Le groupe de la Ronde
ou la génération de l'occupation (1898-1927)

Saint-John Kauss

Au tournant du siècle dernier, un certain vent de pessimisme semblait encore souffler sur l'existence de notre littérature en tant qu'entité nationale. Dans ce cafouillis de détresse, une vague portion de l'élite haïtienne, en majorité des poètes, subjuguée par le bel esprit de faire d'Haïti une province culturelle française, allait jusqu'à promouvoir une certaine esthétique contemplative, retrouvant la paix dans le seul plaisir d'écrire, au détriment de l'ordre à établir et du bonheur à espérer pour la nation haïtienne. Ils s'appelaient principalement Georges Sylvain, Etzer Vilaire, Seymour Pradel, Charles Moravia, Edmond Laforest et Damoclès Vieux. D'autres, des romanciers, s'occupaient plutôt à repenser, avec les cendres du passé, des récits tantôt réalistes, tantôt burlesques et qui relevaient d'une prise de conscience telle que les tares et les décevances de l'élite haïtienne furent étalées au grand jour. Citons Frédéric Marcelin, Justin Lhérisson, Fernand Hibbert et Antoine Innocent. La plupart des œuvres de ces derniers écrivains ne nous laissent aucun doute quant à leur engagement social. D'autres productions, surtout des poètes, conçues dans la beauté et la splendeur, nous obligeraient plutôt à nier une réalité fondamentale qui est pourtant nôtre en tant que peuple appelé à perdurer avec un idéal, donc, nous forceraient à utiliser d'autres instruments de mesure.

Au milieu de cette complaisance, de la distanciation qui prend forme et débouche sur le réel: Justin Lhérisson et Seymour Pradel fondent Jeune Haïti (1895-1898); la revue La Ronde qui prend la relève disparaît elle aussi à la mort de son directeur Pétion Gérôme (1902). Sur la base d'un renouveau mythique, autour de Georges Sylvain et Dantès Bellegarde, les initiés à la nouvelle tendance, à coups de slogans forfaitaires, se sont promis de former une véritable Ronde et d'auréoler leur œuvre d'un cachet vraiment national. Fût-ce possible? Etzer Vilaire qui s'est joint au groupe vers 1901 résumera, un peu plus tard, en termes clairs, les impératifs de la nouvelle école, dans une sorte de manifeste déguisé en avant-propos de ses Poèmes de la mort (1907).

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Avant-propos des "Poèmes de la mort":

"Entre treize et quatorze ans, un livre de vers dû à la plume d'un haïtien me tomba entre les mains... Le livre ne valait rien - j'étais loin de m'en douter alors - mais il parlait de choses qui m'étaient familières, de la ouanga-néguesse, du bambou et de bamboula... Cela suffisait pour prêter à l'ouvrage le plus insipide du mérite et du charme...

Hélas! la plupart de mes compatriotes n'ont guère une plus haute conception poétique et pensent comme l'enfant que j'étais! Aujourd'hui encore, pour exciter leur admiration, pour qu'ils s'extasient sur les merveilles de ce qu'ils appellent la littérature nationale, il suffit d'un palmiste au bout de méchantes rimes, dans des phrases décousues et où le sens commun, le bon goût et la langue française sont, tour à tour, et quelquefois tous ensemble, outragés avec une fougue toute tropicale...

Je sens trop les obligations d'honneur qui naissent pour moi de l'estime des gens de goût et de notre élite intellectuelle. Et jusqu'au moment d'affronter la publicité en France et de déterminer de ce coup ma tentative littéraire, j'ai revu, refondu, amendé mes oeuvres avec une persévérance et un courage... dignes peut-être d'une meilleure cause. C'est qu'aussi la langue française est quelque chose que je vénère et que je redoute; et rien ne me tourmente plus que l'insaisissable perfection, les décevances du rêve d'art à jamais inaccessible dans sa splendeur de beauté idéale.

Par honneur autant que par goût, je me laisserais mourir à la tâche si je ne me devais trop à ma famille qui va augmentant pour me consacrer à la poursuite du grand rêve de ma vie. Ce rêve, c'est l'avènement d'une élite haïtienne dans l'histoire littéraire de la France, la production d’œuvres fortes qui puissent s'imposer à l'attention de notre métropole intellectuelle, faire avouer que nous n'avons pas toujours démérité d'elle, que l'esprit français refleurit originalement chez nous, mêlé à la vigoureuse sève africaine, que nous ne sommes pas trop indignes de l'hospitalité intelligente et de cette maternelle protection du génie que Paris accorde aux écrivains de la Belgique et de la Suisse romande, par exemple. Ce rêve d'une consécration étrangère de nos aptitudes littéraires n'a rien de commun avec une ambition égoïste: c'est une ambition éminemment patriotique qui a dirigé tous mes efforts, inspiré la plupart de mes œuvres et dignifié ma vie. Et mon chagrin le plus profond, c'est de voir à quel point mes compatriotes s'écartent de ce haut idéal, dans leur désir irréfléchi d'improviser une littérature autonome. Ils ne s'aperçoivent pas qu'à force de rechercher une originalité de surface et factice, d'imprimer un caractère de réalisme purement local, étroit et banal à des œuvres impuissantes et avortées, ils mettent à la mode un langage bâtard qui n'est ni tout à fait le patois créole, ni surtout du français. L'on ne me fera pas croire que cette tentative d'une littérature populaire haïtienne qui serait le triomphe de la sottise provient de l'égarement de l'orgueil national; elle n'est autre chose qu'une inspiration, une misérable ressource de la paresse effrayée des difficultés qu'on trouve à s'approprier le génie d'une langue étrangère."

(Etzer Vilaire)

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"On peut hasarder sans témérité", écrivait Georges Sylvain, "qu'Etzer Vilaire est de tous nos poètes celui dont les vers rendent le plus fréquemment le son de la grande poésie, j'entends celui qui a su éclairer des images les plus éclatantes, les pensées les plus hautes et les plus profondes. À ce titre, il gardera, croyons-nous, sur la jeunesse son merveilleux pouvoir d'attraction, aussi longtemps que se perpétuera dans le souvenir des hommes une poésie haïtienne." À ce stade, il serait beaucoup plus évident d'interroger "l'articulation des déclarations théoriques et de la pratique littéraire"1 des poètes de La Ronde. Ces derniers, en effet, tendaient à un idéal universaliste et puisaient dans l'imaginaire en vue de leur libération de l'oppression quotidienne locale. Cette lutte à laquelle ils conviaient les intellectuels du pays ne présentait guère aucune garantie quant à la libération économique, politique et culturelle de la nation. Bien plus, les masses n'avaient rien à gagner, car toute forme de colonialisme (politique, culturel ou économique) ne pouvait qu'entraver leur progrès social. Si les questions essentielles de la réalité nationale étaient mises au rancart par des membres de l'élite petite-bourgeoise haïtienne d'alors (exception faite surtout de Georges Sylvain pour ses multiples contestations à caractère socio-politique), c'est sans doute parce que l'expérience du colonialisme politique a fait naître de part et d'autre des préjugés, d'où le souci de certains intellectuels à sauvegarder les intérêts de leur propre classe.

Nous ne prétendons point ici imposer une solution, une réponse au problème de cette génération, ni ne cherchons à savoir si les poètes de La Ronde ont été ou non des évadés ou des nationaux, mais nous observons tout simplement que cette littérature de l'universalisme se réalisait en dehors du déchirement et des contradictions sociales qui sévissaient dans le pays tout entier. Sur le plan politique, d'abord, une crise généralisée sévissait dans le monde: la guerre franco-allemande, au cours de la seconde moitié du 19e siècle (1870-1871), avait saccagé toute l'Europe; puis ce fut un régime de paix armée qui motiva en 1891 et en 1907 la réunion des conférences de La Haye. Or depuis 1865, parallèlement, les États-Unis connurent de graves problèmes économiques. Ils tournèrent alors leur regard vers Panama - en 1881, date à laquelle débutent les travaux de forage du canal interocéanique; c'est aussi l'époque (1891) où Washington exigeait du gouvernement haïtien la concession du Môle Saint-Nicolas. L'installation d'un gouvernement américain à Cuba le 1er janvier 1899, devait permettre au gouvernement des États-Unis de ravir à la nation naissante la base navale de Guantanamo (1903). Ce sera bientôt le fâcheux "Plan économique" pour Haïti, l'Emprunt de 1910, puis le débarquement des marines au Cap-Haïtien et à Port-au-Prince, et la guerre des Cacos. Au milieu de ce tohu-bohu et des multiples manifestations populaires contre l'injustice sociale, les préoccupations principales des poètes de La Ronde se limitaient à prouver la "péréquation des facultés esthétiques du nègre et du blanc."2

Nous reconnaissons, bien sûr, à la littérature de La Ronde le droit d'exister à partir d'un certain souci de la forme, donc, d'une certaine esthétique, mais nous comprenons mal le dénouement, cette recanalisation de la conscience collective dans ce courant de contradictions. En fait, ce qu'il y a de révolutionnaire chez les poètes de La Ronde, ce n'est ni le tragique vilairien, ni la mélancolie de Sylvain, ni même cette idéologie religieuse chrétienne de Laforest, c'est peut-être, et surtout, cette remontée à la source de la réflexion métaphysique que certains critiques interprètent comme un refus de coopérer à la dévalorisation des idéaux, lorsque même ce refus se manifeste par un renouement avec l'ancienne métropole.

  1. ( ) Selon l'expression d’Alain Ramire, dans Idéologie et subversion chez les poètes de la Ronde, Nouvelle Optique, n o 5, janvier-mars 1972, p. 145.
     
  2. (  ) D'après E. Laforest, dans L'œuvre poétique de M. Vilaire, Haïti littéraire et scientifique, p. 327.
Lotus

 

 
 
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