Le Canada est un pays d’immigrants.
Pendant presque trois siècles, c’est-à-dire
du 16e au 19e siècle, les immigrants
arrivant au Canada étaient d’origine européenne,
issus, en particulier, de la France et de la Grande-Bretagne. Toutefois,
au cours du 20e siècle, les origines culturelles
des immigrants se sont grandement diversifiées: ils viennent,
entre autres, du Chili, de la Chine, d’Haïti, de l’Inde
et du Liban. On le voit, le nombre d’écrivains migrants
ne cesse d’augmenter. En effet, cette pluralité culturelle
change désormais la composition de la population canadienne.
C’est ainsi la situation du Québec, où les écrivains
migrants cherchent à se définir dans leur nouvel espace
géographique, culturel et linguistique. L’espace, en
fait, peut être à la fois physique, géographique,
symbolique, métaphorique et imaginaire. Il peut également
exister dans l’exil (sous toutes ses formes), dans le corps
(de la jeunesse à la vieillesse) et dans la langue (maternelle
et seconde).
Le présent article est consacré essentiellement à
une analyse de l’espace romanesque dans Le bonheur a la
queue glissante d’Abla Farhoud, un écrivain migrant1
qui puise dans ses origines libanaises. Jean Weisgerber définit
l’espace du roman comme «un ensemble de relations existant
entre les lieux, le milieu, le décor de l’action et
les personnes que celle-ci présuppose, à savoir l’individu
qui raconte les événements et les gens qui y prennent
part» (1978: 14). J’envisage donc ici d'étudier
tous ces éléments dans le contexte de l’immigré(e)
et de son expérience de l’exil, de sorte qu’en
plus d’une analyse spatiale de l’espace migrant, je
discuterai en bref des écrivains migrants au Québec.
Ainsi, cette analyse comportera deux parties, où il sera
question de deux espaces d’analyse: l’espace du passé
et l’espace du présent. Tout d’abord, je discuterai
du roman, tout en examinant les lieux de la mémoire (du souvenir),
de l’exil, du déracinement et de l’espace intérieur,
soit quelques-uns des thèmes propres à l’écriture
dite migrante. Je poserai également un regard sur la représentation
des lieux physiques et géographiques dans Le bonheur
a la queue glissante. Enfin, je ferai le lien entre l’espace
de la mémoire et les immigrants exilés.
Les voix migrantes de femmes au Québec
Les écrits des immigrants ont émergé récemment
dans la littérature québécoise. Plusieurs critiques
littéraires, dont notamment Sherry Simon, Pierre Nepveu et
Louise Gauthier, citent les années 1980 comme étant
un point tournant dans la littérature québécoise,
désormais plurilingue et pluriculturelle:
L’émergence au cours des années quatre-vingt
d’écrivaines et écrivains d’origines
culturelles diverses s’affiliant à la littérature
québécoise est un phénomène relativement
nouveau dans le contexte littéraire québécois
où, jusque dans les années soixante-dix, la littérature
d’immigration, principalement juive, s’écrivait
en anglais. (Simon, 1994: 30)
Bien que des écrivains de cultures diverses aient publié
avant les années 1980, par exemple Naïm Kattan (Irak),
Anthony Phelps (Haïti) et Émile Ollivier (Haïti),
ce n’est que pendant les deux dernières décennies
du 20e siècle que les écrivains dits migrants ont
été «reconnu» de la part de la critique
littéraire. Selon Maïr Verthuy et Lucie Lequin, la littérature
migrante en français inclut environ deux cent nouvelles voix
d’origines culturelles multiples: européenne, haïtienne,
latino-américaine, asiatique, africaine et maghrébine
(1997: 774-775). Dans leurs recherches sur les écrivains
migrants, plus spécifiquement sur les voix de femmes, elles
ont pu dresser une liste comprenant plus de quatre-vingt voix féminines
de pays différents (Algérie, Autriche, Chili, Égypte,
Allemagne, Haïti, Italie, Pologne, Russie, Uruguay et Vietnam)
(Lequin et Verthuy, 1992: 86). Je pourrais toutefois ajouter d’autres
pays à cette liste, soit la Chine, le Japon et le Liban.
Ces voix constituent une hétérogénéité
grandissante dans la société québécoise,
dont la composition multiethnique de la population se fait toujours
croissante. Au centre de ce nouveau «mouvement» littéraire,
on retrouve donc Régine Robin, Monique Bosco, Bianca Zagolin,
Marie Cardinal, Nadia Ghalem, Mona Latif-Ghattas, Nadine Ltaif,
Anne-Marie Alonzo, Marilù Mallet, Gloria Escomel, Ying Chen,
Aki Shimazaki et Abla Farhoud: «Loin d’être homogènes,
ces écrits de femmes migrantes présentent une multitude
de perspectives et de thèmes, ainsi qu’une approche
esthétique variée et personnelle» (Lequin,
1992: 33).
Même si ces migrantes ont vécu une marginalisation
double à cause de leur statut de femme et de «minoritaire», grâce à leurs voix multiples, elles ont réussi
à recréer leurs expériences en tant que femme,
immigrante et «autre». Enfin, reconnue principalement
pour ses pièces de théâtre, Abla Farhoud, a
également publié deux romans (Le bonheur a la
queue glissante et Splendide solitude), tous deux
écrits depuis les années quatre-vingt, et touchant
aux nombreux volets de l’expérience immigrante.
«Les mots pour le dire»: Le bonheur a la queue
glissante
«J’ai voulu saisir la vérité d’une
étrangère qui ne sait ni lire, ni écrire,
ni parler. J’ai voulu connaître sa solitude, ce que
je pense être une solitude absolue. Je me suis faite petite,
petite, pour entrer dans ce corps de femme, écouter les
battements de son cœur, son rythme, ses silences, parler
comme elle, inventer sa parole. Trouver une langue à sa
mesure, une langue juste pour Dounia, ni arabe, ni français,
une langue généreuse qui ne comprend qu’avec
le cœur» (Abla Farhoud, citée dans «La
voix de Dounia», entrevue réalisée par Marie-Andrée
Chouinard, Le Devoir, samedi 28 et dimanche 29 mars 1998, p. D-1)
Dans ce premier roman, publié en 1998, Abla Farhoud raconte
l’histoire de Dounia (qui veut dire «univers»
en arabe), une vieille femme de 75 ans qui ne sait ni lire, ni écrire
et ne parle que l’arabe. Toute l’action se déroule
autour de ce personnage principal. En fait, Dounia parle très
peu et se croit muette, répondant aux questions en lançant
des proverbes et des dictons issus de son pays d’origine.
En effet, l’importance qui est accordée aux mots, à
la parole et au silence se reflète tout au long du monologue
intérieur de la narratrice et protagoniste. Le bonheur a
la queue glissante relate aussi l’histoire d’une famille
libanaise en exil, une famille qui vit et explore non seulement
un exil physique/géographique, mais aussi un exil intérieur.
Dounia, Salim (son mari), et leurs enfants (Abdallah, Farid, Samir,
Samira et Myriam – Kaokab naît au Québec) quittent
le Liban pour immigrer au Canada, s’y installent pendant une
quinzaine d’années, puis retournent chez eux. Quand
la guerre éclate en 1975 au Liban, la famille doit immigrer
encore une fois. Ces transplantations auront des répercussions
sur tous les membres de la famille, en particulier sur Dounia, Salim
et Abdallah, l’aîné.
L’ESPACE DU PASSÉ
L’espace de la mémoire se trouve bien défini
dans Le bonheur a la queue glissante d’Abla Farhoud.
Dounia y reconstruit sa vie en se remémorant les événements-clés
qui ont marqué sa jeunesse et son âge adulte, par exemple
tous les déplacements entre les deux pays, le Liban et le
Canada, qu’elle a habités. Il faut cependant signaler
les limites imposées par la mémoire et la vieillesse.
En effet, la vision de Dounia reste fragmentaire et trouée
par l’oubli. En racontant ses souvenirs, bons et mauvais,
en rassemblant les morceaux de son passé, Dounia témoigne
du déracinement, de la transplantation, de l’immigration,
de la nostalgie et de l’exil. D’ailleurs, ce qui semble
le plus important pour Dounia, ce qui a bouleversé sa vie,
tant bien que mal, c’est d’avoir émigré,
d’avoir changé de pays. Selon Dounia,
Émigrer, s’en aller, laisser derrière
soi ce que l’on va se mettre à appeler mon
soleil, mon eau, mes fruits,
mes plantes, mes arbres, mon
village. Quand on est dans son village natal, on ne dit pas mon
soleil, on dit le soleil, et c’est à
peine si on en parle puisqu’il est là, il a toujours
été là, on ne dit pas mon
village puisqu’on l’habite… Tout n’est
qu’habitude, même la piété… Je
m’en suis aperçue quand j’ai émigré
de mon village pour aller vivre dans celui de
mon mari. (44)
Ainsi, Dounia a émigré la première fois quand
elle s’est mariée à Salim et qu’elle est
allée vivre à Bir-Barra, un village situé à
deux heures à pied de son village natal de Chaghour. Même
si ces lieux sont nommés, ce n’est que plus tard dans
son monologue que Dounia les décrit (en revenant à
plusieurs reprises sur ces mêmes figures spatiales). Pour
elle, Bir-Barra reste un autre pays. Il est entouré de montagnes
qui l’empêchent de voir loin et il y fait plus chaud
qu’à Chaghour, village juché sur la cime d’une
haute montagne, ce qui permet à Dounia de contempler l’horizon,
de voir loin, et de ne pas se sentir, en quelque sorte, prisonnière
de l’espace. La langue n’est pas un obstacle pour elle
à Bir-Barra. Néanmoins, Dounia se sent étrangère;
on la pointe du doigt, on lui fait des remarques sur son accent
montagnard et on l’envie et la déteste pour avoir marié
un des jeunes hommes du village. Elle se sent déjà
isolée et exilée dans le village natal de Salim et,
comme le mentionne Edward Said dans son article «Reflections
on Exile», l’exil est «the unhealable rift forced
between a human being and a native place, between the self and its
true home: its essential sadness can never be surmounted»
(1992: 357). Dounia et Salim restent une douzaine d’années
à Bir-Barra, où cinq de leurs enfants (Abdallah, Farid,
Samir, Samira et Myriam) naissent, sans que ce sentiment ne quitte
la femme.
Lorsqu’ils immigrent au Québec pour la première
fois, dans les années 1950, leur fils aîné,
Abdallah, est âgé de 12 ans. Dounia a beaucoup de mal
à s’adapter au nouvel espace, à l’occuper.
Elle se sent toujours étrangère, à plus forte
raison en terre d’accueil. De plus, elle ressent le manque
et la nostalgie pour son pays d’origine. D’ailleurs,
jusqu’à l’âge de 30 ans, Dounia croyait
que le monde finissait à Gharouda. Que son monde à
elle, son espace, était bien défini et limité.
En fait, Gharouda s’avère le plus grand village situé
dans la région natale de Dounia; cette dernière décrit
Gharouda comme étant «presque une ville, avec des
rues, des automobiles et l’odeur du benzine» (55).
Pour se rendre au Québec, la famille quitte Bir-Barra à
dos d’âne jusqu’à Gharouda, puis en autocar
jusqu’à Beyrouth, où il y a des rues étroites
et bondées, où Dounia se sent accablée. La
famille doit même passer une nuit dans un hôtel au centre-ville
de la capitale libanaise, un établissement situé dans
le quartier de la prostitution bon marché. Puis, du port
de Beyrouth, elle prend le bateau pour traverser la Méditerranée.
En Italie, la famille change de bateau pour traverser l’océan
Atlantique, et pendant un voyage qui dure 20 jours, avec cinq enfants
âgés entre 4 et 12 ans à sa charge, Dounia doute
de ce qui l’attend. Il n’y a rien que de l’eau
et du ciel, donc un espace ouvert et très vaste, qui lui
fait peur, alors, elle se renferme sur elle-même. On le voit,
l’espace physique/géographique de Dounia continue à
prendre de l’expansion (Chaghour, Bir-Barra, Gharouda, Beyrouth,
la Méditerranée, l’océan Atlantique et
enfin le Canada). De fait, le monde devient de plus en plus grand,
tandis que Dounia a l’impression de se faire de plus en plus
petite, voire invisible. Enfin, la famille prend le train à
Halifax, en direction de Montréal, une ville où se
mélangent langues et cultures.
Dans Le bonheur a la queue glissante, de nombreux déplacements
physiques et géographiques affectent les personnages; il
est très difficile pour Dounia de se faire à tous
ces changements:
Pour moi, une maison est une maison. On y habite toute sa
vie. Celle des parents d’abord, puis celle du mari qui devient
notre maison si tout va bien avec le mari. Quand on change de
pays, on doit changer aussi tout ce que l’on connaît
sur la vie. (73)
Pendant environ un an, la famille habite à Sainte-Thérèse,
au-dessus du magasin de la belle-mère de Dounia. Après
une dispute avec celle-ci, la famille est expulsée. Entassée
dans un taxi, elle traverse des petites villes et des villages,
où s’alignent des maisons très éloignées
les unes des autres où règnent l’espace et le
silence. Il fait nuit quand Salim réussit à louer
une maison d’été à Terrebonne, où
il avait loué un magasin deux jours auparavant: «La
maison était grande, humide, presque vide. Une seule ampoule
était restée au plafond de la cuisine» (71).
Bref, ils occupent un commerce sur la rue principale, et un toit
sur la rue Wellington. La maison se définit par le manque:
«une ampoule électrique, un gros poêle à
bois sans bois, une table, deux chaises, pas de verre, pas d’assiette,
un vieux chaudron et une glacière sans glace» (73).
Par la suite, Dounia, Salim et leurs six enfants sont accueillis
par les propriétaires du magasin, M. et Mme Archambault,
qui les laissent habiter la cuisine, le salon et une grande chambre,
un espace somme toute exigu pour deux adultes et six enfants. Or,
pour Dounia, ce n’est pas le manque d’espace physique
(et d’espace intérieur) qui la trouble, ce serait plutôt
le bruit causé par les enfants et par Salim qui hausse la
voix pour les gronder. En outre, Dounia a si peur de déranger
les propriétaires qu’elle tente, autant que possible,
de passer inaperçue, en se faisant invisible et silencieuse.
Comme si cela ne suffisait pas, l’exil langagier dans lequel
se trouve Dounia l’empêche également de communiquer
avec M. et Mme Archambault.
Bientôt, Salim loue une maison qui a trois petites chambres
à coucher, un salon, une cuisine et un sous-sol en ciment
où jouent et courent les enfants sans déranger personne.
Le magasin, même s’il n’est pas détaillé,
occupe une place plutôt importante dans ce roman parce que
c’est le lieu où se circonscrit davantage Salim (et,
par la suite, Abdallah et Samira) pour gagner sa vie. Lorsque Salim
fait ses achats à Montréal, il confie le magasin à
Mme Chevrette (la première vendeuse au magasin), qui apprend
à Dounia des connaissances rudimentaires de la langue française.
La présence de Mme Chevrette ouvre, en quelque sorte, l’espace
jadis restreint de Dounia, pour qui la langue est un tel obstacle
qu’elle ne quitte la maison qu’en compagnie d’un
de ses enfants ou de son mari. Dounia peint Mme Chevrette en ces
mots: «Je n’ai jamais vu personne d’humeur aussi
égale. J’avais oublié qu’il était
possible d’être content de vivre» (79). Cette
présence féminine réconforte Dounia, qui se
sent étrangère, isolée et même déprimée
depuis son mariage et qui ressent son espace limité par la
violence à la fois physique et verbale de son mari. Étant
presque une recluse et habitant psychiquement un espace clos et
noir, Dounia perçoit Mme Chevrette comme un «soleil» qui illumine son univers intérieur. Au lieu de se
renfermer et de se replier davantage sur elle-même, Dounia
retrouve (quoique temporairement) le courage d’explorer à
petits pas ce nouvel espace, surtout quand Salim (qui est très
souvent en colère) n’est pas là. En effet, lorsque
Salim fait ses courses dans la grande ville, «c’est
paisible et doux» (79).
Les affaires de Salim continuent de bien aller, ce qui permet à
la famille de déménager (à chaque fois) dans
de plus belles maisons: «De maison en maison, c’était
de mieux en mieux. Sept maisons en quinze ans» (91). Grâce
à Abdallah et Samira, Salim ouvre un 2e et un 3e magasins.
Mais, pour Dounia, il suffirait d’avoir des rideaux aux fenêtres.
Elle se dit que d’avoir des rideaux, car «c’était
s’installer vraiment, appartenir au pays, être comme
les autres, se sentir chez soi» (ibid.). Tout cela pour dire
que Dounia n’occupe pas sereinement son pays d’accueil.
Même si, avec les années, elle se fait au climat froid
et à des valeurs et des coutumes différentes, elle
ne peut franchir la barrière que constituent le malheur et
la langue. Dounia demeure prisonnière, exilée à
l’intérieur de sa langue maternelle, de son corps et
de sa maison. De fait, depuis qu’elle a immigré au
Canada, elle arpente un espace vaste dans lequel elle ne sait ni
lire, ni écrire, où elle se sent ignorante. Là-bas,
chez son père, il n’y avait pas beaucoup de livres;
ici, elle n’a pas accès à l’espace qui
recèle ces livres. Toutes ces connaissances lui sont interdites
en raison de son analphabétisme.
Toutefois, Dounia n’est pas la seule à se sentir exilée.
Salim, qui cherche à retrouver un chez-soi, voyage régulièrement
entre Montréal, Beyrouth et Bir-Barra. Bientôt, ses
racines l’obligent à rentrer au Liban, après
quinze ans d’absence; Dounia et quatre de ses enfants (Samira,
Samir, Myriam et Kaokab) partent en bateau pour le rejoindre. Ce
voyage paisible laisse Dounia contemplative, l’espace vaste
de la mer et du ciel la comblant désormais. Elle s’inquiète
tout de même de ce nouveau changement, de l’adaptation
inévitable qu’il implique, Dounia commençant
à peine à s’habituer au Canada.
Bien que Salim décrive Beyrouth comme étant le paradis,
le retour au pays d’origine se fait difficilement. Dès
leur arrivée, Dounia et les enfants se sentent agressés
par les odeurs et la cacophonie des bruits et des voix. On y trouve
trop de personnes et peu d’espace à l’intérieur
duquel on peut évaluer:
Le port de Beyrouth au mois de juillet, un avant-goût
de l’enfer. Après le calme du bateau et la beauté
de la mer, la chaleur puante et moite. Nous étouffions.
Je n’avais jamais vu tant de monde, entendu tant de bruits
dans un espace si petit et si sale. (114)
L’espace, qui s’était dilaté au Canada,
se rétrécit alors au Liban. Ceci devient tangible
lorsque la famille s’entasse dans le petit appartement de
leurs cousins, bondé de gens venus pour les accueillir. En
outre, l’espace se restreint davantage, parce qu’il
y a des règles et des cérémonies strictes auxquelles
il faut se soumettre. Cependant, Dounia profite de l’espace
libanais: la langue n’est plus un obstacle, elle peut agir
sans l’aide de personne, elle peut écouter la radio,
regarder la télévision et comprendre. Or, tout cela
n’empêche pas Dounia de se sentir étrangère
au Liban. Son père, ses frères (son frère Moussa,
celui qui l’avait beaucoup aidé pour son voyage au
Canada, est mort) et sa sœur vivent en Argentine, et elle n’a
pas d’amies. De plus, Dounia n’a plus les mêmes
valeurs que les Beyrouthins; son exil géographique a donc
entraîné une forme d’exil social.
Par exemple, au Liban, la notion d’espace privé reste
relative, puisque les voisins viennent souvent prendre un café
à la maison, et qu’ils se montrent à la fois
curieux, indiscrets et cancaniers. Il y a encore une fois un «espace» entre Dounia et les autres. Bref, Dounia et sa famille
ont du mal à s’adapter à leur nouvelle vie,
à leur nouvelle ville, où le maintient des apparences
semble crucial; elle n’en croit pas ses yeux en voyant la
devanture «chic» et l’arrière «délabré» des immeubles de la capitale libanaise.
Désormais une «Américaine» selon les
Libanais, Dounia explique la problématique d’émigration/d’immigration
en quelques mots: «Partir de son village, de son pays, c’est
partir pour la vie» (120). D’ailleurs, comme le précise
Hallvard Dahlie, «[ . . . ] genuine exile is a permanent
condition» (1986: 4). Ainsi, dès leur première
émigration, Dounia et sa famille sont déracinées
et transplantées. Pour Dounia le (dé)-racinement,
la rupture, la solitude, l’emprisonnement physique (dans son
corps de femme sous l’autorité patriarcale; dans la
maison de son père et, par la suite, celle de son mari) et
l’exil intérieur l’habitent dès lors qu’elle
se marie à 18 ans et «immigre» au village de
Salim. En effet, Dounia, qui a perdu sa mère lorsqu’elle
était toute petite, connaît un état d’orpheline
double (ni mère ni pays). Selon Lucie Lequin,
[l’]exil intérieur – la solitude, l’anonymat,
la dérive, voire la folie – et l’exil extérieur
imposé par l’autre, qu’il s’agisse d’une
guerre, de problèmes politiques, d’une simple mise
à l’écart pour des raisons culturelles, sexuelles,
économiques, comportent une dimension spirituelle, intime
et abstraite. (1992: 31)
Comme leurs parents, les enfants de Dounia se retrouvent dans un
état d’exil perpétuel, ne réussissent
pas à reprendre racine et fuyant le Liban pour divers pays:
le Brésil, la France, le Canada, et l’Indonésie.
Quand la guerre civile libanaise éclate en 1975, précise
Dounia, et force «les gens [ . . . ] à fuir, à
s’exiler [ . . . ]» et disperse «des milliers
de familles à travers le monde, pour nous, grâce à
Dieu, ce fut le contraire. Peu à peu, nous nous sommes tous
retrouvés au pays où mes enfants ont grandi»
(121). Par conséquent, après avoir vécu environ
une douzaine d’années au Liban, Dounia retourne au
Canada où elle prend de nouveau racine, après de nombreuses
années d’exil et de mouvance.
L’ESPACE DU PRÉSENT
À l’exil psychologique où le moi est
divisé s’ajoute l’exil au sein de son propre
milieu, de sa propre sphère culturelle et familiale. C’est-à-dire
que l’individu se sent étranger à l’intérieur
de son propre contexte, exclu de son unité première.
(Hafez-Ergaut, 1997: 114)
Dounia Abdallah affecte un retour sur sa vie à l’âge
de 75 ans, sa fille Myriam (l’écrivaine) étant
à l’origine de toutes ces questions qui la font réfléchir
sur son identité, son espace, sa voix et sa vieillesse. Le
«je» de Dounia révèle son espace intérieur,
tel un regard intime. Dans l’espace du souvenir, avant son
mariage, Dounia se voit toute jeune et exubérante, capable
de s’exprimer sans gêne ni honte; dans l’espace
du présent, par contre, elle reste silencieuse, voire muette,
prisonnière de son corps et de sa langue, incapable à
la longue de révéler tous les (mauvais) souvenirs
qui l’ont marquée. Ne pas savoir lire ni écrire
a beaucoup affecté Dounia; parler semble aussi difficile,
parce que c’est «montrer sa petitesse» (30),
sa vulnérabilité. Elle aimerait s’ouvrir mais
elle a perdu cette capacité:
Quelquefois j’aimerais pouvoir parler, avec des mots.
J’ai oublié, avec le temps. Depuis une dizaine d’années,
il m’arrive d’essayer. Ça sort de ma bouche
en boules déjà défaites. J’oublie des
bouts de mots en dedans et personne ne comprend. Même moi,
je trouve que tout est mêlé. (15)
Ici, l’oubli joue un rôle particulier puisqu’il
souligne le passage du temps, les sept décennies que Dounia
a vécues, de même que la vieillesse et la mort imminente.
Il trahit également le sort de l’orpheline sans voix,
qui s’est laissée écraser par le destin, l’orpheline
prisonnière de son corps qui se fait vieux (un corps difficile
à supporter), de son espace physique qui devient de plus
en plus restreint à cause de la vieillesse. Presque immobilisée,
Dounia croit que les autres sont aveugles à sa présence
physique. Lorsqu’elle était plus jeune, elle avait
l’impression d’être invisible, de s’effacer,
de ne pas occuper d’espace. Dorénavant, bien que Dounia
veuille s’effacer de l’espace physique, jusqu’à
un certain point, elle y laisse sa trace, ses pas, dans sa maison
et celles de ses enfants. Il faut aussi noter que Dounia ne change
plus de ville ou de maison comme elle le faisait par le passé.
Maintenant, elle se déplace surtout à pied, tentant
d’agrandir pas à pas son espace, encore borné
par les murs de la maison longtemps son refuge et la langue toujours
une barrière.
L’espace du présent dans Le bonheur a la queue
glissante se démarque par les différentes représentations
symboliques. On constate, dès le premier chapitre, que les
personnages sont réunis pour le dîner dans la demeure
de Samira, la fille aînée. C’est dimanche et
tous sont à la table, où «trône»
Salim. Pendant que ce dernier palabre et gesticule, Dounia écoute
et observe, dans cet espace familial. On a alors droit aux pensées
et aux réflexions de la vieille femme, qui se sent soudain
emportée par la tristesse, en voyant ses six enfants et ses
cinq petits-enfants ensemble pour la dernière fois, peut-être.
Elle parle à ses enfants de l’hospice pour vieillards,
où elle dit qu’ils devront la conduire un jour. En
nommant ce lieu, Dounia énonce toutes les connotations qui
y sont attachées. En résumé, il s’agit
d’une maison dans laquelle on enferme les vieux, surtout quand
ils ne peuvent plus se mouvoir, quand leur corps vieillit, change
et se déforme. L’hospice représente donc la
vieillesse qui s’abat sur le corps et l’espace, autrefois
occupé par la jeunesse:
Des petits bouts de soi s’en vont, aussi distinctement
qu’une petite lumière qui s’éteint.
On le sent, on le voit. Cet étrange corps qui est devenu
le nôtre, chaque fois qu’on réussit à
l’apprivoiser, continue à changer et à se
détériorer jusqu’à la fin. (11)
Dounia, comme d’autres immigrants, a parfois la nostalgie
de son pays d’origine, mais cette nostalgie ne concerne pas
seulement des coutumes et des traditions, elle concerne aussi la
jeunesse.
Quand Dounia séjourne chez ses enfants, elle a l’impression
d’être chez elle, elle peut aller où elle veut
et n’a pas à s’isoler: «Maintenant que
je suis vieille, partout c’est ma place» (81). Elle
fait partie en quelque sorte de la famille: elle cuisine, lave la
vaisselle, regarde par la fenêtre, rumine et rit avec ses
petits-enfants. Parfois Dounia ne fait rien, ce qui est plutôt
rare, elle qui «travaille» dans la cuisine depuis
plus de cinquante ans. La cuisine constitute d’ailleurs un
lieu important pour cette femme. C’est là un lieu «sacré», où Dounia prépare les repas
tous les jours, en discutant avec ses enfants, en particulier Abdallah,
Kaokab et Myriam. Pour eux tous, la cuisine reste un lieu de rencontre,
de discussion et de dégustation. De fait, il s’agit
d’un endroit propice à la conversation, puisque la
mère et l’enfant s’y assoient face à face,
ce qui permet d’aménager un espace intime. En outre,
préparer à manger a toujours fait partie du quotidien
de Dounia; quand elle n’a pas les mots pour s’exprimer,
elle donne de la nourriture, qui est source de bien-être et
de réconfort. Ainsi, pour Dounia, qui compare ses mots à
de la nourriture, mots et mets se confondent. En tant que lieu peu
fréquenté par l’époux, la cuisine est
aussi le refuge de Dounia.
Chez Myriam, par contre, la cuisine n’est pas le seul lieu
d’importance dans la maison. Son bureau, où elle travaille
des heures devant son ordinateur, l’est également.
Ce lieu «fermé», seule la mère, qui
ne fait pas de bruit et qui est silencieuse, peut l’envahir.
D’ailleurs, Dounia se contente de s’y asseoir et de
songer à son passé. Myriam, qui veut écrire
un livre sur sa mère, lui pose des questions afin de la connaître
davantage, de sorte que ces questions obligent Dounia à ne
pas fuir le passé, à l’accueillir, à
partager ses joies et ses peines.
Pour ce faire, Myriam et sa mère se rencontrent deux fois
par semaine pour «travailler»; c’est la première
fois que Dounia «travaille» à l’extérieur
de la maison. Or, Myriam se montre tenace dans ses interrogatoires
et force en quelque sorte sa mère à s’interroger
sur son identité. Entre outres, elle veut tout savoir sur
Abdallah, qui a des troubles mentaux depuis que son père
l’a agressé et blessé son front. Dounia ne peut
pas, ne veut pas partager ce lieu du souvenir avec Myriam. Ce souvenir
semble trop pénible et elle s’efforce de l’oublier.
Mais, bientôt, après avoir gardé le silence
pendant la majeure partie de sa vie, la muette éclate. Elle
refuse de supporter plus longtemps l’exil intérieur
qu’elle s’est imposée: «Tu m’as
vu plier, tout accepter, me taire, est-ce un exemple de vie pour
mes filles? [ . . . ] Un animal en cage, voilà ce que tu
as eu comme mère!» (126).
Si, après quelque temps, Dounia ne se rend plus chez sa
fille, c’est que, comme d’habitude, elle cherche à
s’oublier dans le travail. Toutefois, Dounia ne peut s’empêcher
de revoir les nombreux éclats de colère de Salim,
ni à quel point il l’a maltraitée, ni combien
de fois il a fait du mal à Abdallah. Bref, l’espace
du passé contamine l’espace du présent. Ainsi
Dounia, qui s’est pliée et tue, qui n’a rien
dévoilé, qui a tout enduré au profit des hommes.
Elle se rend compte, en tant que femme d’un pays où
règne l’autorité patriarcale, de sa situation
d’opprimée: «Sans même nous en apercevoir,
notre muselière grandissait à mesure que nous grandissions…» (149). Tout se passe alors comme si l’espace occupé
par les femmes, au lieu de prendre de l’ampleur en vieillissant,
se rétrécissait.
Malheureusement, Dounia n’a pas toujours eu ce regard vers
l’intérieur. Dans l’espace du passé, elle
n’avait pas le temps de penser à tout cela:
Mais peu à peu, au gré des souvenirs –
ainsi va le discours de Dounia, par associations d’idées
avec des événements du passé –, refont
surface les pensées, les émotions, les frustrations
qu’elle confie au lecteur. Et la honte. La honte d’avoir
enduré la violence de Salim, de n’avoir pas répondu
à son père qui l’a humiliée et trahie,
de s’être tue pendant soixante-quinze ans….
(Bordeleau, 1998: 19-20)
Sentant approcher la mort, Dounia se tourne vers son espace intime,
aidée en cela par Myriam. Dounia, qui a tant connu l’exil
physique, extérieur, langagier, psychique, intérieur
et social, se retrouve dans un nouvel exil (le fait d’être
seule) lorsque Salim meurt.
En fait, cette mort est plutôt ironique, car Salim meurt
dans une voiture, un espace fermé qui, d’habitude,
se meut, tout comme Salim était en mouvance. Quant à
Dounia, son corps continue à se détériorer,
la vieillesse la circonscrivant dans un corps immobile, dans un
espace qui se fait de plus en plus petit, c’est-à-dire
un lit à barreaux. En effet, Dounia ne pouvant plus marcher,
elle reste prisonnière de son lit d’hôpital.
La différence, c’est que, maintenant, la muette peut
parler, bien qu’elle ne voie presque plus. Seule et isolée,
elle habite désormais un espace sombre, sans soleil ni espoir,
qui laisse place au rêve, lieu où elle trouve une certaine
sérénité.
Conclusion
Plusieurs espaces et lieux physiques/géographiques sont
évoqués par Dounia dans Le bonheur a la queue
glissante d’Abla Farhoud: le Liban (Chaghour, Bir-Barra,
Gharouda et Beyrouth), le Canada (Halifax, Montréal, Sainte-Thérèse
et Terrebonne), le bateau qui l’emporte d’un exil à
un autre, la mer, l’océan, le train et la maison. Or,
il est clair qu’on ne peut parler d’espace migrant sans
parler d’exil, de rupture, d’aliénation, de dépaysement
et de nostalgie. De plus, on ne peut analyser ce roman sans discuter
de la mémoire (et par conséquent de l’oubli),
donc des lieux du souvenir. Pour Dounia, son émigration du
Liban change complètement sa vie et celle de ses enfants,
et surgissent des questions de langue, d’appartenance, de
transplantation et d’enracinement. Pour Dounia, il faut aussi
apprivoiser un nouvel espace (étranger) alors qu’on
est étranger soi-même: «Quoi qu’il fasse
l’étranger attire des regards» (131). En outre,
le roman interroge les différences entre être étranger
dans le pays d’origine et être étranger en terre
d’accueil, être étranger à une société
ou être étranger au sein même de la famille.
Les thèmes (l’exil extérieur et intérieur,
entre autres) que recèlent ce roman sont nombreux, et reflètent
la tendance des écrivains migrants à discuter de leur
réalité en tant qu’immigrant et exilé.
Au sein de ce nouveau «mouvement» littéraire
dont parlent Lucie Lequin et d’autres critiques québécois,
on retrouve des auteurs migrants qui écrivent de façon
à occuper cet espace exilé, dans une «société
de plus en plus multiculturelle» (Lequin et Verthuy, 1992:
86). L’espace migrant, en fait, c’est l’espace
de la mémoire, un espace représentant le pays d’origine
que l’immigrant tente de recréer, tout cela dans le
but de mieux s’inscrire dans un nouvel espace, d’y habiter,
en quelque sorte. La parole et le silence s’avèrent
d’autres espaces dans Le bonheur a la queue glissante.
Ces espaces, explorés et habités par Dounia (la muette),
elle les partage avec Salim (le conteur), leurs six enfants –
Abdallah, Farid, Samir, Samira, Myriam (l’écrivaine),
Kaokab (la professeure de langues) – et leurs cinq petits-enfants
– Amélie, Julien, Gabriel, Véronique (qui apprend
à Dounia à écrire son nom en français)
et David. Enfin, même si Dounia se révèle incapable
de communiquer verbalement, l’espace entre la vieille femme
traditionnelle et ses enfants (et petits-enfants) modernes n’est
pas un malheur permanent. Il peut disparaître grâce
à un sourire ou un mot, le mot «sitto» (grand-mère),
prononcé par les petits-enfants: «Le meilleur des mots,
un seul» (170).
1Bien qu’il y ait plusieurs expressions
qui décrivent les écrivains d’origine «étrangère», par exemple multiculturel, immigrant,
migrant, transculturel, ethnique et minoritaire, j’utilise
le terme «migrant», parce que je crois qu’il
représente le mieux l’âme en mouvance et en exil
des écrivains, qu’ils aient immigré au Canada
ou qu’ils soient nés de parents issus d’ailleurs.
De plus, le terme «migrant» est utilisé désormais
pour décrire cet espace dans lequel se trouvent les immigrants,
comme les écrivains.
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