La poésie de Serge Legagneur

Saint-John Kauss

Poèmes choisis 1961-1997 • Éd. Le Noroît • Canada • 1997 • ISBN 2890183807

Né à Jérémie le 10 janvier 1937. Pédagogue, Serge Legagneur participa très tôt à la vie culturelle haïtienne en fondant avec des amis - Davertige, Anthony Phelps, René Philoctète et Roland Morisseau qui "comptent aujourd'hui parmi les meilleurs poètes haïtiens" - le groupe Haïti Littéraire, un simple mouvement littéraire qui n'avait aucune ligne de pensée, mais des motivations pour l'écriture. Le tenants de ce mouvement ne semblaient tous être d'accord uniquement que sur des interdictions: rejet de la Négritude et de l'Indigénisme, rejet du duvaliérisme tel qu'il se développait déjà à l'époque.

Émigré au Québec en 1965, Legagneur y publia ses Textes interdits (1966), des Textes en croix (1978), Le Crabe (1981), Inaltérable (1983), puis des Textes muets (1987) et Glyphes (1989). Legagneur a bien su se défendre de n'avoir entretenu aucun rapport avec ses "aînés" - maintes fois déjà, ils le traitaient de "poète étranger" - tout simplement parce qu'il n'aimait pas leur "modèle". Sa plus grande ambition, c'est seulement d'écrire, ne serait-ce qu'un seul vers, qui soit lu et aimé!

Ce n'est pas seulement l'innocence, l'intelligence ou le talent qui attirent chez Serge Legagneur, c'est également ce souci continuel chez l'auteur d'innover le langage poétique. Dans des poèmes délicats, aériens et sensuels, on sent une certaine recherche de la musicalité du rythme et une bruyante légitimité du culte de l'image créant la vision artistique. Ses Textes interdits (1966) laissent néanmoins échapper d'harmonieuses mélodies pour une réelle réconciliation avec l'amour.

La lecture de Serge Legagneur nous laisse cependant la sensation que l'art est un mensonge qui ne nous apporte que des surprises intenses et soutenues par le jeu du possible. Après une longue fréquentation du groupe Haïti Littéraire, le poète semble évoluer vers une autre poétique qui sous-entend le choix de thèmes d'inspiration exotique. S'impose alors l'idée de complexité dans l'écriture et de désordre dans la notion du temps, ce qui nous amène à la lecture des Textes en croix (1978), gros bouquets à angles droits où s'articulent la vie et la mort, l'ordre et le chaos, l'ardeur des mots et la nécessité du non-sens. Des pages entières, des paragraphes et des lignes qui se suivent sans lien apparent. À travers ce long poème, les mots s'exposent possessifs, discrets, grandiloquents, et les images humides, froids et durs, s'entrelacent dans un chassé-croisé habité d'une déraison poétique. Par un vocabulaire savant et recherché qui tue parfois la spontanéité de son inspiration, Serge Legagneur est devenu un témoin généreux, un inventeur particulier de nouvelles formes littéraires, un oiseau rare à suivre du doigt. Avec lui, nous sommes déjà au royaume de l'imaginaire, une imagination débordant jusqu'au seuil du néant. Textes en croix (1978 est en fait un recueil où "tout est lié à tout", du surréalisme total et abstrait, mais excessivement différent des Textes interdits (1966) où la poésie vaquait sans cesse dans l'arène poétique.

Suivre Serge Legagneur, c'est exploiter la veine, c'est partager l'irrégularité, l'habileté et l'envoûtement de l'écrivain. Si l'auteur de Le Crabe (1981) a su mettre "sa vie dans ses mots et ses mots dans sa vie", avec une joie débordante, un entrain tourmenté et gourmand, il nous permet à tour de rôle de partager la spirale de ses possibles, de déguster des mots magnétiques ou schématiques, et même de méditer sur la finalité infinie des gestes du langage. Sans toutefois détourner l'art de sa vocation essentielle, il nous permet également d'approcher l'absolu poétique et de saisir le bien-fondé de sa démarche, bien que la lecture de ses pièces ne soit pas toujours aisée.

Le Verbe, selon Baudelaire, est "l'ange du mouvement". Mission possible, paraît-il, pour l'auteur de Inaltérable (1983), et qui le conduit tout droit à la cybernétique des mots et des phrases magiques, au principe d'unification ou de vision d'un univers modifié. Ce poème pour une femme innommée, est un véritable chant d'amour, un fascinant exercice de style, un long poème construit avec les mots de tous les jours, mais placés, cadencés d'une façon admirable et retenant le profil d'un coureur de ski.

À l'instar de Théophile Gautier (1811-1872), le poète ne recherche que la perfection formelle. Comme chez Théodore de Banville (1823-1891), ciseleur remarquable, poète "funambule", la poésie est pour lui "à la fois Musique, Statuaire, Peinture, Éloquence; elle doit charmer l'oreille, enchanter l'esprit, représenter les sons, imiter les couleurs, rendre les objets visibles". Chez Serge Legagneur, donc, le sentiment de la recherche au niveau du langage semble embrasser l’œuvre d'un coude à coude de géant. L'artiste fascine en évoquant des sons, en suscitant l'impression d'un poète aux spectacles grandioses, en inventant un art plastique propre à lui. Mais s'il faut croire au rythme et au ton dont fait usage Serge Legagneur, la marque des poètes tels Michel Beaulieu et Paul-Marie Lapointe, deux écrivains québécois, est à envisager.

À lire de Serge Legagneur:

LEGAGNEUR, Serge:

  • Textes interdits, poèmes, Éditions de l'Estérel, Montréal, 1966.
  • Textes en croix, poèmes, Coll. "Poésie". Nouvelle Optique, Montréal, 1978.
  • Le crabe, poèmes, Éditions de l'Estérel, Montréal, 1981.
  • Inaltérable, poèmes, Coll. "L'instant d'après". Éditions du Noroît, Montréal, 1983.
  • Textes muets, poèmes, Noroît/ La Table rase, Montréal, 1987.
  • Glyphes, poèmes, CIDIHCA/Équateur, Montréal, 1989.
  • Poèmes choisis (1961-1997), éd. du Noroit, Montréal, 1997.
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