Introduction
Souvent, l'étude de l'ensemble de l'Amérique hispanique
est abordée d'une façon globale comme si tous les
pays qui la composent avaient une histoire commune, susceptible
d'être analysée à partir de points de vue généraux.
Si l'on parcourt d'un bout à l'autre les pays hispano-américains,
il est possible de constater qu'ils partagent tous une certaine
problématique à des degrés différents.
Le Mexique, par exemple, reflète l'existence des situations
extrêmes propres aux pays latino-américains: appartenance
à un marché commun avec les États-Unis et le
Canada mais aussi des conditions de pauvreté excessive. En
Amérique centrale, la constante est l'instabilité.
La Colombie connaît l’un des taux de violence les plus
élevés au monde; le Venezuela est soumis à
un gouvernement populiste suite aux crises provoquées par
la chute des prix du pétrole; l’Équateur, en
majorité de population indienne, est touché par une
grave crise politique et économique, et a vu le départ
précipité de trois présidents constitutionnels
en cinq ans. L’Argentine, le Chili, Le Paraguay, ont vécu
des situations qui leur sont propres: forte migration européenne,
(italienne, espagnole et allemande), développement de l'industrie,
établissement des dictatures proches du modèle fasciste,
ce qui a contribué à la perception d’une Amérique
latine militariste et autoritaire. Cependant, un examen plus attentif
du devenir historique de chaque pays permet de constater que les
différents éléments qui formaient l’ancien
empire espagnol américain ont connu un processus évolutif
particulier suivant leurs propres singularités malgré
une ressemblance apparente.
Nous voulons analyser le cas particulier de l'ancienne Nouvelle
Grenade, actuelle Colombie, où les mentalités de l’époque
de la Conquête (XVIe siècle) subsistent
dans bien des comportements et d’attitudes aux portes du XXIe
siècle, engendrant des problèmes profonds sur l’ensemble
de la société colombienne. La survivance des valeurs
du passé, au sein d'une société nouvelle et
isolée, sont à l’origine de caractères
très marqués qui la différencient du reste
des pays latino-américains: la Colombie est connue aujourd’hui
par la violence politique, le trafic de drogues, la forte délinquance
de droit commun, l’affaiblissement de l’État,
les inégalités sociales, etc.
Nous voulons montrer que l’origine de tous ces problèmes,
trouve ses sources dans les institutions et les formes d’organisation
coloniales, issues du mélange des traditions indigènes
et espagnoles. Ces institutions ont eu en Colombie, une évolution
toute particulière, notamment l’institution de l’encomienda
qui a engendré un élément constant, indissociable
et fortement enraciné dans l’imaginaire collectif du
pays: l’exclusion. C’est sur la base d’un système
fortement excluant, qui s’organise la structure sociale, économique
et politique du pays, favorisant les intérêts de certains
groupes et empêchant la mobilité sociale de la grande
majorité de la population, entraînant comme réponse
à cet état de faits, des réactions contestataires
et de fortes oppositions.
En Colombie, il n'y a pas eu une véritable rupture sociale
et idéologique concernant les imaginaires, les mœurs
et les comportements des principales communautés indigènes
mais une fusion avec la tradition institutionnelle ibérique
forgée au Moyen Âge pendant la période de la
Reconquête. Il ne s’agit pas seulement d’un métissage
de sang mais aussi d'institutions, d'habitudes et d'usages.
1. L’encomienda et son incidence sur le devenir
historique de la Colombie
L'encomienda, définie comme la mise à disposition
d’un groupe d’indigènes et de son cacique entre
les mains d’un Espagnol afin que celui-ci leur apprenne la
doctrine chrétienne et les protège, en échange
de quoi il perçoit leurs tributs et peut les utiliser à
son profit comme main d’œuvre gratuite, favorisa le développement
d’une mentalité tout à fait particulière,
qui est à l’origine d’idéaux, de valeurs,
d’attitudes et de comportements qui prévalent dans
l'actuelle société colombienne. La possession d’une
encomienda représente pour l’individu ibérique
non seulement un bénéfice d’ordre économique
mais bien plus. Elle élève l’individu au sommet
de la pyramide sociale, elle lui apporte le prestige, exalte la
puissance individuelle, permet la reconnaissance sociale.
L’encomienda qui trouve ses racines aux temps de
la Reconquête, s'est instaurée en Colombie en s'articulant
aux structures primitives des indigènes américains
mais sans perdre l'essentiel de son esprit. À partir du XVIe
et jusqu'au XVIIIe siècles, l'encomienda
s'est perfectionnée à travers de nombreuses institutions
nouvelles qui sont apparues au fur et à mesure que les conditions
économiques, politiques et sociales se modifiaient mais encore
une fois, sans changer elle-même dans son essence, bien au
contraire, en se renforçant constamment.
Les liens qui s’établissent entre les encomenderos,
les Européens de rang inférieur, les caciques d’Indiens
et les prêtres, sont basés sur des intérêts
communs, mais surtout par la recherche du prestige et de l’autorité
individuelle. Au XVIe siècle, l’encomienda
se consolide comme une association qui procure avant toute chose
le prestige social et la richesse mais surtout le pouvoir. Dans
la Nouvelle Grenade, l’encomienda détermine
la construction de la nouvelle société, fixe ses limites,
organise les systèmes de production de biens et de services
et devient le modèle associatif par excellence. Sur la base
des relations entre le cacique et sa communauté; qui se considéraient
eux-mêmes comme une unité indivisible fondée
sur l’appartenance tribale, linguistique et religieuse; et
le mécanisme socio-économique de l’encomienda,
vont se constituer des liens de loyauté qui permettront à
l’encomienda de conditionner et de régir les
valeurs et les modèles sociaux fondamentaux de la société
coloniale.
1.1. Un Ancien Régime perpétué
Au début du XIXe siècle, le
mouvement indépendantiste et révolutionnaire, qui
signifie pour les autres pays de l'Amérique hispanique des
bouleversements fondamentaux, ne fait en Colombie que renforcer
les anciennes structures politiques et sociales. C'est-à-dire
qu'en Colombie l'indépendance ne représente nullement
un changement mais l'affirmation des mentalités et des structures
qui sont pratiquement les mêmes qu'au XVIe
siècle.
L'établissement d'une république issue des guerres
d'indépendance est en réalité la mise en place
d'un état dont les composantes essentielles sont celles qui
existaient sous la domination espagnole mais affermies sur un socle
d’idéologie libérale et démocratique,
qui rend leur identification encore plus difficile.
A côté du renforcement des structures sociales traditionnelles
coloniales, la classe dirigeante néo-grenadine s'est perpétuée
sans incident dans la nouvelle république. Il n'y a pas eu
de changements sociaux, ce qui permet d'affirmer que c'est la même
aristocratie, existante depuis l'époque de la Conquête,
qui continue à tenir les rênes du pouvoir politique
de la Colombie d'aujourd'hui. Mise à part la permanence des
institutions coloniales et des mentalités ataviques, les
instruments de cette classe dirigeante ont été l'endogamie,
les propriétés foncières, et un conservatisme
social radical, ce qui explique les difficultés qu'a eu la
Colombie à adopter les imaginaires et les valeurs de la modernité
- qui ne sont pas simplement d’ordre économique - car
elle a préféré conserver l'ensemble de ses
traditions socioculturelles même si elle a maintenu un ordre
juridique et politique républicain, démocratique et
libéral.
Cette stagnation de la société colombienne dans
un temps historique dont les éléments sont en constant
conflit avec les tendances propres du monde actuel s'est concrétisée
dans une notion élémentaire mais qui résume
et explique, à la fois, dans une grande mesure, la complexité
de la réalité colombienne: l’exclusion.
2. L’exclusion, l’élément indissociable
de l’histoire du pays
Il s'agit d'un phénomène qui est à la fois
la cause et la conséquence des problèmes qui affectent
la Colombie. Pour bien comprendre l'exclusion, il faut observer
dans la société coloniale le processus social de formation
de mentalités et d’imaginaires, il faut s'arrêter
sur l'analyse de divers facteurs qui ont déterminé
l'ensemble de valeurs et d’attitudes autour desquelles s'est
formé la primitive société coloniale pour trouver
une synthèse des éléments qui ont abouti au
"perfectionnement" d'un système excluant.
L'exclusion n'est pas seulement liée aux éléments
ethniques ou socio-économiques comme on aurait tendance à
l'imaginer; elle est généralisée au point de
devenir un moyen d'organisation sociale à part entière,
auquel il est nécessaire de se soumettre, si l'on veut avoir
une possibilité réelle de mobilité sociale.
L'exclusion est subtilement mais fermement présente dans
chacun des espaces sociaux qui constituent l'ensemble de la nation.
Le système excluant a développé à
travers les siècles une "vertu" fondamentale: la
capacité de s'infiltrer dans tous les segments de la société
et de récréer à leur intérieur sa même
dynamique et ses mêmes règles, autrement dit ses mêmes
valeurs. L'endroit privilégié de l'exclusion est évidemment
la politique où elle se renforce et à partir de laquelle
elle se transmet aux autres secteurs de la société.
Ici, la fidélité la plus aveugle est le seul moyen
de mobilité sociale dans un cadre où ceux qui détiennent
le pouvoir ne sont pas prêts à partager leurs privilèges.
L'exclusion est aussi la règle dans les casernes militaires
où les officiers haut placés sont les seuls à
décider du sort de leurs subalternes et de leur avancement.
L’Église a joué un rôle essentiel dans
la conformation de la mentalité excluante puisque d'un côté
elle a toujours soutenue la tradition conservatrice hispanique est
d'un autre, elle a contribué à justifier les inégalités
sociales et le maintien d'un ordre supérieur sans appel.
Les milieux des affaires ne se régissent pas non plus par
les lois du marché de type capitaliste mais par la proximité
au pouvoir et la capacité à obtenir des faveurs de
l’État, circonstance qui laisse une marge très
étroite aux entreprises qui ne jouissent pas des mêmes
privilèges. Les universités publiques et les intellectuels,
reproduisent fidèlement les attitudes excluantes qui proviennent
des groupes de pouvoir. Les décisions sont prises dans des
conciliabules où les protagonistes sont extrêmement
jaloux de leurs prérogatives et de leur statuts. Ici, les
mérites académiques ne sont pas indispensables et
moins encore un critère de sélection ou de réussite,
ce qui a une valeur déterminante, c'est la capacité
à montrer une loyauté sans faille et une attitude
servile inconditionnelle.
Paradoxalement, l'exclusion n'épargne pas le comportement
des mouvements de gauche ni les organisations révolutionnaires
qui adoptent les mêmes comportements qu'ils disent combattre.
Un exemple surprenant est celui des syndicats. Ceux-ci se sont constitués
en une classe privilégiée, presque aristocratique,
extrêmement violente dans la défense de ses "conquêtes",
mais également agressive lorsqu'il s'agit d'empêcher
l'élargissement de ses privilèges aux nouveaux arrivants.
Il ne faut pas oublier que cette aristocratie syndicale ne constitue
qu'un pourcentage très faible des travailleurs colombiens.
Ces exemples n'épuisent pas la totalité du sujet,
ce qui nous conduit à définir d’autres expressions
plus nuancées sous lesquelles se manifeste encore l'exclusion.
L'exclusion se cache derrière les attitudes de fatalisme
et de pessimisme généralisées propres à
la société colombienne; elle est présente dans
les archétypes désormais consacrés du colombien,
réduit à l'image d'un fourbe potentiel et vu par autrui
comme un véritable danger.
L’exclusion est présente aussi bien dans les domaines
politique et économique que dans la publicité, les
arts ou les sciences.
2.1. La violence comme réponse au phénomène
excluant
L'exclusion a des conséquences très négatives
qui incident de façon directe et profonde dans la vie quotidienne
du pays, l’une d’elles parmi tant d’autres, est
la violence. L’exclusion a eu comme résultat l’apparition
d’une grande variété de forces opposées
à l’établissement d’un État fort
et efficace.
L’exclusion est à l’origine directe de l’apparition
des guérillas, qui ne sont nullement un phénomène
récent, ni le fruit des mouvements socialistes des années
soixante. Elle a favorisé le morcellement du pays en nombreuses
"souverainetés" gérées et administrées
par les groupes insurgés. Depuis 1982, la forte influence
des mouvements guérilleros, notamment des Forces Armées
Révolutionnaires de Colombie (F.A.R.C.) et l’armée
de Libération Nationale (E.L.N) n’a cessé de
s’accroître. En 1998, plus de la moitié des municipalités
du pays – soit près de cinq cents - étaient
sous l’influence directe des forces subversives qui perçoivent
de rentrées équivalantes à un million de dollars
par jour, produit de leurs activités illicites.
Le phénomène de la subversion a entraîné
l’apparition de groupes d’extrême droite destinés
à la combattre; ceux-ci se sont caractérisés
par une violence beaucoup plus aiguë. Ils utilisent l’intimidation,
les massacres et le déplacement des populations.
Parallèlement à ces facteurs extraordinaires, il y
a aussi un essor sensible des formes de criminalité les plus
poussées: les assassinats, les vols, les attentats et les
enlèvements – qui affectent toutes les couches sociales
et qui sont les manifestations les plus perverses de la délinquance
de droit commun - mettent en évidence la profonde crise que
vit la Colombie.
L’exclusion économique dont sont victimes plusieurs
régions du pays et leurs habitants, liée aux phénomènes
traditionnels d’insurrection, a favorisé l’apparition
d’un autre danger qui menace de manière très
grave la stabilité de l’État. Il s’agit
de la production et du trafic de drogue. A partir des années
quatre vingt, l’existence en Colombie de cartels chargés
de la commercialisation de stupéfiants, fortement organisés
et avec une capacité réelle d’affronter l’État,
eut comme effet l’infiltration de l’argent issu de ce
négoce illégal dans tous les secteurs de la société
colombienne.
Les nombreux liens qui unissent les hautes figures politiques
aux chefs des cartels, la réduction de la production de feuilles
de coca par la Bolivie et le Pérou au profit de la Colombie
et la montée de l’exportation d’héroïne,
qui était auparavant du domaine exclusif des pays du sud-est
asiatique, ont fait de la Colombie un pays devenu synonyme de l’alliance
entre la société et l’argent issu de la drogue.
Mis à part l’ensemble des formes les plus aiguës
de violence d’autres manifestations du malaise provenant de
l’exclusion viennent s’ajouter à la crise colombienne: la corruption, qui a atteint les plus hautes sphères du
système politique; le sous-développement économique
et un système industriel qui, même s'il est supérieur
à ceux de ses voisins les plus proches, ne s’appuie
pas sur la compétence et la modernisation, mais sur la protection
de l’État; l’abandon et l’oubli d’immenses
régions, livrées à elles-mêmes ou aux
acteurs du conflit armé qui y établissent et y appliquent
leurs lois. Les effets de l’exclusion sur le système
éducatif, ont contribué à la persistance d’un
niveau scolaire très bas et à un développement
très limité de la recherche scientifique.
Finalement, l’exclusion apparaît comme l’une
des réalités qui a le plus d’incidence sur la
construction de la société colombienne; mais ce ne
sont que les manifestations de cette exclusion: violence, pauvreté,
sous-développement, corruption, etc., qu’on a voulu
identifier comme les responsables de la crise qui subit le pays.
Conclusion
L'un des aspects les plus originaux de la Colombie, est sa résistance
à la modernité et son attachement aux idées
forgées il y a plus de cinq siècles. En dépit
d’un effort de développement économique, d’une
urbanisation croissante et de l’utilisation très marginale
des technologies de pointe, les représentations et les imaginaires
mentaux de la plus grande partie des Colombiens restent inspirés
du passé. Cet anachronisme culturel permet de distinguer
la Colombie des autres pays latino-américains. Le système
excluant construit pendant plusieurs siècles en Colombie
s’infiltre dans tous les secteurs de la société
et se reproduit constamment en recréant sa même dynamique
et ses mêmes règles dans l’ensemble des sous-systèmes
politiques, économiques, sociaux, éducatifs, de santé,
etc.
Les représentations collectives ataviques sont en elles-mêmes
fortement excluantes et la hiérarchisation, voir l’inégalité
sociale ne peuvent que s’intensifier. La dynamique excluante
est vécue même à l’intérieur des
groupes qui se sont constitués pour la combattre, car ils
intègrent malgré eux, ses mêmes modèles.
L’exclusion, naturellement exercée comme forme d’organisation
sociale et comme socle des structures traditionnelles, empêche
la formation en Colombie d’un état-nation. Cependant,
ce pays refuse d’accepter le changement et persiste à
s’accrocher avec force et ténacité à
son imaginaire séculaire.
La genèse de l’exclusion en Colombie est le produit
de l’hybridation des valeurs de l’Espagne reconquérante
et des formes d’organisation sociale indigène qui a
eu lieu lors de la Conquête. Cette hybridation s’est
développée à travers d’institutions précises
telles que l’encomienda qui, depuis près de
cinq siècles, forgent la singularité de la Colombie
moderne. |