloniale que les marrons avaient fui.
Jean CASIMIR expose la problématique de ces cas de figures
avec pertinence: "Plus les conditions matérielles d'existence
en système de plantation et les processus de socialisation
réduiront le champ d'exercice des comportements guidés
par les conceptions africaines des choses", plus il sera difficile
de "rêvendiquer" la Guinée des ancêtres
pour les "oiseaux sans ailes", les Guinea birds de la
Caraïbe que nous sommes, morts sans amarres d'un culte désaffecté,
en panne de champs de lumière. Et l'on aura deux modes de
présence africaine en Amérique: "celle qui prend
la forme de traits isolés", de réemplois fragmentaires,
et "celle qui prend la forme d'ensembles culturels complets
et intégrés", par lesquels "les Noirs se
sont trouvés à l'abri de la socialisation occidentale"
et ont formulé des normes et des valeurs dont ils investissent
aujourd'hui le champ social entier dans une transculturation
qui n'est en aucune façon qualifiable de "métissage
culturel", "sauf" et je fais miens les propos du
sociologue haïtien (1984, 334) "si l'on prouve que la
conduite des affaires politiques et économiques a dans le
développement d'une société le même poids
que les questions culinaires". Si l'on aborde le Pérou, la Colombie, Cuba,
le Brésil, les Guyanes, ce ne sont pas les cultures de contre-plantation
des palenques cubains ou colombiens, des ki.lombos brésiliens,
des villages saramaka qui ont été les "organisateurs
sociaux" de l'Afrique en Amérique, mais les cabildos,
les confréries africaines yoruba, efik, kongo fonctionnant
comme de "véritables sociétés de secours
mutuel" autour du deuil et de l'intégration des vivants
et des morts au coeur même de la société coloniale
(Isabel ARETZ, 1984, 184) - ce sont elles qui ont gouverné
l'acculturation implacable des siècles de plantation, et
qui investissent aujourd'hui les villes et leurs banlieues, après
avoir réinventé le carnaval derrière leurs
tambours. La transculturation africaine de l'Amérique
s'est forgée ses pratiques sous la dépendance,
entre l'autorisation et l'interdiction - tantôt victime de
décrets royaux interdisant les sociétés africaines,
comme les cabildos du Pérou en 1598 (Isabel ARETZ, idem),
les candomblés de Buenos Aires en 1770, ou fermant
les tangos de Montevideo en 1816 - tantôt bravant l'ordre
colonial comme les abakwa de Cuba "liés à
des victoires sociales et politiques très importantes"
et de ce fait longtemps présentés "par la classe
dominante sous les traits les plus sombres" (Odilio URFE, 1984,
170). Et voilà comment à Cartagena, en Colombie, les
membres du palenque de Saint-Basile célèbrent encore
le rite des morts lu.mbalu sous l'égide de Batata, figure
suprême de la Mort ("ba.tata"? les pères?).
Tambours, danses, chants accompagnent la veillée du défunt
pendant neuf jours, les maîtresses de la société
dansent de toutes leurs hanches "et soulèvent parfois
leurs jupes en passant devant le cadavre" (Isabel ARETZ, 1984,
183): gestuelle connue des danseuses des léwoz guadeloupéens
devant le tambouyé ou de Neith et d'Hathor en mal
d'insolence devant Ra ... Dans tous les cas, c'est encore la chanson
de Pepi et la rumba des rois ivres qui scandent des quotidiens interminables
et des veillées lumineuses. A Cuba, ces sociétés secrètes
continuent de recourir à l'univers linguistique africain
et pas seulement au patrimoine intellectuel qu'il véhicule:
yoruba (avec les Lucumi), ewe (avec la règle Arara), efik
(avec l'abakwa) et kongo (avec la Règle de Palo Monte ou
Mayombé). Aussi y rencontre-t-on des ndoki (esprit
du mal, sorcier), des nganga, en ki.kongo dans le texte,
des zumbi, esprits dont la maîtrise incombe aux hauts
grades des sociétés secrètes: mu.sungo
du Ngbe (léopard), mo.songo ou mo.kongo, chef
nanigo et tambour ekwe, ou moko, autre grade de la
société secrète du Ngbe (German DE GRANDA,
1973, 1-23) - connu dans la littérature haïtienne comme
le "roi Eunuque", le roi Moko de l'oeuvre de Rassoul LABUCHIN
(Maximilien LAROCHE, 1978, 50) - victime de quel oxhyrinque, en
quel fleuve? C'est peut-être là, dans ces confréries,
qu'il faut chercher la signification, sinon l'origine de nos moko-zombi
guadeloupéens, perchés sur leurs échasses comme
l'ibis du savoir égyptien ou la cigogne du mu.ngonge,
maîtres des initiations. C'est par ces initiés que
se continua à Cuba, l'emploi, ritualisé, étroit,
des hiéroglyphes ekoi, les nsibidi ("jeroglificos,
signos magicos de origen ekoi" (Enrique SOSA-RODRIGUEZ, 1982,
401), dans ces sociétés que parvenaient à se
donner, les frères de la mortelle traversée océane
(les "ma.lungos", les camarades, comme disent les
brésiliens en bantu (Oswaldo DE CAMARGO, 1988, 69), avec
ses nse et ses ete, ses pères, les mots mêmes
de la parenté égyptienne, s, homme, it,
père - ceux du bantou encore . Pour autant que le concept soit pertinent, c'est
le versant "civil" de sociétés africaines
holistiques qui a voyagé jusqu'en Amérique et dans
la Caraïbe après la dépossession politique de
la traite et de l'esclavage, avec les sociétés initiatiques
et fraternelles. Initiatiques et fraternelles, c'est le sens
même du mot ma.lungo, camarade, " frère
", si vous préférez, en brésilien, qui
est un pluriel bantou (il n'y a pas de frère seul !). Le
mot est formé sur une racine du bantou commun: *dung
(-lung, -rung), lier, relier, nouer, tresser, rendre parfait,
complet, durer, allier (Clémentine M.FAIK-NZUJI, 1992, 48-49).
C'est cette racine du sacré que l'on retrouve en ki.tandu
pour nommer le séjour des morts et la porte qui y donne accès,
l'océan, ka.lunga, ce ka.lunga des chants cubains
et jamaïcains, ou le tambour, ndungu, et le sacré,
nlungu - en ci.luba, pour nommer bu.lungu, l'humanité,
la parenté, ka.lunga, l'univers, la perfection, le
sacré, le lieu d'où Dieu a surgi, le lieu où
vont les morts, tandis que pour les ba.Yaka, le mot désigne
"l'espace matriciel originel et euchronique au-delà
et en deçà de l'univers tangible"- l'égyptien
antique dirait: le Noun. On comprend nos réserves à qualifier
les cabildos d'institutions de la société civile puisque,
dans les sociétés africaines où ils se sont
d'abord formés, leur organisation et la culture qu'elle véhicule
ont à voir avec le pouvoir réglé dans son discours
et les stratégies des acteurs par le sacré
qui lui confère sa légitimité. Mais dans l'Amérique
des plantations, le pouvoir habitait d'autres palais, enjeux de
classes sociales (noblesses féodales, bourgeoisies marchandes,
plantocraties) tour à tour alliées et rivales - et
les cabildos habitèrent la société civile de
cette société politique des colonies, lui donnèrent
un habitus culturel cohérent: ce sont les confréries
et pour l'essentiel "les pauvres de Nzambi" - les rx.yt,
les nmh.w, aurait dit l'Egyptien antique - qui ont voyagé,
pas les institutions du pouvoir politique proprement dit. Ce sont
elles qui disputent aujourd'hui à une anomie communautaire
féconde et à l'intégration de la modernité
par la ségrégation et la mobilité sociales
qu'elle produit simultanément, l'espace social, le structurant
à l'occasion, l'investissant souvent. Et c'est cette culture de l'intégration
sociale des vivants et des morts, et des vivants entre eux, avec
son horizon d'équité que nous avons en héritage
ou en espoir dans nos univers soufflés par cinq siècles
de dépendance et d'implosion économiques et sociales,
frappés de déficit d'intégration sociale et
culturelle. Et là où aujourd'hui la parole devrait
être l'apanage de tous, habiter les lieux du pouvoir et du
droit comme on s'asseoit sous un carbet, elle se tait. Nos cultures de la relation visaient au
fond à optimiser la condition humaine plutôt qu'à
la conjurer comme d'autres s'attachèrent à le faire.
Elles furent le lieu d'une culture intellectuelle originale, grosse
d'une dialectique et d'une mathématique fécondes il
y a bien des millénaires ... Ce n'est pas l'heure d'assigner le passé
comme fin au présent: quand il y a tant à faire, le
passéisme ne saurait être de mise. Mais il n'est peut-être pas là où
des discours experts en indiquent les lieux, et s'attarder en mises
en garde sur les amulettes qu'affectionnaient les inventeurs du
théorème de Thalès, c'est méconnaître
les règles de l'épistémologie, jamais bien
éloignée de l'anthropologie culturelle, confondre
les pratiques d'intégration sociale et la recherche de la
connaissance, et vouloir ignorer qu'Isaac Newton, le physicien de
la gravitation et de l'analyse spectrale, rédigea ses Principes
assis sur une malle de travaux ésotériques écrits
de sa main, dépourvus non seulement de valeur scientifique
mais du moindre projet humain (John Maynard KEYNES, 1995, 14-23). Nous avons pu voir à quel point les grandes
interrogations philosophiques que soulève l'actualité
de ce qu'ont de plus millénaire et de plus quotidien nos
cultures dans leur pensée de la vie et de la mort et l'organisation
de leur rapport nous renvoient à notre déficit d'intégration
historique - c'est peut-être commencer à le résoudre
que de parler aujourd'hui depuis les Deux-Rives, l'africaine
et l'américaine de notre "double-pays" (Alain ANSELIN,
1993, 4-9) Et c'est là que l'interrogation du passé,
son histoire, prend tout son sens et se fait féconde:
devons-nous continuer de nous fournir sur le marché mondial
des éditions périmées des cultures de rechange,
devons-nous finir en éternels clients et en âmes errantes
de l'Histoire, ou la repenser pour nous y repenser et contribuer
de nouveau à la produire? |
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