Le commerce diabolique

 
Les indiens et le pacte
 

par Franck Degoul1

 
Prêtre hindou
 Prêtre hindou. Photo Lameca.  

La population indienne de la Martinique est elle aussi particulièrement représentée dans l’imaginaire du pacte diabolique. Tous nos informateurs ont en effet insisté sur les relations étroites que les «coolies» (mot d’origine tamoule signifiant: «salarié») entretiennent avec le diable. Cette composante ethnique, arrivée sur l’île dans les débuts de la période post-esclavagiste pour contribuer au maintien d’un système économique perturbé2, est donc l’objet de représentations que nous allons analyser ici. C’est surtout à travers la cérémonie du «Bon-Dieu coolie»3 que sont lus les signes d’un engagement avec le diable, et il va donc nous intéresser de connaître l’image qu’en ont les personnes que nous avons rencontrées.

Ces ethnostéréotypes traduisent en fait toute la méfiance d’un groupe humain envers un autre, méfiance qui prend sa source dans des différences religieuses et dans la cohabitation de populations qui, quoique toutes touchées et unies, à des degrés plus ou moins forts il est vrai, par la dynamique de la créolisation, conservent pourtant des caractères distinctifs et des traits culturels singuliers. C’est de cette confusion du même et de l’Autre - l’Autre étant le même, et le même étant l’Autre - que naissent alors ces représentations de l’Indien «diabolique»... Cette remarque nous fournit d’ailleurs l’occasion d’expliquer la raison d’une caractérisation en terme d’«espace ethnique» pour aborder le phénomène de présence des Indiens au sein de cet imaginaire.

En fait, nous n’avons pas posé ce groupe comme, a priori, «ethnique», car c’est à partir des propos de nos informateurs que s’est imposée cette caractérisation des groupes concernés par l’analyse: les personnes que nous avons rencontrées n’avaient de cesse de mettre en valeur des différences entre leur groupe (les gens de couleur créoles) et celui des Indiens ou des Blancs créoles (comme nous venons de le voir), en développant une partition identitaire «eux/nous» sousjacente, dont seul le premier terme était abordé et donc mis en valeur par le biais de critiques voilées, ou moins voilées, souvent discriminantes (en définissant alors négativement, en toute logique, le premier).

Nous avons donc en quelque sorte suivi les catégorisations que nous proposaient ces personnes, ce qui, en somme, fait que le terme «ethnique» est davantage issu dans ce cadre d’une vision de l’ordre de l’«émique», c’est-à-dire subjective et propre aux représentants de la culture étudiée. que d’une constatation extérieure qui aurait servi de base à l’interprétation des propos que nous allons traiter. Pour résumer, l’ethnicité dont nous parlons rejoint celle que définit Jean-Luc Bonniol (1992 26), traduisant la conception de Fredrick Barth, lorsqu’il nous explique qu'

Elle apparaît (...) essentiellement comme une catégorie d’attribution - au terme de la mise en oeuvre de schèmes analogiques et classificatoires - par les acteurs eux-mêmes, établissant une séparation entre ceux qui sont versés au groupe et ceux qui en sont rejetés, entre ceux qui sont semblables et ceux qui sont différents, entre les «nous» et les «ils ».

Et nous aurons ici le loisir de constater que cette séparation s’alimente de différents critères de distinction..

La figure de l’Indien diabolique et le «Bon-Dieu coolie»

Commençons tout d’abord par examiner la représentation générale qu’ont nos informateurs des Indiens. Celle-ci, nous venons de le dire, fait de ces derniers des contractants privilégiés, des personnes tournées vers le Mal et expertes en ce domaine. Un jeune homme, parlant de l’individu qui a dû vendre au diable son ami qui a disparu, nous le présente, tout en s’interrogeant sur son identité, dans les termes suivants:

R : Je crois que c’est quelqu’un, une dame, je ne sais pas, un monsieur. Tu vois, parce que les gens font ça! C’est quelqu’un qui te dit: «Viens chez moi», et c’est bon! Mais normalement ça se fait plus (davantage) à Basse-Pointe. Il y a beaucoup de ça à Basse-Pointe (...), parce que ce sont des coolies qui habitent là, et ce sont des coolies qui font ça.

Q : Il y a beaucoup de coolies là-bas?

R : Ah ouais ! C’est des coolies qui font ça!

Q : Ils sont forts...?

R : Ah ouais ! Ils sont vraiment forts!

Il poursuit son explication un peu plus loin en introduisant cette fois ci la référence au Bon-Dieu coolie:

R : Les coolies sont vraiment forts dans ça parce que... Tu ne connais pas le «Bondyé- Kouli»? On monte sur les coutelas, tout ça, c’est pour ça. Les coolies sont vraiment forts dans ce domaine, les coolies. Vraiment forts!

Q : Ce sont eux qui ont le plus de pouvoirs

R : Ah ouais!

Les Indiens sont vraiment « forts » pour vendre une personne au diable et en retirer quelque bénéfice. Mais leur excellence en la matière vient de la cérémonie qu’ils pratiquent, qui leur procure un pouvoir supérieur à ceux de tous les autres engagés. Ainsi, si Basse-Pointe - cette ville côtière de l’extrême nord de l’île - est un haut lieu des affaires diaboliques, c’est pour la bonne et simple raison qu’elle accueille une importante concentration d’Indiens:

Alors je te dis que ces gens-là, c’est plus du côté des Indiens que l’on entend dire qu’il y a des pactes. C’est plus du côté des Indiens parce qu’il y a des coolies là, je te dis leur « Bon Dieu coolie », toutes leurs espèces de machins, c’est pour avoir des biens ! Et quand tu vas du côté de Basse-Pointe, de Macouba, il y en a hein ?! »

R : Et encore un fois, c’est un pacte (la cérémonie du Bon-Dieu coolie). Ils font un pacte avec l’esprit malin.

Q : Et ils ont la richesse par là aussi?

R : Oui-oui! Les Indiens? Ah oui! Ce sont les plus riches! Tous les Indiens!

Ici l’accent est particulièrement porté sur la recherche des biens, des richesses, et la fonction précise de la cérémonie nous est donnée: elle est l’occasion de pactiser avec le diable et, par voie de conséquence, de s’enrichir. Il est possible que l’intégration globale de la population indienne ait été telle que ses membres connaissent aujourd’hui une situation économique et sociale dans l’ensemble confortable, ce qui expliquerait la constatation de cette informatrice qui affirme que «tous les Indiens» sont «les plus riches». Nous ne disposons pas de données à ce sujet, mais cette hypothèse n’est pas à écarter, car elle mettrait alors en lumière l’existence de motifs supplémentaires à ces accusations de commerce avec le diable qui touchent ce groupe avec insistance. Une «sociologie spontanée» serait ainsi à la base de cette représentation particulière du Bon-Dieu coolie, et y trouverait un moyen de donner un sens à la récurrence observée d’une réussite majoritairement attachée à cette population.

Mais si ce facteur explicatif est à considérer avec précaution, un autre est par contre beaucoup plus fiable en ce qu’il nous est explicitement suggéré dans certains entretiens. Il concerne le domaine religieux, et rend compte du poids dans ces représentations de la dénonciation chrétienne opérée envers un culte non chrétien. En effet, si la cérémonie du Bon-Dieu coolie est stigmatisée de manière si négative, associée qu’elle est au diable et au pacte, c’est souvent en vertu de son caractère «païen». Cette idée est exprimée de manière particulièrement claire dans l’entretien suivant, même si des subtilités sont introduites, ce à quoi nous devrons être attentifs

Mère : Il y a des Indiens, des coolies ici qui n’ont pas cette culture-là (la culture indienne/ tamoule). Il y a beaucoup d’Indiens ici qui sont à l’église catholique, ils sont chrétiens, et il y a des Indiens ici qui sont indiens, ils font leur Bon-Dieu coolie.

Fils : Même le Bon-Dieu coolie ça a une vibration vraiment horrible! Ouais! Ça a une vibration horrible! Ah Ouais! On dit: «Bon-Dieu coolie», mais...

Mère : On dit: «Bon-Dieu coolie», c’est pour ne pas dire qu’on est avec les diables!

Fils : Parce que pour moi il n’y a pas ni de «Bon-Dieu coolie» ni de Bon-Dieu Blanc, il n’y a qu’un seul Dieu tu vois? Et ce Dieu-là se manifeste autrement, tu vois? C’est comme des petits pactes, des petits pactes qu’ils font.

Q : Parce que c’est vraiment diabolique ce qu’ils font les coolies? C’est ce que tu veux dire?

Mère : Ça c’est leur...

Fils : ... C’est leur truc. (...) Ils appellent leur Dieu mais ce Dieu-là a une vibration vraiment terrible parce que, attention, tu ne fais pas n’importe quoi là! Tu arrives là, par exemple dans ces trucs-là... Si par exemple tu es trop machin, que tu es là et que tu les gênes: ils te le disent tout de suite hein? Ouais! Ça ne peut pas passer! Pour couper la tête d’une bête d’un seul coup de coutelas, tu vois...? (...) Tu vois, ce qu’ils font là ce sont des petits pactes aussi pour avoir des trucs, un renouvellement, ce ne sont pas des trucs diaboliques. (...).

Mère : (...) Il y a des Indiens, à cause de leur maladie ils font ce genre de truc et puis la personne guérit.

Fils : Mais toutes les années il faut refaire, renouveler le même Bon-Dieu coolie pour la personne, sinon le jour où elle ne renouvelle pas le Bon-Dieu coolie, elle tombe! Tu vois, c’est un genre d’engagement. Tu es obligé de le renouveler, du moment que tu as fait le pas eh bien c’est la ruine. (...). Mais il y a «coolie» et «coolie»! Il y a des coolies qui ne sont pas coolies! Mais il y a des coolies qui sont... Ceux qui ont vraiment la culture eh bien ils sont mystiques!

Mère : Et ces gens-là ne participent pas à l’église hein Ils se marient entre eux! (...) Ils font leurs mariages chez eux...

Fils : Les coolies c’est un peu... les coolies c’est les coolies! (...) Tu vois? Mais ils sont avec tout le monde! Mais leur mouvement de Dieu tout, ça c’est eux-mêmes!

Si ce jeune homme propose une vision plus nuancée, sa mère en revanche revient à deux reprises sur la non-participation des Indiens à la religion catholique, ce qui lui semble être visiblement un bon critère de définition des membres de ce groupe. Une première fois négativement, en nous disant que certains Indiens font partie de l’Église et sont chrétiens, à la différence de ceux qui sont restés fidèles à leur culte qui se livrent aux cérémonies du Bon-Dieu coolie, et une seconde fois en insistant sur le fait que ces derniers se marient entre eux en dehors de cette même Église.

On sent donc que leur intervention répétée dans l’imaginaire du pacte est due à la particularité de leurs croyances et de leurs cultes, qui se distinguent radicalement d’une norme religieuse posée, et qui éveillent donc les soupçons des non-initiés qui jugent déviantes ces pratiques. De plus, l’isolement, ou plutôt le retranchement des membres de la population indienne semble se surajouter à cette «déviance» religieuse et contribuer à l’apparition de ces représentations («Ils font leurs mariages chez eux»).

Le fils de cette dame donne par contre, en parallèle aux propos de sa mère, une image plus nuancée de la cérémonie du culte du Bon-Dieu coolie (sa mère qui affirme sans détours: «On dit «Bon-Dieu coolie», c’est pour ne pas dire qu’on est avec les diables!»). Pour lui, «ce ne sont pas des trucs diaboliques». Mais la description qu’il en fait rejoint pourtant la thématique des procédures d’engagement avec le diable que nous avons examinées auparavant. En effet, il parle tout d’abord de «petits pactes» que réaliseraient les officiants «pour avoir des trucs», et qui demanderaient des «renouvellements » chaque année sous peine de voir le bénéficiaire de ces recours «tomber». Ce jeune homme le dit sans ambages «c’est un genre d’engagement».

Ainsi, la terminologie employée est très proche, sinon identique, de celle usitée pour rendre compte de l’engagement avec le diable, en tout cas tel qu’il nous a été décrit dans les parties précédentes. Car l’engagé «diabolique», le contractant lambda, doit lui aussi répondre aux sollicitations répétées de son maître s’il ne veut pas être pris (rappelons-nous que le diable demande sa contrepartie tous les ans), et c’est bien d’un pacte qu’il s’agit là aussi. En somme, il n’y aurait pas de différence formelle entre la réalisation d’une cérémonie de Bon-Dieu coolie et la réalisation d’un engagement «standard», et la seule caractéristique - essentielle - qui pourrait les singulariser serait que ce dernier engagement se réalise avec le diable quand les officiants indiens se tournent vers les divinités qui sont les leurs.

Le passage précité nous donne donc une vision complexe de cette cérémonie en ce qu’il mêle deux approches différentes (celle de la mère, et celle de son fils) d’un même phénomène. Dans l’une comme dans l’autre, la thématique du pacte revient pourtant, même si cet invariant est teinté de nuances inconciliables: Bon-Dieu coolie diabolique, Bon-Dieu coolie non diabolique mais en partageant le principe et la forme extérieure, c’est là semble-t-il affaire de degrés.

D’ailleurs, la représentation de notre informatrice trouve un écho dans les propos du prêtre catholique que nous avons rencontré. Celui-ci met au jour ce qui restait latent dans les dires de la première. Interrogé sur l’attitude qu’ont ses ouailles envers cette cérémonie Indienne, il nous répond:

Eh bien on ne veut pas y entrer. Un chrétien n’a pas à... non! Non-non-non-non! On suppose qu’il y a un rapport quelconque avec le démon!

Son intervention a le mérite d’être claire. Un chrétien n’a pas à s’introduire dans ces pratiques dont on suppose qu’elles exposent le participant au diable. Ainsi, ces ethnostéréotypes empruntent le canal religieux pour affirmer une identité par un mouvement d’exclusion: exclusion de l’ «autre» religieux. Mais les stéréotypes qui concernent les cérémonies de Bon-Dieu coolie peuvent s’attacher également à la nature de l’être sacrifié aux dieux. Et en ce domaine, est-on bien certain qu’il s’agit d’un animal?...

Des sacrifices... mais quels sacrifices

«De mémoire de maquerelleuse des Terres-Sainvilles, monsieur Jean ne fut en retard qu’une seule et unique fois dans sa vie: le jour où ce damné quimboiseur de Grand Z’Ongles décida, par on ne sait quel hasard, de sortir exactement à l’heure où l’instituteur descendait l’avenue Jean Jaurès. On connaissait les habitudes du manieur d’herbes maléfiques, on savait qu’il ne pointait le nez dehors qu’en plein midi, heure diabolique s’il en est puisque celle où les enfants pouvaient disparaître à tout jamais, leur chair innocente étant fort appréciée (prétendait Radio-bois-patate) dans les sacrifices indiens pratiqués au quartier d’Au Béraud. On faisait donc place nette devant Grand Z’ Ongles.»

Raphaël Confiant, L’Allée des soupirs, p. 34-35

Les romans de Raphaël Confiant invitent souvent à leur bord ce thème du sacrifice d’enfants. Que l’histoire se déroule au cours de la seconde guerre mondiale, sous le règne despotique de l’amiral Robert (Le Nègre et l’Amiral), à la fin 1959, dans un contexte d’émeute populaire (L’Allée des soupirs), ou dans le creux des années 50 de son enfance (Ravines du devant jour), l’Indien diabolique, sacrificateur notoire de petites bêtes à deux pattes, se montre toujours égal à lui-même dans le sourd arrière-fond des paroles environnantes. Et cet imaginaire, qui nous est disponible dans ces écrits qui veulent justement en rendre compte, nous intéresse. Il est vrai que ces représentations particulières du Bon-Dieu coolie ou des activités de ses participants ont dû changer, et sans doute s’éteindre dans l’ensemble, mais il reste que le thème du sacrifice d’enfant - ou du sacrifice de personnes humaines en général - se remarque encore dans certains propos que nous avons pu entendre (même s’ils n’impliquent pas tous nos informateurs).

Nous proposons donc de faire tout d’abord un tour d’horizon littéraire de ces représentations accentuées (toutes focalisées sur le même thème) pour entendre ce qui a pu être dit, et ce qui est parfois dit encore, de ces cérémonies. Alors, suivons le romancier, ce marqueur de paroles:

«Je buvais les paroles de Ziguinote, ma main serrée dans la sienne. On prétendait qu’il faisait du quimbois avec les os des morts, qu’il était tafiateur, qu’il était fou, que son sexe était ravagé par la vérette, qu’il enlevait des enfants pour les sacrifier dans les cérémonies de bondieu-couli et patati et patata. Tout ça n’était qu’un lot d’abominables calomnies. Il se comportait comme un vrai père, alors qu’il n’avait jamais eu ni femme ni progéniture.»

Raphaël Confiant, L’Allée des soupirs, p. 195


«Man Yise ou tante Emérante n’ont cesse de te mettre en garde contre les cérémonies du Bondieu-couli. A ce qu’il paraît, leurs prêtres se servent de la chair d’enfant pour satisfaire les désirs carnivores de leur multitude de dieux. Elles disent «carnivores» mais, plus tard, tu apprendras qu’elles ont voulu dire «cannibales», lequel mot ne fait pas partie de leur vocabulaire français forcément limité.»

Raphaël Confiant, Ravines du devant jour, pp. 96-97


«La foule gloussa comme une trâlée de coqs d’Inde. Ils commençaient à emmerdationner les gens, tous ces coulis malpropres qui envahissaient Fort-de-France depuis quelque temps. On se demandait comment le maire, Victor Sévère, malgré la prédestination de son nom, pouvait tolérer pareille chose. C’est comme si la vérette les avait tout bonnement chassés de leurs savanes à boeufs de Macouba et de Basse-Pointe. La maréchaussée ne les soupçonnait-elle pas d’enlever des enfants afin de manger leur chair ou pour les sacrifier à Mariémen, leur déesse maléfique? Chaque année maintenant, une famille pleurait une marmaille égarée et qui n’était pas revenue en dépit des pèlerinages à la Vierge de la Délivrance et des messes d’action de grâces. Et puis, c’est une sacrée bande d’hypocrites, oui! Tu passes près d’eux, ils ne sont que l’ombre d’une ficelle. Ils se font tout petits, ils baissent les yeux dans les dalots qu’ils balayent avec une lenteur désespérante, mais dès que tu les a dépassés, tu sens la braise de leur prunelles sur tes épaules et tu es certain qu’ils te traitent de salopetés exprès pour accorer tes affaires de la journée.»

Raphaël Confiant, Le Nègre et l’Amiral, p. 205

Tous ces romans situent leur histoire avant 1960, et l’on voit combien les représentations du Bon-Dieu coolie mettent l’accent sur la barbarie des sacrifices qui y sont pratiqués. Le motif du cannibalisme pointe même dans le dernier passage cité, en s’offrant comme le prolongement de cette idée. Ces trois extraits restituent donc un imaginaire dans lequel l’Indien apparaît comme un être maléfique, sournois et hypocrite, qui n’hésite pas à enlever des enfants pour satisfaire ses dieux, en les sacrifiant au cours de cérémonies mystérieuses dont le véritable sens est inconnu, mais l’utilité supputée.

En effet, et nous revenons maintenant à nos informateurs, ces sacrifices sont effectués en vue d’obtenir de ces divinités la réalisation d’un quelconque souhait, et s’inscrivent en cela dans les termes d’un commerce avec l’au-delà. C’est ainsi que nous sont présentées les choses par une femme que nous avons rencontrée, qui ajoute à cet imaginaire de l’Indien diabolique une dimension supplémentaire en faisant intervenir une référence au culte vaudou pour décrire la cérémonie du Bon-Dieu coolie:

(...) Et les Indiens ils font beaucoup de vaudou, ils font beaucoup de danses, de... Tu as entendu parler du «Bon-Dieu cooli»? C’est en quelque sorte... c’est encore une autre histoire cette histoire d’Indiens qui, par le vaudou, par leurs danses, par le Bon-Dieu coolie demandent à leur Dieu telle et telle chose: c’est encore un pacte. Ils ont un enfant malade: ils organisent un Bon-Dieu coolie. Ils promettent à leur Dieu telle et telle chose, que ce soit de l’argent, des sacrifices d’humains ou d’autres choses.(...).

C’est l’utilitarisme de la cérémonie qui est ici mis en avant: celle-ci est effectuée en vue d’obtenir une guérison, et demande pour ce faire le don d’une contrepartie, argent ou sacrifice humain. Mais la référence au vaudou est surprenante. Elle témoigne de la non-connaissance des cultes Indien et Haïtien, et apparaît comme portée par une sorte de fantasme qui amalgame deux univers étrangers pour former une vision originale et terrifiante d’une cérémonie redoutée et puissante.

Pourquoi puissante? Parce qu’elle a des effets sur les éléments naturels, et qu’elle peut donc influer sur leurs mouvements, leurs humeurs. Au premier rang de ceux-ci: l’eau, la mer. Étendue déjà chargée de forces dans l’imaginaire, nous l’avons vu, elle est ici dépassée par plus fort qu’elle, et ne peut rien faire d’autre que de subir les conséquences du rituel prolongeant le Bon-Dieu coolie. Les manifestations sont attestées: une folie prend la mer qui se cabre en houle nerveuse dès le lendemain, la rivière éclate, déborde et s’étend... Faut-il que cette réunion soit étrange pour produire ce résultat?

(...) Et après (le Bon-Dieu coolie) ils font une cérémonie, et ils viennent faire tous leurs rituels au bord de la mer. Et le lendemain matin, la mer devient houleuse (...). Tu as la mer qui devient houleuse, la rivière qui déborde, parce qu’ils font ça à l’embouchure, la rivière grossit, la rivière quitte son lit, et puis tu as... Ce ne sont pas des histoires! C’est du vécu, parce que moi j’ai vécu ça.

Voici donc une pièce à conviction de plus dans l’affaire du culte indoantillais. Occasion de pactiser avec des divinités pour l’obtention de guérisons, offre de sacrifices humains, d’enfants, culte non chrétien qui a une influence sur la mer... l’imaginaire de l’Indien diabolique est donc riche de stéréotypes qui incriminent une composante ethnique de la société martiniquaise. Il faut préciser qu’il n’est pas toujours fait mention de rapports avec le diable dans ces entretiens, et que, nous nous en sommes aperçus, nos informateurs insistent dans la plupart des cas sur la spécificité de l’univers religieux indien. Mais nous avons pu constater également qu’en parallèle le phénomène de diabolisation restait le même, quand l’officiant ou le participant de la cérémonie de Bon-Dieu coolie était comparé à un engagé.

Il est certain que cette cérémonie présente extérieurement des signes qui pourraient contribuer à la création ou à l’alimentation de ces représentations. En effet, des sacrifices sont bien réalisés, mais il s’agit là, bien évidemment, de sacrifices d’animaux et non d’humains. De plus, des vœux sont effectivement formulés au cours du Bon-Dieu coolie. Ces deux caractéristiques présentent donc une analogie avec ce qui a été dit de l’engagement avec le diable, et il est possible qu’elles aient été, en conséquence, chargées d’un sens identique à celui que donne l’imaginaire collectif aux actes de l’engagé diabolique. Mais finalement, c’est globalement plutôt dans le degré particulier de créolisation des indo-martiniquais qu’il faut chercher la véritable source de ces représentations.

Singaravelou fait en effet remarquer dans un article de la revue Espace créole (Singaravelou, 1976 : 95-107) que la créolisation des Indiens n’atteint pas le même degré en Guadeloupe et en Martinique. Plus faible en ce qui concerne cette dernière, la créolisation des Indiens en Guadeloupe, nous explique-t-il, est en revanche fort importante en raison d’un affaiblissement de leur résistance à cette dynamique, affaiblissement dû à la diversité ethnique des immigrants arrivés sur l’île. Car cette population était composée d’autant de Dravidiens du sud que d’Indiens du nord, ces deux sous-ensembles humains vivant séparés par la langue, les coutumes et les habitudes alimentaires. L’auteur note ainsi (1976 : 106) qu’:

Un tel laminage culturel interne au groupe indien, dû à la présence des deux sous-groupes évoqués plus haut, a affaibli considérablement la résistance des Indiens à la créolisation. La situation est sensiblement différente à la Martinique où le groupe indien est homogène et composé uniquement de Dravidiens comme nous le montre un rapide examen des patronymes indiens.

Cette homogénéité a permis d’éviter toute perte par érosion interne et de conserver mieux qu’en Guadeloupe certaines traditions ancestrales, et par la même d’offrir une plus grande résistance à la créolisation. Un exemple de ce genre est la «montée sur le coutelas» pratiquée lors des cérémonies religieuses.

Il serait donc intéressant de savoir si les représentations que nous avons examinées concernant la population indienne sont identiques en Guadeloupe. Il est fort probable qu’elles n’aient pas la même ampleur, précisément en raison de la plus forte créolisation de ses membres et, par là, de ses traits culturels originels. En tout cas, concernant le contexte ethnographique qui nous occupe, il apparaît évident que les stéréotypes remarqués sont issus de cette situation de cohabitation ethnique particulière.

Nous avons donc tenté d’esquisser un tableau d’ensemble des représentations de l’Indien «diabolique», de ces représentations qui participent, à leur manière, de l’imaginaire du pacte. Et nous allons à présent, poursuivant notre exploration, écouter une histoire. Une histoire qui se donne sous la forme de récits, de récits qui rendent compte d’une mystérieuse affaire d’engagement. Et qui sont les protagonistes de ces récits? Des Indiens. Des Indiens engagés. Des Indiens diaboliques...

Notes

1 Franck DEGOUL, Le commerce diabolique, Ibis Rouge, 2000.

Etude ethnologique sur les croyances magico-religieuses aux Antilles. Cet ouvrage se construit sur des entretiens avec des personnes de tous milieux sociaux et l’auteur se donne comme gageure d’explorer l’imaginaire du pacte diabolique qui transparaît à travers les propos des informateurs. Certes il existe des écrits sur ce pacte, mais ils se contentent de présenter des stéréotypes et des préjugés lorsqu’il s’agit de décrire de tels phénomènes. L’auteur, à partir des récits mettant en scène des personnes que l’on soupçonne d’avoir pactisé avec le diable, pose la problématique du rapport du réel et de l’imaginaire en analysant le phénomène du «on dit cela et c’est vrai» c’est-à-dire de l’être collectif. On découvre ainsi un imaginaire des lieux, propices à la prise de contact avec le diable, des pratiques magico-religieuses qui sont différentes de celles d’aujourd’hui, l’obtension des richesses étant la principale motivation. Une analyse de la prise de contact avec le diable revèle qu’il existe un imaginaire du livre diabolique qui est à l’univers du Mal ce que la bible est au Bien. L’engagement lui-même est perçu comme une servitude qui conduit fatalement à la perte de l’engagé. Celui-ci serait amené en échange de biens à vendre des gens, des enfants et des signes, des indices révèlent ses accointances avec le diable. Certaines classes sociales ou certaines ethnies sont souvent représentées dans les récits ayant trait à un quelconque engagement avec le diable. En explorant cet imaginaire, l’auteur pénètre l’intime d’une culture qui ne se serait peut-être pas autant dévoilée si elle avait été interrogée de front.

2 «De 1853 à la fin du xixe siècle furent «importés» en Martinique 25000 Indiens, venus pour la plupart des zones rurales du sud de l'Inde et en majorité Tamouls. Ils venaient en «seconde traite», selon l'expression de Schoelcher, afin de combler le manque de maind'oeuvre dû à l'abolition de l'esclavage (1848).», MADRAS. Dictionnaire encyclopédique et pratique de la Martinique, éditions Exbrayat, 1996, p. 790.

3 «Bon-Dieu coolie. Cérémonie d'origine tamoule lors de laquelle l'officiant exécute un rituel accompagné de prouesses (danse sur le coutelas, marche sur la braise) au son de tambours originaires d'Inde. La fête, qui est dédiée à un saint pour former un voeu ou pour remercier d'une grâce, s'achève en général par un repas réputé.», MADRAS, op. cit. 265.

«Le culte hindou que l'empreinte du catholicisme a modifié et où la notion de sacrifice a tendance à disparaître, est pratiqué dans quelques temples rudimentaires vestige des habitations et usines qui furent les plus gros employeurs d'ouvriers Indiens: à BassePointe (Gradis et Pécoul), Macouba (Habitation Là-Haut), Sainte-Marie (Saint James). Des sacrifices qui ont lieu le dimanche sont offerts aux divinités, représentées par des statues de bois ou de pierre enduites d'une teinture ocre et enrichies de rubans, collerettes et capes multicolores. Tambours, transe du prêtre, sacrifice des moutons ou des coqs - qu'on préparera plus tard, pour tous, en colombo -, sont les phases spectaculaires de la coutume indienne. (...).», MADRAS, op. cit.: 790.