Galerie de peinture mauricienne
Galri lapintir morisyen

Duraisamy Vandayar

Emmanuel Richon

Duraisamy Vandayar

APPROCHE PICTURALE

Le nom même du personnage peint par le peintre mauricien Gillet pose problème: il s'avère, après recherches au Registrar's Building de Port-Louis, que ces deux dénominations "Duraisamy Vandayar" sont inexactes d'un point de vue de strict état-civil. Vandayar est en fait un nom de clan, un nom de famille élargi, tel qu'il en existait chez les tamouls à cette époque. De plus, la coutume tamoule d'alors, faisait en sorte que le nom de famille du père devenait en général le prénom du fils. De nos jours, ces confusions possibles existent encore entre, par exemple, les "prénoms la case" et les "prénoms papiers". Il a tout de même été possible de retrouver l'état-civil du personnage peint, d'une part du fait de la connaissance exacte de la date de décès et d'autre part du fait des inscriptions relevées sur le lieu de la sépulture par les descendants qui se trouvent être les donateurs de l'oeuvre, à savoir, la famille Ragoonaden. La véritable identité du personnage est donc en fait Vencatachelum Moonoosamy, né en 1862, décédé en 1905 et enterré à Port-Louis au cimetière de Rochebois.

Duraisamy Vandayar
Portrait de Duraisamy Vandayar, état initial du tableau sans son cadre.

Ce tableau, peint à l'huile sur toile, une fois restauré, s'avère extrêmement instructif par l'accumulation de détails visuels qu'il contient. Si l'étude de ces précisions picturales est poussée un peu loin, le portrait permet d'évoquer toute une société et toute une Histoire mauricienne extrêmement riche. La mise en scène du personnage, sa position presque statique et la solennité d'ensemble en font une pièce fort réfléchie dans sa composition. L'impression de richesse qui ressort du tableau est volontairement magnifiée; de toute évidence, ce portrait est tout autant le portrait de Vencatachellum Moonoosamy que le portrait que celui-ci a pu souhaiter donner de lui-même.

Ce portrait parle et dit beaucoup; avant tout, il signifie que le personnage ne se veut pas être n'importe qui: richesse matérielle d'abord, admirez ces doigts presque manucurés tellement ils paraissent propres et sans déformations, aux ongles impeccables, presque volontairement montrés, ils disent trop bien à eux seuls le fait de leur aristocratie; par leurs bagues multiples d'or et d'améthyste, ils renvoient à une richesse financière, une aisance évidente. Aujourd'hui encore, les bijoutiers tamouls sont parmi les plus réputés tant leur connaissance dans ce domaine est une véritable tradition, dont ce portrait est la parfaite illustration.

Observons cette ombrelle refermée au pommeau travaillé, muni d'une sangle fine en fils tressés, relevons cette bague en forme de serpent cobra enroulé aux vertus talismaniques évidentes, étant donné la sacralité de cet animal pour les hindous ou encore ces boucles d'oreilles typiques que l'on nomme "karkin" et que portaient volontiers les hommes de la communauté tamoule jusqu'aux années cinquante, également cette pièce de monnaie, souverain ou dollar, fixée en bandoulière sur la poche gauche du veston.

Duraisamy Vandayar
Portrait de Duraisamy Vandayar, état initial avant intervention.

Ce turban de soie, lui non plus, n'est assurément pas le couvre-chef d'un quidam; il semble à la fois imposer la revendication d'une origine et en même temps, montre par la soie délicate, la richesse d'un Orient et d'une Inde à nulle autre pareille. Il n'est pas jusqu'à la finesse remarquable des souliers du personnage pour dire la recherche esthétique et voulue d'un habillement de notable. Assurément, Vencatachelum Moonoosamy était un nanti et n'en éprouvait aucune honte, bien au contraire, l'œuvre commandée au portraitiste mauricien le plus en vogue de l'époque, Gillet, en dit long sur ce point. Seulement, la peinture ne s'arrête pas à cette seule munificence et dit bien plus... La richesse intellectuelle notamment: assurément, le personnage peint par Gillet est un lettré, un érudit, bref, possède la connaissance intellectuelle.

Ce livre, soigneusement posé à côté de lui semble montrer que ce riche commerçant ne s'intéressait pas qu'à l'argent et à la richesse matérielle; la lecture, déclinée ici en tant qu'élément intrinsèque du tableau nous renvoie quant à elle à un passionné des livres. L'encrier et la plume délicatement posés au dessous disent même que cet amour des livres ne s'est pas arrêté à la simple lecture, niais que notre personnage savait aussi écrire; d'ailleurs l'encrier lui non plus n'est pas quelconque et son travail de verrerie montre assez l'amour du travail bien fait. Décidément, ce Vencatachelum Moonoosamy avait des choses à dire.

Duraisamy Vandayar
Duraisamy Vandayar. État avant intervention.

Troisième richesse du portrait, la richesse spirituelle des ancêtres, la richesse de la religion. Ce temple dans le lointain, d'architecture typiquement dravidienne, semble tout droit sorti du Sud de la grande péninsule. Cette rivière qui nous en sépare est plus qu'un symbole. Serait-ce la rivière Caveree ou la rivière Tanjore, dont était justement originaire le personnage aux dires des descendants'? Peu importe, au fond, le tableau semble dire cette recherche spirituelle, cette intensité vive de la foi dans la culture de cet homme. Cette rivière, c'est toute la foi hindoue qui se trouve transportée dans une image peinte. Aussi la richesse picturale de ce portrait s'avère essentielle dans la grandeur du discours moral que son esthétique paraît receler tout à coup.

Se faire faire son portrait, «se faire tirer le portrait» voilà qui ne veut pas dire n'importe quoi, à la lueur de tous ces détails. D'habitude, il est fort courant que les grands bourgeois ou riches planteurs blancs s'offrent ce luxe. Cette œuvre de commande au peintre Gillet est ce message qui clame à la fois cette envie bien légitime de la même reconnaissance sociale, cet acte emblématique de s'offrir son portrait. D'autre part, ce dernier dit aussi la conscience du devoir de laisser une trace, un message, l'air de dire, «Moi aussi, j'y ai droit, moi aussi j'ai ma fierté, moi aussi j'ai des richesses à montrer.»

C'est par cet aspect revendicatif évident que ce portrait est aussi une tentative de réparation des douleurs de l'exil. La rareté de ce témoignage, poignant d'exactitude, dit bien à elle seule cette préciosité qui n'est pas seulement dans la richesse matérielle recelée par l'image, mais dans le fait de l'image elle-même. Les portraits de personnages mauriciens originaires d'Afrique ou de l'Inde, à cette époque, peuvent se compter sur les doigts des deux mains. Elyacinthe François, Léoville L'Homme, Lislet Geoffroy, Louis Léchelle n'ont eu droit au même privilège que du seul fait d'avoir été des édiles ou des intellectuels estimés et à juste titre célèbres. En dehors de ces notoriétés, quelle modernité, quel choix moral essentiel, quel message riche de sens, que ce portrait commandé par cet Indien parvenu à la richesse et à la réussite sociale. Beaucoup d'autres auraient placé leurs priorités ailleurs. De ce point de vue, ce portrait fait donc exception, mais en même temps, comment nier qu'il crie aussi son appartenance sociale et culturelle aux siens, à ses origines, en même temps qu'il donne à voir cette réussite sociale indéniable.

Certes, les souliers fins sont dans le meilleur modèle occidental et le costume est fait sur mesure dans les meilleures toiles anglaises, tissu à rayures fines, pantalon et veste assortis; cependant, comment ne pas voir en même temps tous les éléments purement tamouls du tableau, choisis et montrés avec fierté. C'est toute cette complexité identitaire dont rend compte l'oeuvre de Gillet: modernité et tradition semblent s'y être donné rendez-vous pour le plus grand bien du personnage qui s'en accommode lui-même parfaitement. Conciliation de plusieurs univers, plusieurs mondes, plusieurs époques, ce regard franc et résolu, d'intelligence et de quiétude, interpelle résolument l'amateur d'art et questionne le Mauricien sur son passé.

Duraisamy Vandayar
Photo appartenant à la famille Ragoonaden, représentant, selon tout probabilité, Duraisamy Vandayar en compagnie d'une de ses filles.

Lisons ce que nous en dit l'oncle du donateur, seul élément proprement biographique dont nous disposons aujourd'hui :

"Duraisamy Vandayar est né, a grandi, a travaillé et est mort à Maurice. Il était l'aîné des trois frères Vandayar qui dirigèrent ensemble une affaire familiale florissante, ayant pignon sur rue en Inde, en Afrique du Sud (Port-Elizabeth), et bien-sûr, à Maurice. Ils avaient des liens commerciaux avec la célèbre maison des frères Scott à Port-Louis.

Duraisamy mourut en 1905 à l'âge de quarante-sept ans, riche et fortuné, rue Rémy Ollier à Port-Louis. La peinture et son cadre, font partie de l'héritage de Madame Sinamal Tondaiman Ragoonaden, l'une des deux filles de Duraisamy Vandayar (l'autre se prénommant Cathaye) et l'épouse de Petapermal Tondaiman, un fameux homme d'affaires connu et respecté de la rue Farquhar à Port-Louis. Ce trésor artistique est demeuré dans la famille presqu'un siècle."

APPROCHE CONTEXTUELLE

La présence indienne à Maurice à cette époque

Duraisamy Vandayar
Détail du tableau après restauration.

Les tamouls ont été à l'origine du peuplement indien de nombreux pays: Maurice, les Fidji, les Seychelles, l'Afrique du Sud, les Caraïbes... Au début de ce siècle, à l'époque où fut peint notre personnage, quelques deux millions d'Indiens, dont la majorité étaient des tamouls, se trouvaient dans les colonies. Certains Indiens étaient même parvenus à trouver quelque aisance: à la fin de la période française, prenant avantage des concessions de terrains qui leur avaient été faites, certains tamouls exploitaient la terre dans diverses régions de l'île.

A la fin de 1835, au moment de l'abolition de l'esclavage, on comptait déjà 19'000 Indiens à Maurice. D'après le recensement de 1851, il y avait 77'996 Indiens et au 31 décembre 1860, peu de temps donc avant la naissance de Duraisamy Vandayar, leur nombre atteignait 212 913. Leur vie au quotidien était très dure et la plupart, pas tous, travaillaient déjà sur les plantations dans des conditions très pénibles.

De 1854 à 1866, 99'976 d'entre eux reprirent la route de l'Inde. L'apport tamoul à l'édification du pays fut donc très important, l'influence culturelle également. Aux ouvriers Indiens, nous devons de nombreux bâtiments en pierre, des églises, divers châteaux qui parsèment l'île... Marcel Cabon nous affirme même ceci: «Pour l'ouvrier madrassiste, son art ne nous est plus présent que dans ces bâtiments à l'argamasse dont le vieux Port-Louis conserve quelques exemples et dans certain Christ en bois récemment découvert». Selon l'historien Hazareesingh, au début du 20ème siècle, 31,8% de la surface cultivée appartenait à des Indiens.

Les commerçants tamouls de Port-Louis

Après 1810 avec l'arrivée des Anglais de l'Inde de nombreux Tamouls entrèrent dans la fonction publique. Tout ceci pour dire que la communauté indienne n'était pas un bloc social uniforme, un petit nombre d'entre eux parvinrent à s'enrichir petit à petit. D'autre-part, indépendamment de cela, dès les premiers temps de l'administration anglaise, les tamouls affluaient dans l'île pour y faire du commerce.

Au fil des années, les commerçants arrivaient en grand nombre à Maurice, leur effectif ne cessait d'augmenter, il en arrivait tous les ans de Madras, Pondichéry, Tranquebar, Tanjore, Mayavaram, Cuddalore. Au hasard des pages du registre des passagers aux Archives de Coromandel, nous lisons l'arrivée de bateaux entiers avec des passagers tamouls enregistrés à bord en tant que "commerçants libres" et non en tant que "coolies émigrants". Vencatachelum Moonoosamy, Duraisamy Vandayar, né à Maurice, dut avoir des parents ou grands parents dans ce cas.

Aux abords du Bazar de Port-Louis, ces commerçants étaient fort nombreux à tenir échoppe. L'actuelle rue Joseph Rivière, la rue de la mosquée, la rue Louis Pasteur d'aujourd'hui, les rues de la Corderie, Bourbon, Sir William Newton (à l'époque rue de l'Église), Farquhar, étaient remplies de boutiquiers tamouls et les négociants originaires du sud de l'Inde ne se comptaient pas, tant ils étaient nombreux. En même temps que leur nombre et leur rôle économique, s'accrut de fait leur pouvoir culturel et leur rôle politique. Ces riches commerçants jouèrent un grand rôle dans l'émancipation de leurs coreligionnaires plus pauvres.

Pour donner un exemple mémorable, sachons d'abord que la police, se prévalant fallacieusement de la loi sur le code du travail et la répression du vagabondage, appréhendait qui elle voulait où bon lui semblait, même durant les offices religieux hindous. Apprenant cet état de fait, les commerçants port-louisiens tamouls vitupérèrent les autorités anglaises. Vingtassa Sinnatambou, contemporain des parents de Duraisamy Vandayar, alla même jusqu'à protester énergiquement auprès du gouverneur, contre la profanation d'un lieu de culte par la police. Ainsi, c'est depuis cette intervention que les travailleurs indiens ne furent plus inquiétés au temple. Bien sûr, de telles prises de position ne valurent à ces commerçants que l'animosité des autorités coloniales, mais elles témoignèrent d'un réel pouvoir politique naissant.

De grands personnages tels Von Plevitz et sa pétition de 9401 signatures, en 1871, ou plus tard l'autre pétition de Manilall Doctor en 1909 valurent enquêtes et commissions royales. Ce sont les grandes dates d'une prise de conscience naissante des Indiens quant à leur rôle dans l'avenir de l'île. Dans ce mouvement intellectuel, les commerçants tamouls, forcément moins vulnérables que les simples laboureurs, jouèrent un grand rôle. Cette puissance économique se lit encore sur les billets de banque de Maurice dont les montants, remarquons-le, sont toujours, entre autres et en plus des chiffres arabes, écrits en chiffres tamouls, témoignage de cette Histoire que nous relatons ici et dont le tableau est tout le symbole.

La situation sociale des Indiens vers 1900

La date vraisemblable où cette œuvre fut peinte, sans doute au tournant du siècle, n'est pas un pur hasard; elle témoigne à elle seule de grands changements politiques à venir. En effet les dernières années du XlXème siècle, furent un tournant décisif dans la situation des Indiens de l'île Maurice.

En 1885, un Conseil législatif fut créé, remplaçant l'ancien Conseil du Gouvernement qui lui, ne comprenait aucun représentant élu. Nul doute que ce fut la première pierre vers un long processus de reconnaissance du suffrage universel.

Date importante, en 1892, un cyclone d'une intensité jamais vue causa de terribles dégâts sur l'île. La récolte fut totalement réduite à néant, la plupart des maisons et des cases avaient disparu ou étaient détruites, on déplorait quatre mille morts et blessés. Hélas, les désastres et la désolation ne s'arrêtèrent pas là, la peste et le surra (sorte d'épizootie décimant les cheptels bovins et les équidés) amplifièrent les destructions dues au cyclone proprement dit.

Autre fait marquant, à la requête du gouvernement du Natal en Afrique du Sud, les laboureurs Indiens furent introduits dans ce pays à partir du 17 novembre 1860, pour travailler dans les champs de canne et produire le sucre qui allait faire la richesse future de cette province. De ce fait, et à cause du déclin relatif de l'économie mauricienne de ces années-là, cela favorisa vite le départ de nombreux commerçants tamouls de Maurice qui partirent vers Port-Elizabeth, Durban, Pietermaritzburg, Kimberley et Johannesburg, villes alors en plein développement. Notons qu'après que le gouvernement de l'Inde eût préconisé l'instruction aux enfants d'immigrants en 1877, des professeurs de tamouls de Maurice choisirent à leur tour de s'établir au Natal. Pour tous ces négociants et intellectuels tamouls, l'île Maurice fut en quelque sorte une plaque tournante. Duraisamy Vandayar, ou plus exactement Vencatachelum Moonoosamy, bien qu'ayant conservé toutes ses attaches mauriciennes, était de ceux là, puisque ses richesses étaient largement investies en Afrique du Sud où il se rendait d'ailleurs fréquemment, jusqu'à s'y être même plus ou moins établi. Néanmoins, né à Maurice, ses liens affectifs se trouvaient toujours là et c'est dans l'île qu'il mourut.

Soulignons d'emblée que le rôle de ces Mauriciens indiens expatriés au Natal sera des plus grands, à l'image de ce compagnon de lutte du Mahatma Gandhi, Tambi Naidu. Dans une de ses nombreuses lettres à Gokhale, l'un des leaders les plus en vue de la grande péninsule, qui fut en quelque sorte le "maître à penser" du jeune Gandhi et qui exerça sur lui une influence considérable, Gandhiji lui parle en mots élogieux de Tambi Naidu, qu'il devait par la suite immortaliser dans ses écrits et qui se qualifiait lui-même "d'humble travailleur venu de l'île Maurice". Gandhiji ne déclara-t-il pas lui-même à son propos: «il était la plus illustre des étoiles de la communauté indienne de l'Union sud-africaine.»

Vencatachelum Moonoosamy Duraisamy Vandayar fut sans doute témoin de tous ces frémissements politiques, ayant été lui-aussi dans ces années là un acteur parmi d'autres de cette prise de conscience identitaire de la diaspora indienne. L'Afrique du Sud et Maurice ouvrirent donc en quelque sorte l'un des premiers chapitres de cette grande épopée de l'indépendance indienne. Le 30 octobre 1901, Gandhiji débarqua à Port-Louis, arrivant de Durban sur le voilier "Nowshera". Il ne fut de retour à Bombay que le 1er décembre. Le Congrès national indien tenant alors sa session annuelle, il soumit à l'Assemblée des délégués, à Calcutta, un rapport complet sur les conditions de vie des Indiens d'outre-mer. Il n'avait pas oublié bien-sûr ceux de Maurice. Quelques années après son séjour dans cette colonie, il y délégua Manilall Doctor afin de promouvoir leur cause et se battre pour la défense de leurs intérêts. Le fait que le tableau date du tournant du siècle n'est donc pas un hasard, il symbolise ce mouvement vers une prise de conscience et une revendication identitaire, une affirmation culturelle forte.

Importance de la religion et de la culture chez les Tamouls

Tanp Kaylasson
Tanp Kaylasson. Photo E.Richon.

Dès le commencement de l'immigration indienne vers Maurice, l'idée d'ériger des temples hindous fut présente. La célèbre dame Auvaiyar, poétesse tamoule n'enjoignait-elle pas aux expatriés de construire des kovil partout où ils habiteraient?

En dépit d'une ordonnance du Conseil Supérieur de Pondichéry, en date du 12 janvier 1747, qui faisait obligation d'instruire les ouvriers tamouls dans la religion catholique romaine et de leur faire administrer le sacrement du baptême dans le délai d'un an, ceux-ci jouissaient en réalité et en fait, de la libre pratique de leur culte. Donc, tout comme à la côte de Malabar, les tamouls se recueillaient dans leurs sanctuaires consacrés aux dieux Siva et Mourouga, aux déesses Draubadai Ammen et Mariamen, ainsi qu'à d'autres dieux et déesses. Ils célébraient plus particulièrement et somptueusement la fête de pongol, connue sous le nom de Sankranti et bien sûr le Dipavali.

Aussi Pierre Poivre, clairvoyant et intègre, avant son départ en 1772, avait accédé à leur requête, autorisant la construction d'un premier temple. Les immigrés eurent donc au Camp des Malabars leur kovil, qui fut d'ailleurs le premier temple hindou de l'île, dont il ne reste malheureusement aujourd'hui aucun vestige.

Les commerçants tamouls jouèrent un rôle énorme dans l'édification de ces lieux de culte, ils les initièrent, les financèrent, les défendirent, les rendirent publiques à leurs coreligionnaires. En 1846, par exemple, les marchands et négociants tamouls de Port-Louis, dont les fameux frères Sinnatambou, avaient conçu l'idée de bâtir un temple solide et durable, selon l'architecture dravidienne. Dès lors, tout alla très vite, tant et si bien que vers la fin de 1870, de magnifiques édifices religieux en pierre de taille basaltique et en chaux accueillaient les fidèles, tant à Port-Louis qu'à Clémencia, Plaine des Roches, Stanley, Mare d'Albert...

Le plus prestigieux justement fut sans doute celui financé par les frères Arunassalon et Vingtassa Sinnatambou, en pur style Pallava, le temple Krishnamoorthy Draubadai Ammen. Ainsi peut-on affirmer que les riches négociants et commerçants tamouls de Maurice étaient solidement ancrés dans leur communauté, en partageaient les aspirations, soutenaient les efforts communs vers un plus grand bien-être de leurs coreligionnaires et participaient politiquement et financièrement à cette reconnaissance de leur culture. Loin d'être séparés des leurs par des barrières de classes ou de castes, ou en tout cas par delà ces barrières, ils avaient le souci d'un devenir commun. Aussi, ce temple érigé à la droite du personnage peint n'est pas là par hasard lui-non plus, il est le témoignage de ce rôle essentiel des marchands dans la liberté de culte.

Quant à la langue tamoule, le journal "Le Mauricien" lui-même, possédait des polices de caractères dont il se servait régulièrement, ce qui signifie qu'à cette époque, de nombreux tamouls possédaient cette langue tant oralement que par écrit. A partir de 1868, le célèbre "Mercantile Adviser", de manière symptomatique se servait également régulièrement de ces polices de caractères. Vers la fin du siècle dernier, on comptait plusieurs imprimeries tamoules à Port-Louis et à Rose-Hill où l'on imprimait même des manuels de lecture. Cette langue maternelle, les tamouls, dès leur arrivée, tenaient à l'inculquer à leurs enfants par le biais des écoles du soir. Notons de plus, que certaines propriétés sucrières ne s'opposèrent pas à cette pratique. Vers la fin de 1868, selon Ramoo Sooriamoorthy, on enseignait cette langue dans dix-huit écoles primaires. Le livre de couleur rouge qui est bien en évidence dans le portrait, n'est donc pas anodin. A cette époque, la plupart des livres sacrés étaient reliés sur couverture rouge.

Toute cette Histoire, tous ces détails de l'immigration indienne, de la vie religieuse, sociale, intellectuelle de cette époque, cette présence des commerçants tamouls dans la société mauricienne de la fin du siècle dernier, nous retrouvons tout cela réuni dans ce merveilleux portrait qui restitue cette ambiance à lui seul, de la même façon que ces faits d'Histoire à leur tour, permettent de resituer le portrait dans son contexte sans lequel il n'aurait sans doute pas existé. Tableau exception donc, nous l'avons montré, mais tableau symbole tout autant, parvenu jusqu'à nous comme par miracle, sauvé in extremis au moment précis où il allait périr, sachons désormais le découvrir à sa juste valeur, immense à nos yeux.

Vacoas, le 16 mars 1998

E. RICHON

RESTAURATION DU TABLEAU

Duraisamy Vandayar
Détail du tableau avant intervention.

Ce portrait de "Duraisamy Vandayar" a été peint à la peinture à l'huile sur toile de lin vers la fin du siècle dernier. Le peintre n'est autre que le grand portraitiste mauricien, Joseph Gabriel Gillet (1872-1951). Sa facture est très lisse, sans empâtements; le vernis est discret et d'aspect satiné, la toile est bien tendue, sans déformation visible. Le châssis du tableau est d'époque, sans clefs, avec une seule traverse au milieu, le bois n'est pas contaminé par les insectes. La peinture est encadrée d'époque par un superbe cadre de bois sculpté et entièrement ouvragé à Maurice avec des éléments de décors inspirés par la flore mauricienne.

Les fortes variations hygrométriques tropicales que connaît l'Île Maurice s'accordent difficilement avec la conservation d'une peinture réalisée selon des techniques traditionnelles occidentales. La toile de lin, la préparation, incluant des colles protéiniques animales et même certains pigments organiques de la couche picturale, mis dans un contexte climatique à très forte humidité relative (90 à 95 % en été), ne peuvent que subir des altérations globales (concernant l'ensemble du tableau) et irréversibles.

Duraisamy Vandayar
État initial avant intervention, moitié supérieure du tableau.

Plus encore que la forte humidité, l'ampleur des variations hygrométriques saisonnières a provoqué de grands mouvements de rétractation-dilatation de la toile de lin. Le système préparation/couche picturale ne peut, quant à lui, endurer longtemps de tels changements, ce qui induit rapidement après des fissurations, des cloques et des écailles, des chutes de matière qui finissent par rendre la toile apparente par endroits et rendent l'image peinte totalement illisible. Les chutes d'écailles, avec le temps ont considérablement défiguré l 'œuvre jusques et y compris dans le visage du personnage.

Duraisamy Vandayar
État initial du visage, éclairage par l'arrière.

Indépendamment de ce contexte de conservation fort préjudiciable à l'œuvre, de multiples repeints intempestifs effectués à la peinture à l'huile, appliqués anciennement, ont grandement contribué eux-aussi à l'altération irréversible de la couche picturale. L'huile de lin s'étant oxydée avec le temps, les repeints ont jauni et sont devenus par trop visibles.

Duraisamy Vandayar Duraisamy Vandayar
Détails des altérations, chutes d'écailles nombreuses.

Enfin, dernière altération dommageable à l'œuvre et non des moindres, de multiples trous dans la toile avaient eux-aussi provoqué des lacunes importantes ainsi que des affaiblissements locaux de la-dite toile.

Les différentes interventions pratiquées sur l'œuvre, ont consisté, à travers l'établissement d'un protocole strict de déroulement des opérations, à renforcer structurellement l'adhésion du système préparation/couche picturale avec la toile de lin, jusqu'à les rendre à nouveau solidaires. Après la pose de papiers de protection et le retrait des multiples pièces au revers du tableau, une imprégnation globale par la face, suivie d'une autre par le revers, avec un mélange de cire microcristalline et de résine polyvinylique dilué avec de l'essence minérale ont permis de créer après séchage complet, les conditions d'un refixage généralisé par simple pression à chaud ( 75°C environ) d'un fer à repasser. Le système de refixage fut pratiqué au travers de papiers siliconisés, garantissant l'indépendance du refixage au support table et au fer à repasser. La pression fut maintenue durant le refroidissement à l'aide de marbres froid.

Des pièces de toile de lin de même apparence et de même époque furent incrustées au niveau des trous lacunaires, les bords de jointoiement furent soudés eux-aussi à chaud, à l'aide de fils d'acétate de polyvinyle réactivés à chaud.

Après deux couches de colle cire-résine, et après séchage complet, la toile de rentoilage, préalablement décatie deux fois, fut scellée à chaud toujours à l'aide des fers à repasser de rentoileur et de marbres de refroidissement.

La toile de rentoilage fut retendue et refixée sur son châssis avec des semences de tapissier en cuivre qui s'oxydent moins vite.

Après différents tests, les repeints furent retirés à l'aide de deux solvants : d'abord le diméthylformamide suivi d'une volatilisation au moyen d'essence de pétrole rectifiée, puis, l'approche devenant plus délicate, un complexe de diacétone alcool suivi d'essence de pétrole rectifiée.

La réintégration de la couche picturale fut effectuée après pose et ragréage d'enduits, à l'aide d'acryliques surfines "Rembrandt" de la marque Talens. Le vernis appliqué fut un vernis à retoucher Talens.

Le cadre a été nettoyé et ciré à l'encaustique puis astiqué.

Duraisamy Vandayar
Détail du temple en haut à droite.
Duraisamy Vandayar Duraisamy Vandayar
Imprégnation d'adhésif cire-résine au revèrs.
Allégement de vernis et nétoyage.
Duraisamy Vandayar Duraisamy Vandayar
Refixage de la couche picturale et pose
de pièces visibles.
Nettoyage de la toile par l'arrière.
Retrait des pièces anciennes.
Duraisamy Vandayar Duraisamy Vandayar
Détail : souverain en bandoulière.
Détail : souliers du personnage et ombrelle.
Duraisamy Vandayar Duraisamy Vandayar

Détail des mains.
Nombreux repeints visibles sur le costume.

Détail en haut à droite.
Duraisamy Vandayar Duraisamy Vandayar
Détail du tableau en haut à gauche.
Reintégration de la couche picturale en cours.

 

Duraisamy Vandayar Duraisamy Vandayar
Détail du tableau après rentoilage, pose des enduits lacunaires et avant réintégration de la couche picturale.
Détail du tableau après intervention.

 

BIOGRAPHIE DU PEINTRE

Joseph Gabriel Gillet
Autoportrait du peintre du tableau, Joseph Gabriel Gillet.

Peintre et caricaturiste, né à Port-Louis, rue de Touraine, le 26 mars 1872, il était le fils d'Adolphe Henry Gillet et de Célémée Panglose. Clément Charoux a dit de lui qu' "à vingt-ans, il apparaît comme le Cyrano du dessin caricatural ". Il était très doué, réussissant parfaitement à saisir l'esprit d'un visage, la ressemblance de ses portraits était troublante. Du 7 mars 1894 au 7 mai 1895, il collabora au quotidien Le Câble, de L. C. de Laroche et Némorin Legoy, puis, du 7 juin 1897 au 8 juin 1898, il prêta ses talents au bi-hebdomadaire L'Album, de Marcel Leblanc, du 13 août au 3 octobre 1898, il participa en tant qu'illustrateur à la nouvelle série hebdomadaire de L'Album paraissant en supplément illustré du Petit Journal.

Décidant de voler de ses propres ailes, il créa et dirigea ensuite La Charge , "journal satirique et artistique paraissant le mardi et le vendredi à midi" et ce du 20 mai au 18 novembre 1898.

De 1898 à 1910, il imprima des lithographies en couleur, brossant ainsi les portraits de tout ce que l'île Maurice comptait de personnages qui, peu ou prou, faisaient la une de l'actualité de l'époque. On lui doit ainsi douze dessins qu'il intitula lui-même "Têtes coloniales". Il récidiva les années suivantes (1903-1905) par une série de sept portraits-charges à laquelle il donna le titre "Nos Hommes". Il fit dans le même temps une quantité de portraits parmi lesquels on compte ses plus réussis et ses plus fidèles: Sir Graham John Bower, Sir Donald Charles Cameron, Sir Cavendish Boyle, Charles Newton, William Newton, Henri Leclézio, Alfred Herchenroder et Eugène Laurent. Il signait généralement d'un pseudonyme et très rarement de son nom propre (par exemple les portraits des réunionnais Marius et Ary Leblond).

Parallèlement à sa carrière de portraitiste, il fut d'abord clerc de notaire, puis il fut à partir de 1902, conservateur du théâtre municipal, métier qui l'occupa jusqu'à sa retraite en 1942. A ce dernier titre, il décora nombre de saisons théâtrales parmi les plus prestigieuses que ce théâtre connut. Après sa retraite en 1942, il se consacra à l'enseignement de son art de peintre et donc à ses élèves. Il leur donnait cours dans la salle du conseil municipal ou dans la bibliothèque de cette époque. Parmi eux, Serge Constantin et Roger Charoux. A la demande d'Oscar Grancourt, bibliothécaire de la ville, il peignit le portrait de moult Mauriciens célèbres dont Henri Le Sidaner, Serendat de Balzim, Eugène Bazire, Ange Galdemar, Charles Baissac, Auguste Esnouf et Robert -Edward Hart. Ces portraits décoraient l'ancienne bibliothèque municipale.

Lorsqu'il mourut à Port-Louis rue Saint-Georges, le 23 février 1951, le journal Le Cernéen écrivit: «il connaît dans notre panthéon créole, une gloire où l'estime s'allie à l'affection.» La mairie de Port-Louis donna son nom à une rue en 1964 et baptisa même en mai 1968, "place Gabriel Gillet", le parterre qui se trouve devant le théâtre municipal. Collectionnés en albums d'origine ou séparément, les dessins de Gillet se trouvent soit au sein de collections particulières, soit dans les bibliothèques publiques. Notons cependant que sa période la plus prolifique et féconde ne dépasse pas 1907. La dizaine d'années précédant cette date ne saurait être étudiée sans référence à son œuvre. On lui doit également quelques aquarelles.

Duraisamy Vandayar
Éclairage par derrière à contre-jour afin de rendre mieux visible l'état lacunaire généralisé de l'œuvre.

 
Logo