En cette fin d’année 2002
nous avons bien évidemment une pensée pour ceux qui
ont subi il y a juste cent ans la Nuée
ardente1 à Saint-Pierre
de la Martinique. Plus encore nous tenons à rendre un hommage
appuyé à ce Martiniquais mort en Guadeloupe il y a
maintenant 200 ans: Louis Delgrès. Cet officier noir de la
Révolution a préféré se faire exploser,
lui, sa faible troupe et ses assaillants plutôt que de devoir
accepter le rétablissement de l’esclavage. Avant cela
il avait lancé une Proclamation
qui résonne encore aujourd’hui: La liberté n’est
pas à vendre dit-il ! Aujourd’hui encore la mémoire
de cet homme nous est précieuse.
Identité et histoire se sont longtemps ignorées à
La Réunion. L’identité était considérée
comme de l’ethnologie et donc une discipline inutile dans
un département français. L’histoire était
marquée par une vision hégélienne où
l’accomplissement de l’Etat signait la fin des identités
particulières. Alors l’histoire s’occupait de
l’institutionnel tandis que l’identité était
une affaire sacrée: chacun chez soi !
Il a fallu que se dessine la revendication de la créolité
pour que l’histoire soit sollicitée dans différentes
directions. Ce nouveau paradigme impose en effet aux historiens
des réponses radicalement différentes suivant les
options choisies:
- les «éradicateurs»2
se contentent très bien d’une histoire ne prenant
en compte que les évolutions statutaires et qui n’a
pas beaucoup bougée finalement depuis André Scherer;3
- les encenseurs que
l’on a pris l’habitude (les tics de langages ayant
du sens) d’appeler les partisans de la créolie qui
ont des problèmes avec l’histoire et où l’on
trouve des partisans de la culture de l’oubli;
- les bâtisseurs
dont certains se méfient par instinct d’un passé
qu’ils connaissent comme étant explosif mais qui
adhèrent de plus en plus à une conception de l’histoire
comme réparation des crimes du passé et comme construction
de la créolité.
Les éradicateurs: l’histoire est finie?
L’actualité offre malheureusement un magnifique exemple
d’abolitionnisme identitaire en acte. La séance du
mercredi 27 novembre 2002 à l’Assemblée nationale
était consacrée à l’ «organisation
décentralisée de la République». Le député
maire de Saint-Denis proposa un amendement visant à supprimer
de la Constitution la notion de peuple d’outre-mer. Voici
un extrait de son intervention:
«De l’universalité du peuple français
doivent naturellement faire partie les citoyens français
résidant dans les collectivités d’outre-mer,
auxquels on ne saurait reconnaître la qualité de
peuples distincts du peuple français sans danger pour l’unité
de la République. (…) Il est temps de mettre fin
à cette discrimination constitutionnelle entre citoyens
français.»
On devine bien dans une telle perspective comment peut être
utilisée l’histoire de la République, «l’histoire
de France». Et on reste confondu qu’un ministre puisse
qualifier une telle proposition d’ «historique».4
Rose-May Nicole dans son roman Laetitia
montre très bien comment dans ces conditions peut se dérouler
une leçon:
«Les leçons d’histoire pour lesquelles
l’institutrice montrait le plus grand intérêt,
s’abattaient sur eux, entremêlées de dates
et de personnages tombés du ciel. Le couronnement de Charlemagne,
la défaite de François Ier, les exploits héroïques
de Jeanne d’Arc, Crécy, Poitiers, Rocroi, les laissaient
indifférents ; ils avalaient malgré eux les rengaines
de Laetitia, au goût vomitif d’huile de ricin.»5
On sait que René-Paul Victoria est un ancien instituteur.
A-t-il comme Laetitia fait une fixation sur le «blanc»?
«Au collège, Laetitia Fidélis menait
une vie de psittacisme, avalant et répétant de son
mieux ce qu’on y enseignait sans le moindre commentaire.
Comme ses camarades, elle apprenait tout par cœur mais surtout
s’ingéniait à ressembler à l’inoubliable
et vénérée Madame Coubert.»6
Une telle attitude autophage de René-Paul Victoria révèle
une utilisation perverse de l’abolitionnisme selon laquelle
il faudrait se dissoudre dans la culture de l’autre. Mais
un moi qui s’est liquéfié ne peut plus bien
sûr y contenir l’autre. La personnalité ne tient
debout qu’en suivant un modèle et en instituant une
relation de dépendance. Sa position révèle
un manque de confiance totale envers son pays et son histoire. L’absence
de réactions à La Réunion traduit un déficit
fort de créolité malgré ce que l’on peut
entendre ci et là.
Les encenseurs: la méfiance envers l’histoire
L’histoire en pays créole est-elle dangereuse, bonne
à remiser au placard aux horreurs? On pourrait faire un florilège
des réactions de rejet et cela à tous les âges,
de la Primaire à l’Université. Cette science
humaine aurait-elle pour effet d’ouvrir la boîte à
malices des mémoires revanchardes? En définitive cette
discipline n’est-elle pas l’apanage des nations assises
sur leurs archives écrites et leur tradition d’Etat?
Beaucoup de formules esquivent l’histoire. Pour Monique
Séverin nous serions une fleur poussée sur un tas
de fumier.7 Boris Gamaleya cache un
radicalisme volcanique derrière un hermétisme opaque.
Et Gilbert Aubry explique que la créolie «prétend
contribuer à porter au grand jour une conscience collective
réunionnaise qui est celle du peuple réunionnais.8
» Ce qui signifie bien que cette conscience est déjà
construite. Rideau !
Sommes-nous le résultat du « miracle créole
»? Cette expression est apparue autour du 150° anniversaire
de l’abolition de l’esclavage à La Réunion.
Elle fut défendue par Mario Serviable puis par Sudel Fuma.
Mais quelle est sa consistance historique en dehors du souhait de
ses auteurs? Ne retrouve-t-on pas plutôt une position d’esquive
souvent adoptée par les chantres de la créolie où
la poésie sert de dérobade.
Cette position n’est tenable que parce que les historiens
de la place s’en confortent. «L’identité
c’est une mauvaise problématique!» entend-on
dans les séminaires de recherche. «Sois belle et tais-toi
!»? Ici l’histoire est importée clef en main
(de l’Union européenne bien sûr !). A une liste
déjà longue où l’on trouvait entre autres
«l’affaire Dreyfus», «la Guerre Mondiale
», etc., il faut maintenant rajouter les dernières
problématiques de la fac.: «le Front Populaire»,
«les Années Soixante»… Et bientôt
peut-être une Histoire du Temps Présent à contre-emploi
où l’on prend bien soin de gommer tous les effets,
toutes les traces du temps long.9
Cette histoire-là qui construit délibérément
un objet nationalement correct est coloniale parce qu’elle
participe à l’écrasement culturel, au déni
de mémoire.10 Il est normal
qu’en réaction se soient développées
des histoires-mémoires. Mais dans ce pays de secret et de
violence (symbolique et réelle), les mémoires ne s’entendent
pas entre elles. Et comment les faire communiquer du moment qu’elles
sont sacralisées? C’est pourquoi Christian Barat crie
casse-cou:
«La créolisation permet aujourd’hui aux
Réunionnais de vivre ensemble dans une relative harmonie
culturelle. La Réunion peut encore être idéalement
définie île-carrefour où des personnalités
singulières interprètent le pluriel de la culture.
Un symbole fort. Les Réunionnais auront-ils la sagesse
de maintenir cette harmonie ou inventeront-ils de nouvelles formes
de racisme qui les pousseront à s’entre-déchirer
dans une guerre des cultures?»11
Après le chantage au largage, le chantage à l’ancrage?
Ne faut-il pas s’interroger quand un universitaire fait l’éloge
de l’ignorance? A trop vanter une créolité imparfaite
voire oppressante pour beaucoup12,
on court le risque de voir les Kaf grossir les rangs des
abolitionnistes voire fuir dans toute autre direction.
Les bâtisseurs de la créolité: l’histoire
en héritage.
Retourner dans le passé de l’île conduit certainement
à briser certaines images d'Epinal. Mais quelle est donc
cette identité construite dans les sables de l'imaginaire?
Sans doute plus dérangeante encore, l’histoire oblige
à quitter une posture narcissique pour interroger chacun
dans ses choix. Difficile en effet d’échapper à
la question coloniale qui voit le peuple qu’évoquait
Monseigneur (voir plus haut) se scinder entre colons et colonisés,
avec les coloniaux en plus.
L’histoire est d’autant plus corrosive qu’il
y a ici une continuité quasi permanente de la colonisation
et que maintes Institutions et personnes morales ont été
fondées au temps de l’esclavage sans pour autant qu’elles
se sentent concernées le moins du monde par le travail de
mémoire. Citons l’Eglise, la Justice, la Banque, la
Ville, l’Industrie, le Foncier…
Comment construire un pays citoyen? Nous disons, et c’est
un engagement fort, que ça ne peut pas être dans l’ignorance
et la dépendance. Nous pensons que si l’histoire nous
a légué cet héritage, c’est dans ce passé
que nous devrions trouver les ressorts de notre action aujourd’hui.
L’histoire n’est pas monochrome. Il faut partir à
la recherche des créolisations (l’attachement à
cette terre), des marronages, des métissages à toutes
les époques. Faisons-le sans idées préconçues
sans vouloir à toute force y voir la Révolution française13
ou une libération nationale comme en Haïti. C’est
l’écriture de cette histoire-là qui permettra
de mettre à jour notre patrimoine commun. Car il convient
de le réaffirmer: Notre histoire a été enterrée.
Il y a eu, et il se manifeste encore, une véritable volonté
d’enfouir la mémoire, de détruire les traces
du passé. Face à l’histoire certains se trouvent
des «présumés»14
c’est-à-dire dénués de toute identité.
C’est pour répondre à cette situation que huit
associations se sont regroupées pour intégrer le programme
de l’UNESCO intitulé «La Route de l’Esclave
».15 Il s’agit de se donner
les moyens d’amplifier le travail de mémoire qui n’en
est qu’à ses débuts et qui nécessite
de gros moyens. L’exemple mauricien est là pour nous
montrer en grandeur nature la voie à suivre, «lo
somin la limièr».16
Il faut déterrer l’histoire pour construire la créolité.
«C’est dans les pierres, dans les arbres, dans les
escarpements, les ravines, partout où nos anciens sont passés
qu’il faudra dénicher la mémoire qui sommeille.»17
Notre histoire réunionnaise ressemble à un poème
de Carpanin Marimoutou: elle dénote, elle détonne.
Elle dékap.net18,
elle Kaf en tôle19.
Plus qu’irrévérencieuse elle est provocante.
Elle est ce gigantesque kabar auquel nous voudrions convier
la population. Nous pourrions y dire:
«Voilà pour nous la seule façon d’arriver
à une réconciliation: Que les descendants des esclaves
avec les descendants de maîtres se retrouvent ensemble et
commencent point par point à rouvrir le dossier de l’esclavage.
C’est le prix que le peuple réunionnais doit payer
pour parvenir à son unité, pour se construire, uni
autour d’une même vérité, uni autour
d’une même nécessité.»20
Josette Falope nous disait que ce travail de deuil avait été
accompli depuis longtemps aux Antilles. Ici la guerre des ombres
continue. Tous les Mémoriaux érigés depuis
le 150° ont été profanés: tagués,
renversés, brisés, incendiés… Une chose
est frappante: on s’attaque aux noms des affranchis de 1848
comme si l’on voulait détruire une réalité.
J’avoue qu’en faisant visiter le Mémorial de
Saint-Denis à Christiane Taubira j’avais trop honte.21
Construire le passé pour donner un sens à l’Ile
ne peut pas se faire sans résoudre le problème laissé
par tous ces esclaves morts laissés sans sépultures.
Bien sûr nous ne sommes pas les premiers à nous en
préoccuper. Le cas de «granmèr Kal
» est intéressant. Cette âme errante réputée
s’en prendre la nuit aux enfants: qu’est-ce qui pourrait
bien l’apaiser? L’étude de Rose-May Nicole nous
paraît pertinente. Voici brièvement ses conclusions:
«Cette sépulture donnée à Kalla
est une démonstration du devoir des Blancs d’associer
les Noirs à leur famille et à leur histoire.22
(…) Il semble (…) que la légende soit un stratagème
utilisé pour mettre fin à l’angoisse des grandes
familles et à leur peur de vengeance.»23
Conclusion.
Ce rapide tour d’horizon a permis de montrer, nous semble-t-il,
comment l’intervention de l’histoire dans la question
identitaire a contribué à clarifier les choses. Avec
Joseph Ki-Zerbo nous sommes intimement persuadés que:
«Vivre sans histoire, c’est être une épave
ou porter les racines d’autrui. C’est renoncer à
être soi-même racine pour d’autres qui sont
en aval. C’est dans la marée de l’évolution
humaine, accepter le rôle anonyme de plancton de protozoaire.
»24
L’actuel « harmonie » tant vantée entre
les communautés est bien silencieuse. Il n'y a pas de fausse
note tant que le créole est bâillonné, pas de
faux pas tant que les gens vivent dans la crainte et dans la honte.
On développe l’ANPE, l’ASSEDIC, les bureaux du
loto, en attendant de construire un hippodrome. Mais pardon: on
ne parle pas la bouche pleine ! Chacun constate jour après
jour combien la société se délite. En réalité,
tout ce béton qui a été coulé sur nos
ancêtres disparus a pu créer un monde de déni,
de secret. Mais la résistance, cette force de survie léguée
par les anciens, a permis à la mémoire de survivre.
C’est pourquoi, à la suite d’un Jorge Amado,
l’histoire se rehausserait en rendant à sa part kaf
toute la place qu’elle mérite:
«C’est aux noirs que nous devons quelques-unes
de nos caractéristiques populaires les plus puissantes,
comme notre capacité à résister à
la misère et à l’oppression, à survivre
aux conditions les plus dures et les plus adverses, à vivre
et à aimer la vie.»25
C’est pourquoi nous restons optimistes et nous parions sur
les retrouvailles tellement nécessaires entre la mémoire
et la production culturelle, entre fénwar é féklèr,
entre histoire et créolité. |