De Chronique des sept misères
à Texaco, la tendresse, la dureté, lâpreté,
la résistance et la vie se côtoient dans une parole
qui traverse les temps avec autant de courage que le peuple qui
lassume. Si elle est difficile, cela ne vient pas du fait
quelle multiplie les registres langagiers et les équations
existentielles, mais plutôt du fait quelle énonce
les vérités enfouies de notre modernité.
1. Nuit blanche:
Depuis le début des années 80, la littérature
antillaise a réussi à trouver sa spécificité.
Elle est enfin parvenue à sortir des idéologies nationalistes
et raciales pour devenir réellement ce que Régis Antoine
appelle, dans La littérature franco-antillaise (Karthala,
1992), une «entreprise collective de recherche anthropologique».
Comment situer votre uvre par rapport à cette anthropologie
critique?
Patrick Chamoiseau:
La littérature antillaise actuelle ne se présente
plus comme une contestation de la colonisation, comme la revendication
dune humanité noire ou comme une valorisation de lespace
africain. Nous sommes bien loin de René Maran. Nous échappons
aujourdhui aux grandes oppositions de la pensée occidentale
et nous essayons de comprendre comment fonctionne le monde antillais.
Nous relevons à la fois de lAfrique, de lEurope,
de lInde et de lAsie. Notre identité et notre
culture doivent donc être envisagées sous des modalités
dialogiques et paradoxales qui relèvent du métissage.
Il faut comprendre les mécanismes de solidarité conflictuelle,
car il ny a pas eu de synthèse harmonieuse mais, à
toute époque, une sorte de différenciation ouverte.
Notre problématique est donc celle du multiculturel, du transculturel
et du multilinguisme, problématique très contemporaine
et très moderne.
La pensée et luvre dÉdouard
Glissant ont été capitales dans la prise de conscience
de cette réalité. Derrière Glissant, il y a
Raphaël Confiant, Jean Bernabé, Ernest Pépin,
quelques autres et moi-même. En fait, nous ne sommes pas très
nombreux. Il y a aussi Daniel Maximin et Maryse Condé qui,
même sils se réfèrent à dautres
cultures, infléchissent leur discours vers des phénomènes
de créolisation. Même sils rejettent le terme
de «créolité», la mosaïque et la
«relation» définies par Glissant résonnent
dans leurs textes.
2. Quelle distinction faites-vous entre
le multiculturel et le transculturel?
P.C.: Dans le multiculturel,
on a la présence dans un même espace de plusieurs imaginaires,
alors que, dans le transculturel, on a une corrélation, une
inter-rétro-réaction aux différents imaginaires.
On peut donc avoir dans un espace un processus de multiculturalité
juxtaposé, et on peut également avoir un espace et
des mécanismes de transculturalité dans lesquels une
culture est mise en relation ouverte et active, est affectée,
infectée, inquiétée, modifiée, conditionnée
par lautre. On trouve tous ces mécanismes dans les
espaces de lAmérique des plantations, dans la Caraïbe
et, bref, dans tous les espaces où il y a eu créolisation.
Pour pouvoir actuellement envisager les grands espaces contemporains,
il faut poser les termes de la multiculturalité, de la transculturalité
et du multilinguisme Cest avec ces trois éléments
quon peut essayer daborder la réalité
complexe des sociétés humaines daujourdhui.
3. On utilise aujourdhui
la notion de métissage à toutes les sauces. Comment
considérez-vous que vos textes, et Texaco en particulier,
permettent déchapper à la notion de métissage
simplement posée comme échappée dialogique
du monologisme? Comment sortir de cette dichotomie?
P.C.: Je crois que ce
quil faut retenir dans Texaco, cest ce que jappelle
limaginaire de la diversité. Cet imaginaire implique
plusieurs choses. Dabord le caractère mosaïque
de cet imaginaire. Il y a plusieurs traces, plusieurs bribes, plusieurs
parfums dimaginaires qui sont mis en relation, non de manière
harmonieuse, mais de manière paradoxale et conflictuelle.
Deuxièmement, il faut comprendre quil ny a pas
eu de synthèse dans le processus de la créolisation
que nous avons connu. On conçoit très souvent le métissage
comme un processus dans lequel un terme B sajoute au terme
A et produit une synthèse plus harmonieuse. Or, un examen
attentif des sociétés créoles de lAmérique
des plantations montre que les communautés békées,
noires, blanches, syro-libanaises, etc., sont restées relativement
closes du fait des oppositions historiques, économiques,
raciales et culturelles. Mais les enveloppes elles-mêmes ne
sont pas closes, elles sont même plutôt poreuses. Cest
un peu comme la frontière dun pays. La frontière,
cest ce qui ferme et ce qui ouvre en même temps. On
saperçoit que toutes ces communautés, toutes
ces entités anthropologiques, baignent dans un liquide amniotique
commun qui est le fait créole.
4. Cest un peu le rhizome de Deleuze.
P.C.: Exactement. La racine
unique sest dissoute et a fait place à la racine rhizomatique.
Nous relevons de plusieurs sociétés. Comment mobiliser
tout cela, comment mettre tout cela en convergence harmonieuse,
comment ne rien perdre de cette richesse-là, cest ce
que jessaie de faire. Dans Texaco, ce travail sexprime
de deux manières, même sil y a en fait mille
manières. Cela sexprime dabord du côté
de lhistoire. Nous rejetons lHistoire avec un grand
H qui est lhistoire coloniale pour entrer dans la mécanique
des histoires. Et les histoires nous permettent de conserver limaginaire
de la diversité. La diversité est préservée
si on entre dans un processus de relations historiques où
toutes les histoires sont tirées comme des petits fils. Dans
Texaco, il y a une multitude de petits fils.
Parcours de luvre et créolité
5. Comment alors situer Texaco
par rapport aux romans précédents?
P.C.: De la Chronique
des sept misères à Texaco en passant par
Solibo magnifique, on a une boucle à peu près
complète. Il me faudra maintenant passer à autre chose.
Mais jai appris, en écrivant Texaco, non seulement
quil y aurait plusieurs petits fils historiques, mais aussi
que la temporalité nétait pas la même
pour chaque fil. Chaque communauté a son temps. Et on saperçoit
quil ny a pas de temps linéaire dans la créolisation
qui serait le même pour tous. On a plutôt une temporalité
chaotique. À la limite, pour avoir une idée du temps
dans le phénomène de créolisation, il faudrait
se référer à la notion de rythme. Il faudrait
écouter un concert de tambours pour comprendre un peu comment
cela a pu fonctionner. Lidée du rythme est une idée
fondamentale pour comprendre le processus de créolisation.
Le deuxième exemple que je veux mentionner,
cest celui de la langue. Lorsque je suis en langue française,
du coup je ne suis pas dans une langue atavique. Cette langue devient
une langue qui na plus les mêmes certitudes, qui sait
que toutes les autres langues existent et qui sait notamment quelle
doit vivre sa proximité avec la langue créole. Ce
qui fait une langue tremblante disponible pour toutes les langues
du monde. Ce nest plus la langue de lécrivain
sûr de lui-même, pris dans sa culture, pris dans sa
logique académique et qui travaille dans une langue close.
Au contraire, ma langue est ouverte et me permet de savoir que toutes
les langues du monde existent et que chaque mot, chaque phrase pourraient
être utilisés de mille manières. Lécrivain
éprouve désormais cette souffrance de ne pas parler
toutes les langues du monde et de ne pas pouvoir les mobiliser.
Du coup, le langage de limaginaire de la diversité
apparaît.
6. Quelle est la trame commune de vos
romans?
P.C.: Tous mes romans sont
des romans du nous dans lesquels il ny a pas dindividualité
de type occidental. Même le je du personnage de Marie-Sophie
Laborieux dans Texaco se mêle au je du quartier. Beaucoup
de critiques nont pas vu que le quartier Texaco est un personnage.
Le nom secret de Marie-Sophie Laborieux est dailleurs le nom
du quartier. Il y a donc une dimension anthropomorphique du côté
de Marie-Sophie et une dimension non anthropomorphique du côté
du quartier. Lindividualité de Marie-Sophie Laborieux
saffirme à mesure que la genèse et la généalogie
du quartier sont affectées par les matériaux, les
mythes, etc.
7. On a décrit votre roman comme
une épopée créole et même une épopée
créole en français. Cela me semble un peu rapide,
surtout que la fonction de lépopée varie selon
les cultures, les peuples et les époques et quelle
ne saurait être considérée comme le simple produit
dun peuple. Il me semble que Texaco, loin de constituer une
épopée, élimine plutôt toute prétention
à lépopée du monde antillais.
P.C.: Il y a un endroit
dans Texaco où Ti-Cirique lHaïtien dit
que la Caraïbe demande un Cervantès qui aurait lu Joyce.
Je crois que cest un peu cela. Ce nest donc pas lépopée
qui définit une communauté atavique avec un mythe
fondateur, une genèse ou une légitimité sur
le sol.
8. Il ny a donc pas de légitimité
territoriale.
P.C.: En effet. Dans la
créolisation, le territoire nexiste pas. Et même
dans Texaco, les gens disent que le sol est libre sous les maisons.
En fait, le territoire fait place à la terre. À la
limite, il faudrait savoir comment définir la trajectoire
de lerrant. Il y a la trajectoire du découvreur qui
est la trajectoire dun projectile, comme lexplique bien
Édouard Glissant dans Poétique de la relation.
Le découvreur a un but précis, il prend et il ferme.
Il y a ensuite la trajectoire du voyageur dans laquelle il y a déjà
le sentiment de la diversité. Mais le voyageur reste directement
relié à son propre centre et cest à partir
de ce centre quil définit des exotismes et des étrangetés.
Et il y a la poétique de lerrance. Lerrant est
celui qui a un lieu, mais ce lieu nest plus un centre.
9. Cest le mitan.
P.C.: Voilà. Cest un peu comme
la soif de diversité de Victor Segalen et qui nétait
pas une soif conquérante, qui nétait pas une
soif dominatrice. Et sil fallait dans son cas parler dépopée,
ce serait lépopée de lerrance, cest-à-dire
cette sorte de disponibilité pour la liberté du monde,
une sorte daspiration inatteignable à vivre toutes
les altérités du monde. Voilà un peu à
partir de quoi il faut comprendre la trajectoire de Texaco
qui est une errance intérieure. Jessaie de voir toute
la diversité intérieure, celle qui reste ouverte,
qui ne fonde pas le territoire, qui ne forme pas de racine unique,
qui ne fonde pas une histoire, une langue, mais qui semble se déployer
en faisceaux.
10. Éloge de la créolité,
que vous avez rédigé avec vos amis le grammairien
Jean Bernabé et lécrivain Raphaël Confiant,
ne se déploie-t-il pas en quelque sorte en creux à
lintérieur ou entre les strates de Texaco?
P.C.: Je pense que le texte
de Éloge de la créolité est moins fermé
et moins dirigiste quon ne le pense. Il sagit en fait
dune sorte de cadre esthétique qui fournit quelques
balises dans la nuit. Ce nest pas un manifeste. En Martinique,
on nous a très souvent accusés de vouloir régenter
la création et dêtre des commandeurs de lesprit,
alors que nous avons simplement voulu dire quels étaient
nos repères, nos intentions. Et à partir de là,
quest-ce que je fais lorsque jécris? Le sentiment
qui me vient le plus souvent lorsque jécris, cest
lémotion. Lémotion me permet de vivre
les choses dans la complexité que jai définie
et que je pressens. Je sens quil ne faut plus fermer les choses,
quil faut faire des différenciations de manière
très ouverte. Je sais que le lieu nest pas généralisable,
comme le dit Glissant, et que sil faut rester dans son lieu,
cest en restant ouvert à toutes les diversités
du monde. Cest ce cadre très général
que nous avons essayé de définir dans Éloge
de la créolité. Ceci étant, le reste cest
laccident artistique, cest la magie, cest le mystère,
cest tout ce que lon apprend. Avec Texaco, jai
par exemple appris que les temporalités nétaient
pas les mêmes selon les communautés. Jai découvert
que la trajectoire historique des Noirs disparaît des livres
dhistoire parce quil ny a pas de documents. Les
historiens antillais fonctionnent beaucoup avec les documents à
la manière des Occidentaux. Alors, jai appris que les
Noirs étaient montés dans les mornes et que cest
là quils avaient appris à construire des maisons
dans des endroits impossibles. On narrive pas à comprendre
les maisons que lon retrouve à Fort-de-France sur des
falaises et dans des marécages, si on nessaie pas de
suivre les Noirs. Et on ne comprend pas, en survolant la Martinique,
comment des quartiers ont pu naître dans des endroits pareils.
On se demande ce qui est arrivé à ces gens, pourquoi
ils sont allés là. Ce sont des choses qui proviennent
vraiment pour moi de la connaissance romanesque. Et à mesure
que jécrivais cela, jétais en train dapprendre
et de découvrir des choses sur notre réalité.
Il ny a donc pas illustration dÉloge de la
créolité, il y a simplement une émotion
libérée, une liberté libérée
entre des balises esthétiques qui sont définies par
lÉloge.
Lirruption de la modernité
11. Où situez-vous dans Texaco
lintersection entre lespace linguistique, lespace
historique et lespace urbain? Comment se croisent le tissu
langagier et le tissu urbain?
P.C.: Le tissu urbain est
toujours la production dun rapport de forces historiques et
culturelles. Le travail, la mémoire, les affrontements historiques
y sont inscrits. Si on est attentif, on se rend rapidement compte
du fait que le tissu urbain reproduit aussi laffrontement
des classes sociales et les oppositions raciales. Il y a une lecture
de lespace urbain à faire qui peut nous renseigner
sur létat des forces en présence. Aux Antilles,
on a un centre-ville colonial, très rationnel et presque
dominateur. Cest un lieu idéalisé et respecté
qui est le lieu du bien-être, de la civilisation, du bien
habité. Ce lieu est un peu à limage de la langue
française des Antilles. Autour, on a toute cette profusion,
cette mosaïque des quartiers populaires qui ressemble bien
à la langue créole avec sa matière composite.
Vous savez, la langue créole na rien perdu des influences
subies, des Amérindiens, des Anglais, etc. Pour habiter en
ville, les gens ont ramassé tout ce quils pouvaient.
Ils ont pris des matériaux chez les Indiens, les Africains,
les Européens. On retrouve vraiment une sorte de partage
de lespace qui correspond bien au partage linguistique et
même, à la limite, au partage culturel. Dans le centre-ville,
on a une sorte de froideur, une sorte de certitude, et puis on a
le chaos des quartiers populaires, on quitte les rues et on entre
dans des passes qui se recoupent. Cest une sorte de brouillon
de la ville qui est extraordinaire. Et cest dautant
plus important que, je le constate, les peuples antillais ont directement
sauté de lhabitation de la plantation à la ville.
Cest ce que Glissant appelle lirruption de la modernité.
Il ny a pas eu lépuisement rural qui fait que,
progressivement, lindustrie apparaît dans lespace
urbain, quil y a un besoin de main-duvre, que
les fils partent, etc. On saute de lhabitation et on tombe
en ville.
12. Cest un remarquable changement
de vitesse!
P.C.: Bien sûr.
Laccélération est dailleurs une donnée
fondamentale de la créolisation. Tous les peuples ont dune
certaine manière été des mélanges composites,
mais la patine du temps camoufle cette réalité, alors
que dans la créolisation, cest très rapide,
cest même lhyper-accélération. On
a connu cela dans lespace urbain. La seconde matrice de la
créolisation, cest lespace urbain lui-même.
Cest pourquoi il me fallait essayer de comprendre comment
fonctionne la ville créole et montrer quelle a une
autonomie de fonctionnement, une dynamique et une logique qui la
différencient de la ville occidentale. Je ne suis pas urbaniste,
mais je voulais alerter les urbanistes antillais sur le fait quils
ne doivent pas envisager leur espace urbain et la pensée
de leur espace urbain selon les modalités occidentales.
13. Il y a donc un rapport entre lespace
et le temps, entre la ville et lépopée. Lespace
ne sert-il pas à redéfinir les différentes
temporalités qui sont en jeu?
P.C.: Tout à fait.
14. On a beaucoup parlé de Marie-Sophie
Laborieux, linformatrice, et du marqueur de paroles. Par contre,
on a très peu parlé de lurbaniste. Quel est
son rôle exact?
P.C.: Je crois quil
arrive un peu à lurbaniste ce qui arrive au lecteur
de Texaco.
15. Peut-on dire de lui quil est
un marqueur despaces, un peu comme lauteur est un marqueur
de paroles?
P.C.: Oui, mais bien despaces
au pluriel. Comme le lecteur de Texaco, il est un peu dérouté
par tous ces personnages. Quand le Christ rentre dans Texaco, il
est lui aussi un peu dérouté par tout ce quil
voit, il est un peu étonné. Le lecteur et lurbaniste
sont dans la même galère. Lurbaniste arrive avec
une conception occidentale. Jai même voulu montrer son
langage, lequel est un langage bien rationnel.
16. Mais progressivement, son langage
saltère.
P.C.: Il devient poète.
Lhomme froid, scientifique, méthodique doit progressivement
emprunter à la poésie sil veut définir
ce quil voit et ce quil pressent. Il lui faut entrer
dans un processus poétique et je dis que lurbaniste
doit se faire poète à la fois dans son écriture
et certainement dans sa conception des choses. Et son rôle
je crois que cen est la meilleure définition
cest dêtre, à côté
du marqueur de paroles, le marqueur despaces.
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