1.
Les frontières de l'Europe se ferment à la plupart
des immigrants non-européens et pourtant les mouvements globalisants
économiques et culturels et les transformations s'accélèrent
partout. Quelle voie devrions-nous suivre pour mieux nous adapter
aux nouvelles structures qui s'installent aussi bien en Europe que
sur les autres continents? Est-ce un problème qui demande
des réponses poétiques ou plutôt politiques?
E.G.: J'ai plusieurs observations
à faire. En ce qui concerne la méthode, je ne sépare
pas la pensée théorique de la création romanesque
ou artistique. Pour moi ce sont deux faces d'une même dimension.
En ce qui concerne l'Europe, je pense qu'on ne perd pas facilement
ses habitudes, surtout quand on a conquis le monde, régi
le monde, dominé le monde. Mais je pense que tant qu'il n'y
aura pas de changement, non seulement dans la conscience mais aussi
dans l'imaginaire du peuple européen, quelque chose ne va
pas se passer.
Je veux remonter très loin pour expliquer
ça. Je crois qu'aujourd'hui il y a d'abord un conflit généralisé
de cultures. Ça c'est évident, n'est-ce pas? Un conflit
mais aussi des attirances. Une disharmonie mais aussi une harmonie.
Et dans ces contacts, je pense qu'il y a deux principales sortes
de cultures qui entrent en contact dans le tout-monde actuel. Je
les appelle les cultures ataviques et les cultures composites. Dans
le cas de l'Europe nous sommes manifestement en présence
de cultures ataviques. J'appelle culture atavique une culture, qui
a éprouvé le besoin de créer le mythe d'une
création du monde, d'une genèse. Et pourquoi? Parce
que ces cultures tendent à relier leur état actuel
d'une manière plus ou moins lointaine et inconsciente à
une création du monde par l'intermédiaire d'une filiation
sans faille. Et elles en tirent non seulement la légitimité
de la possession de leur propre terre, mais aussi la légitimité
de l'agrandir, ce qui a été le fondement même
de la colonisation. Je pense que les cultures composites, au contraire,
n'ont pas eu le loisir et les moyens de créer le mythe de
la création du monde, parce que ce sont des cultures qui
sont nées de l'histoire. Leur naissance est là, on
peut la voir, on n'a pas besoin de reculer dans des temps lointains
et infinis pour essayer de savoir ce qu'était cette naissance.
Le problème, c'est qu'aujourd'hui les cultures ataviques
tendent à se décomposer sous l'effet des contacts
et des migrations alors que les cultures composites tendent à
une sorte d'atavisme dont elles ont la nostalgie. C'est pour cela,
par exemple, que dans les pays américains il y a tant de
sectes religieuses. Ces sectes expriment une manière de récupérer
tout ce qu'on peut des mythes de l'autre et de se les approprier.
Si on observe réellement la situation dans
le monde, à l'heure actuelle on s'aperçoit que dans
la plupart des cultures ataviques, il y a une conception excluante
du secteur de l'identité alors que dans les cultures composites,
cette possibilité-là est à peu près
nulle. Dans la Caraïbe, par exemple, il est évident
qu'il n' y a pas de possibilité de massacres ethniques ou
de purification ethnique à cause de la notion même
d'ethnicité qu'on y trouve. Il y a d'autres problèmes,
mais pas celui-là parce que la Caraïbe est un archipel
de pays qui sont nés de la créolisation. L'histoire
de la Caraïbe est une histoire de la créolisation et
les pays composites ne peuvent pas se lancer dans l'aventure de
la racine unique, de la pureté de la race ou de la langue.
Ce qui est bien maintenant, c'est que l'Europe
s'archipelise. C'est-à-dire qu'au delà de la barrière
des nations, on voit apparaître des îles qui sont en
relation les unes avec les autres. En France par exemple, le Pays
Basque, la Catalogne, la Bretagne, la Corse, l'Alsace... Même
en Allemagne cette tendance est très forte parce qu'elle
est historique et l'organisation politique de l'Allemagne répond
à ça. Il semble donc, selon moi, que faire l'unité
de l'Europe, signifie développer ces îles, au détriment
peut-être de la notion de nation et par delà des frontières
nationales. Ça me paraît être très vivace.
Je sens beaucoup ça dans la vie de l'Europe qui devient une
sorte d'archipel avec des îles qui entretiennent des relations
entre elles. La vie officielle, administrative passe encore par
les états nations. Mais la vie réelle et culturelle
a déjà dépassé ce stade et met en contact
les régions les unes avec les autres.
2. Est-ce que vous ne voyez pas
dans les régionalismes d'Europe une sorte de provincialisation?
Les mouvements d'autonomie, comme en Catalogne par exemple, n'impliquent-ils
pas une concurrence entre les différentes régions?
Ne développent-ils pas un nouveau patriotisme qui peut mettre
la paix en danger?
E.G.: La difficulté
est celle-ci: Pour développer une île-région
faut-il devenir nationaliste de cette île-région? Cela
serait la pire des choses. Quand les Basques versent dans l'extrémisme,
il y a là une forme d'exclusion de l'autre qui, selon moi,
n'est pas favorable à l'évolution d'une île-région.
D'autre part on s'aperçoit qu'en Europe, qui est une région
de cultures ataviques, chaque fois qu'il y a eu - comme dans les
régions autour du bassin méditerranéen - des
tentatives de créolisation, c'est-à-dire des tentatives
non pas de synthèse mais de contacts, cela a donné
des résultats inattendus et imprévisibles. Il y a
eu un retour du refoulement identitaire qui a systématiquement
pris comme cible ces endroits. Les villes de créolisation
comme Beirut au Liban ou Sarajevo en Yougoslavie sont de bons exemples
parce qu'il y a là un retour aux pulsions ataviques qui font
qu'on recommence à réclamer ce qui avait provoqué
tellement de catastrophes, partout dans le monde: la pureté
ethnique, la pureté de la race, la force de la nation. Aucune
solution militaire, sociale ou économique ne va régler
ce problème tant que l'imaginaire des gens n'aura pas changé,
c'est-à-dire, tant que les gens ne seront pas persuadés
que le fait d'avoir un contact avec l'autre et de le comprendre
ne conduit pas automatiquement à la dilution, et à
la disparition; et mieux encore, que je peux changer, ne plus être
le même, et échanger quelque chose avec l'autre sans
me perdre ni me diluer, sans me perdre et m'évaporer dans
une espèce de non-lieu. C'est l'enjeu de notre temps. Est-ce
qu'on peut changer l'imaginaire, c'est-à-dire non seulement
la conscience mais aussi l'inconscient et l'imaginaire des peuples
de manière à freiner définitivement ses pulsions
de retour aux anciennes exclusions.
Il me semble que dans le monde, les conflits se
rattachent tous à cette partition: L'Inde et le Pakistan
qui essayent d'imposer leur vérité à l'autre.
Les Indiens du Chiapas, qui sont une culture atavique, face au reste
de la société créole au Mexique. Les rapports
entre les Amérindiens des États-Unis et les établissements
américains qui sont du même ordre.... Dans tous les
conflits - voir aussi les Serbes, les Croates et les Musulmans en
Yougoslavie - il s'agit de cela essentiellement. C'est très
vite dit qu'il y a des raisons économiques. C'est vrai en
partie, mais ce n'est pas vrai fondamentalement. Ce qui est vrai,
c'est l'enjeu des cultures qui sont semblables, dans le sens où
ce sont des cultures ataviques, mais qui avaient réussi à
mettre en place des îlots de créolisation.
J'ai lu des histoires terribles sur la Yougoslavie.
Sur des villages avec un pont et des populations qui se mariaient
entre elles. Mais quand le retour à l'identitaire unique
a commencé, on a dynamité le pont, les femmes sont
rentrées chez elles et les enfants, on ne savait pas très
bien où les mettre. Il s'agit du retour à l'exclusivité
identitaire liée au caractère des cultures ataviques.
Il faut voir aussi que l'avantage d'une culture atavique, c'est
de tutoyer son dieu, d'entendre sa voix. Mais dans le cadre actuel
du tout-monde où la créolisation se fait de plus en
plus rapidement, d'une manière foudroyante, il est certain
que ce point de vue est un handicap terrible, et que par exemple
tous les migrants de l'Europe en sont frappés.
Je ne crois pas non plus, que ce soit le chômage
qui soit le moteur de l'intolérance et du racisme. C'est
plutôt le peuple qui n'a pas encore changé son imaginaire.
Il croit encore que pour pouvoir vivre il faut qu'on ait une forme
de légitimité sur sa propre terre excluant l'autre.
Le rapport à la terre me paraît beaucoup plus complexe.
J 'aime beaucoup les cultures amérindiennes, qui sont pourtant
des cultures ataviques, mais qui disent: "Nous ne sommes pas
les propriétaires de la terre, nous sommes les gardiens de
la terre". Ça ne les empêche pas de se battre
pour leur terre. La preuve est qu'ils ont résisté
aux Américains. Mais ça détermine des attitudes
d'inclusions plutôt que des attitudes d'exclusions. Et je
pense que si on n'a pas débattu ça ouvertement, les
problèmes continueront à se poser aussi bien en Europe
qu'ailleurs.
3. Votre théorie du chaos-monde
a trouvé un large écho dans la communauté philosophique
en France. J'y vois l'imprévu, l'opposition des constructions
composites et des constructions monolithiques, la dispersion, l'aliénation
etc. Comment est-ce qu'elle s'inscrit dans la théorie de
la notion de rhizome vs. racine unique?
E.G.: Ce que j'appelle
chaos-monde ce n'est pas un monde en désordre. Il peut être
en désordre, c'est possible, mais ce n'est pas l'essentiel.
C'est un monde imprévisible, c'est-à-dire difficile
à accepter, parce qu'on a peur de l'imprévisible.
Toute la pensée occidentale était basée sur
la prévisibilité. On pouvait changer le monde parce
qu'on le connaissait, à la manière dont on connaît
un phénomène physique. Et cette pensée a permis
à l'occident de conquérir le monde. Mais aujourd'hui
le monde est réalisé dans sa totalité. Les
conquêtes physiques d'espace ne sont pratiquement plus possibles.
On n'a plus cette espèce de légitimité qu'il
y avait par exemple chez Christophe Colomb. Il partait avec la croix
et l'épée et il imposait les deux. Aujourd'hui on
a des guerres religieuses mais on n'a plus de conquêtes. On
n'a plus d'espaces vides dans lesquels on s'engouffre avec son emblème.
Par conséquent, on ne peut plus démêler l'inextricable
masse d'éléments qui sont mis en rapport dans la totalité-monde.
On ne peut plus penser systématiquement à la situation-monde.
On ne peut plus tirer de plan sur la comète. Ça fait
peur parce qu'on se dit inconsciemment: "Si je ne peux pas
prévoir, faire des projections, qu'est-ce que je fais alors?"
C'est là aussi qu'il y a un imaginaire à changer.
Ne pas avoir peur de l'imprévisible du monde.
4. A l'époque de la mondialisation,
le concept de nation semble ne plus être approprié
à ce réseau d'interdépendance et à la
diversification des identités. Dès lors, comment voyez-vous
la possibilité d'une résurrection ou la formulation
d'une identité antillaise dans ce que vous appelez le tout-monde?
E.G.: Tout ceci est lié
au fait que nous sommes passés - et je reprends là
l'image de Deleuze et Guattari - de la racine unique au rhizome.
Ils utilisent ce terme à propos du fonctionnement de la pensée.
Moi, je l'emploie à propos des questions de l'identité.
Nous sommes passés d'une croyance de l'identité de
racine unique à une espérance de l'identité
rhizome. Il faut avoir le courage d'admettre qu'une identité
rhizome ou bien une identité relation n'est ni une absence
de l'identité, ni un manque d'identité, ni une faiblesse.
C'est une inversion vertigineuse de la nature de l'identité.
Mais là encore les peuples en ont peur.
Une fois, j'ai fait une émission à
la télévision Canaque - ils inauguraient une université
de communication à Nouméa. On discutait beaucoup,
et un monsieur me dit tout à coup: "Je veux vous poser
une question provocatrice. Est-ce que vous ne pensez pas que si
vous avez de telles idées c'est peut-être parce que
vous n'avez pas d'identité?" Il pensait que le fait
de s'étendre dans le monde voulait dire qu'on n'a pas d'identité.
Pour lui, avoir une identité c'était être enraciné
sur son sol. Et cette pensée est très symptomatique
de la crainte de devenir des apatrides, comme une espèce
de troupe sans patrie qui courrait le monde. Il ne s'agit pas du
tout de ça. Mon lieu qui est incontournable, je le relie
à tous les lieux du monde sans en excepter un seul, et dès
ce moment là, je sors de l'identité de racine unique
et je commence à entrer dans l'identité rhizome, c'est-à-dire
dans l'identité relation.
Le changement dans l'imaginaire du peuple nous
permettrait de mieux supporter le fait que le lieu est un chaos-monde
parce que cette idée l' aggrave; aussi nous fait peur. Inversement,
l'imagination que le monde est un chaos-monde nous permet d'accéder
directement à des dimensions qui ne sont pas encore reconnues
comme telles. La dimension de l'errance, de la pensée nomade
et le renoncement à une pensée linéaire de
cause à effet. Tant qu'on n'a pas réglé ces
questions là collectivement, on continuera à tomber
dans les anciennes aberrations et les anciennes oppressions.
5. Pensez-vous que les médias
vont nous pousser davantage à abandonner les vieux concepts
d'identité et à en trouver de plus adaptés
pour notre époque?
E.G.: Il est très
difficile de changer son imaginaire, et par là son identité,
quand on est pris dans des pensées de systèmes qui
sont des pensées continentales. Les technologies électroniques
sont d'abord des techniques de communications par écrit.
Mais ce qui est vrai, c'est que l'oralité, qui, elle aussi
est une technique, est très comparable à ce qu'on
voit dans l'Internet. Les deux montrent des accumulations sauvages,
la démesure d'un flot inattendu et inarrêtable. Quels
sont les signes de la culture orale? C'est justement ce sens de
la relation, l'inattendu, la démesure et l'accumulation.
Je pense par conséquent que la poétique de la relation
est comme la technique électronique. Toutes les notions de
la poétique de la relation y sont représentées.
L'Internet comme la poétique n'a pas de morale. l'Internet
est un risque, la relation poétique aussi. Ce que je pense,
c'est que les deux peuvent changer notre imagination et notre rapport
à l'imprévisible, ce qui est primordial pour trouver
une nouvelle identité, une identité rhizome.
6. Vous avez écrit dans
"Le discours antillais" à propos des Martiniquais:
"Nous n'en finissons pas de disparaître, victimes
d'un frottement de mondes". Qui est-ce qui va disparaître?
Et qui est-ce qui va survivre?
E.G.: Je crois qu'au monde,
il y a toujours de l'interdépendance. La France est interdépendante
de l'Allemagne. Les États-Unis sont interdépendants
de leurs alliés. Il n' y a pas de culture ou de nation, sauf
peut-être les Chinois - et encore, vu qu'ils sont tenus d'entrer
dans le système libéral - qui soit autonome. L'interdépendance
suppose la dépendance préalable, sans quoi ce n'est
plus de l'interdépendance. Ce qui frappe c'est que la tendance
martiniquaise a toujours été assimilationiste. Je
crois que c'est la grande différence entre la colonisation
française et anglaise. La colonisation anglaise ne conçoit
pas l'assimilation. Les Anglais respectent mieux les peuples. Peut-être
parce qu'ils les dédaignent mais ils n'essaient pas de les
assimiler et de les rendre pareils à eux-mêmes. Même
si un vieil homme indien prend son thé à cinq heures
et porte son parapluie, la colonisation anglaise ne passe pas par
ce chemin là. La colonisation française, elle, essaie
d'assimiler.
Ce qui disparaît à la Martinique,
ce qui tendait à disparaître car heureusement ce n'est
plus vrai aujourd'hui, c'était la conscience qu'on appartenait
à quelque chose d'autre que la France, quelque chose qui
n'est pas la France. Dans la vie quotidienne des Martiniquais d'aujourd'hui,
que ce soit dans le domaine du commerce, du tourisme, du sport ou
des activités de la pêche, l'imaginaire est de plus
en plus fort qui caractérise les Martiniquais comme des Caribéens.
C'est-à-dire que le lien avec la Caraïbe s'est renforcé
d'une manière vraiment fantastique. C'est ça qui tendait
à disparaître avant. Nos ancêtres sont venus
sur les mêmes bateaux négriers mais nous, on les appelait
les Anglais et eux, ils nous appelaient les Français. Ceci
a disparu, mais c'était différent au moment où
j'écrivais Le discours antillais et ça commence
à remonter à la surface.
7. Quel rôle joue la langue
dans ce contexte? Qui est-ce qui va régler par exemple la
situation politique et sociale en Martinique? Prenons l'exemple
de l'Ile de Dominique où à côté de la
langue anglaise, il existe encore aujourd'hui deux langues créoles
mais qui sont en train de disparaître?
E.G.: Il y a tous les ans
des langues qui disparaissent en Afrique. Ça s'est passé
à la Jamaïque, à Trinidad. L'historien trinidadien
James Millet me disait: "Quand j'étais petit si les
parents voulaient parler sans que les enfants comprennent, ils parlaient
en créole". Ça ne fait pas très longtemps
de cela, une quarantaine d'années à peu près.
Les langues sont mortelles. Et si le créole est amené
à être une langue exotique, folklorique et de complaisance,
c'est sûr qu'elle va disparaître aussi. Il faut lutter
contre la disparition des langues parce que chaque langue qui meurt
c'est une partie de l'imaginaire du monde qui disparaît. Mais
ce qui est important c'est qu'il ne faut pas parler sa langue d'une
manière monolingue. Il ne faut pas parler dans l'enfermement
et l'exclusion de l'autre. Même si on ne connaît aucune
langue du monde, il faut que la pratique de sa propre langue soit
liée aux autres. C'est ça qui me paraît important
dans le cas de la Guadeloupe et de la Martinique. Si le créole
est sauvé, tant mieux. Mais il faut tout faire pour qu'il
se sauve. Au temps que j'écrivais Le discours antillais ,
le créole commençait à se patoiser, à
devenir un patois français. Maintenant il semble que ce mouvement
ne soit plus irréversible. Il y a des gens qui travaillent
à ça.
8. Comment pensez-vous défendre
une langue qui est vouée à la disparition, à
l'oubli?
E.G.: Ce que je voulais
dire, c'est que je ne défendrais pas la langue créole
d'une manière monolingue. Je ne le pourrais pas, même
si c'est la langue de mon enfance, ma langue maternelle. Il y a
trop de gens dans le monde à l'heure actuelle qui, par force,
par nécessité ou par goût ont changé
de langue pour que nous puissions nous maintenir sur la position:
"C'est ma langue ou ça ne sera rien du tout". Ma
position est assez nuancée sur cette question. Je défends
la langue créole, je l'illustre parfois dans mes textes,
je donne des exemples, des illustrations. Mais je refuse de la défendre
de manière excluante. Ceci sans compter les traductions qui
sont aussi bien des créations que le texte de base.
9. Comment
vous différenciez-vous de vos compatriotes Patrick Chamoiseau
et Raphaël Confiant, deux écrivains martiniquais, qui
défendent eux aussi la langue créole? Dans quel sens
votre concept de Créolisation est-il distinct de celui de
"Créolité"?
E.G.:
La différence remonte loin. Quand j'ai proposé le
concept de Créolisation, Chamoiseau et Confiant l'ont pris
pour développer le concept de Créolité mais
je suis absolument opposé à cette notion de Créolité.
La Créolisation, c'est un processus permanent qui convient
à la mouvance permanente du chaos -monde. La Créolité,
c'est arrêter le mouvement à un endroit et à
un moment donné, et définir ce qui se passe là.
Je pense que cette tentative risque de perturber
le moment et de nous faire revenir aux anciennes essences d'identité.
Je suis donc tout à fait contre cela. D'autre part, au sujet
de la langue, il y a la question de l'utilisation du français.
Deux attitudes sont possibles. Celle qui consiste à innerver
la langue française avec ce que j'appelle l'économie
de l'oralité, c'est-à-dire à la créoliser.
Je crois qu'un poète comme Saint-John Perse le fait constamment.
Je fais ça tout le temps aussi, non pas en la cachant mais
en la mettant tellement dans le texte que cela ne paraît pas
comme une créolisation. C'est ce qu'a fait Saint-John Perse
et c'est ce que je fais.
Mais il y a aussi celle qui consiste à proclamer
ce qu'on va faire avec toutes les tactiques de style et de ravage.
C'est ce que font Chamoiseau et Confiant, et là je ne suis
pas d'accord. Il y a ces deux manières de faire; une manière
implicite et une manière manifeste. Et moi je pense que la
poétique passe par l'implicite et non pas par le manifeste.
Ce que je reprocherais, si j'avais à le faire, c'est le caractère
volontariste et la mise en scène de cette créolisation
du langage, de caractère complètement hypertrophié
et parfois schizophrénique. Je ne crois pas que cela va résister
au temps qui passe. Ce sont des manifestes qui sont périssables
comme tous les manifestes. Ce qui se passe dans les textes de St-John
Perse, par exemple, est beaucoup plus profond et durable, et il
n'aurait jamais dit qu'il était un poète créole.
10. Vous vous battez cependant
depuis des dizaines d'années pour l'autonomie et l'indépendance
des Antilles françaises au niveau politique et culturel.
Est-ce que vous pensez que le paternalisme de la Métropole
empêche les relations intercaribéennes et la formation
d'une certaine solidarité? Voyez-vous une possibilité
pour les Antilles de devenir autonomes, par exemple dans le contexte
d'une américanisation?
E.G.:Absolument. Il n'y
a pas d'interdépendance sans dépendance préalable.
Et ce n'est pas que je sois contre la France, bien au contraire,
mais si on est assimilé à la France on est confondu
avec quelque chose qui n'est pas de notre réalité,
de nos intentions, de nos consciences. Bâtir avec la France,
converser avec la France, travailler avec la France c'est possible
à partir du moment où on a le sentiment de sa propre
indépendance. C'est pour ça que je suis un indépendantiste
martiniquais depuis toujours. C'est parce qu'il faut tenir quelque
chose dans la main et ouvrir la main plutôt que de la fermer
sur la chose. Autrement dit, l'identité martiniquaise est
une identité rhizome. L'identité caribéenne
est une identité rhizome.
D'ailleurs si vous regardez l'histoire des cents
dernières années: les Caribéens ont passé
leur temps à aller ailleurs. Marcus Garvey aux États
Unis, Jimi Hendrix, le voodoo chile, est passé par la Louisiane
pour devenir une vedette, Frantz Fanon était le théoricien
de la révolution algérienne. Il y a une tradition
historique de créolisation qui fait que l'identité
antillaise n'est pas exclusive de l'autre, au contraire, les caribéens
depuis cent ans sont de plus en plus poussés vers une espèce
d'errance qui les place à l'opposé de l'enfermement.
11. Est-ce que vous pensez qu'une
adhésion de la Martinique et de la Guadeloupe aux regroupements
économiques et culturels caribéens offrirait la possibilité
de former une unité? Mais cela ne signifierait-il pas tomber
dans le piège d'une unité artificielle et forcée?
Ne faut-il pas avoir peur de nouvelles hiérarchies et de
nouvelles dépendances se développant cette fois-ci
dans un seul hémisphère?
E.G.: Je ne pense pas que
dans des régions aussi faibles que les îles et régions
caribéennes il y en ait une ou quelques unes qui puissent
imposer leur volonté aux autres. Je vous donne un exemple:
J'ai fait une conférence à Lamentin, la ville où
j'ai grandi à la Martinique, il y a six mois de cela, dans
le cadre d'un colloque préparé par la mairie. Il y
avait les présidents des états de la Caraïbe,
le Ministre du transport de Trinidad, le Ministre de la culture
de la Jamaïque alors que c'était un colloque organisé
par une simple mairie, même pas par le préfet de la
Martinique. Ce qui prouve bien qu'on assiste à un mouvement
qui est inarrêtable. Ça rend même caduque la
question du statut avec la France car, même avec le statut
d'assimilation, ça se passe ces rencontres, ces mélanges.
Le fait que le maire de Lamentin passe des contrats avec des ministres
de la Caraïbe, alors qu'il n'a pas d'autorité étatique,
montre qu'on a à faire à un mouvement qui est irréversible.
La solidarité de la Caraïbe, elle existe depuis longtemps.
En 1793 quand Toussaint Louverture a commencé la révolution
haïtienne, les esclaves de la Martinique abattaient des cocotiers
et partaient sur la mer. Ils sont tous morts dans l'espoir de joindre
le pays de Toussaint Louverture. Ils ne savaient pas exactement
comment c'était mais ils savaient ce qui se passait. Et la
solidarité des écrivains remonte aussi loin. Il y
a 30 ans que je connais Derek Walcott, Wilson Harris et beaucoup
d'autres. De nos jours, on a l'impression que la Guadeloupe et la
Martinique entrent vraiment dans l'univers caribéen, autrement
dit qu'elles accomplissent leur créolisation.
12. Est-ce que les Antillais eux-mêmes,
sont déjà prêts à dire au-revoir à
leur protectrice, La France?
E.G.: Les dernières
élections le montrent clairement. Sur à peu près
82 mille voix exprimées - les Martiniquais ne votent pas
en général - il y avait 40 mille indépendantistes.
Le président du conseil régional, c'est à dire
le chef de l'exécutif local, est le leader du plus grand
parti indépendantiste à la Martinique. Avant, les
indépendantistes avaient 400 voix. Autrement dit, on ne peut
plus dire, les gens ne veulent pas de l'indépendance. Je
pense aussi que la France ne pourra plus protéger longtemps
la Martinique sur les marchés mondiaux. Avec les marchés
qui s'ouvrent en Europe de l'est et du sud, en Grèce, au
Portugal, en Turquie, et avec les problèmes internes qu'elle
connaît, je ne crois pas que la France pourra continuer à
maintenir les DOM. Si les Martiniquais ne sont pas prêts pour
ce moment là, tant pis pour eux.
13. Les histoires de la littérature
sont souvent liées à une nation, à des continuités
historiques ou à une époque littéraire. D'après
vous, est-il possible aujourd'hui d'écrire une histoire des
littératures caribéennes qui décrive des phénomènes
littéraires allant au-delà des frontières?
E.G.: Absolument possible!
Seulement il n'est pas valable de le faire chronologiquement. L'histoire
de la littérature caribéenne est faite d'autant de
non-dit que de dit. C'est une histoire obscure parce que les gens
qui écrivaient étaient mus par des forces qu'ils ne
contrôlaient pas, qu'ils ne maîtrisaient pas, d'où
la tendance à se renier, à proposer toute une littérature
pathétique qui peut être intéressante mais qui
a donné aussi des choses apparemment inacceptables et ridicules
comme les romans de l'écrivaine martiniquaise Mayotte Capécia
que Frantz Fanon a épinglés dans son livre Peau
noir, masques blancs. Il y a des littératures d'assimilation
qui sont manifestes, tranquilles, qui n'ont pas de regret. C'est
intéressant de voir qu'il y a ce mouvement où l'être
est en train de se refuser soi-même sans savoir qu'il se refuse.
14. Vous vous référez
à la littérature folklorique qu'on appelle doudouisme!
E.G.: Oui, il y a plein
de romans de ce genre. Il faut en trouver les moteurs pour pouvoir
faire une histoire de la littérature antillaise. Les dates
n'ont aucune importance. Prendre des dates c'est une mécanique.
Une histoire de la littérature antillaise ne peut pas passer
par des mécaniques. Elle doit passer par des motivations,
des états de la conscience ou des états d'identité.
En tout cas en ce qui me concerne, j'ai longtemps pensé à
ça. Je n'ai pas envie de l'écrire car j'écris
des romans, des poèmes et des essais, mais je pense que c'est
faisable et que ça serait même une très bonne
chose.
15. Est-ce que vous pensez avoir
des successeurs sur le terrain de l'écriture antillaise d'une
part et voyez-vous une succession dans la pensée de la créolisation
du monde d'autre part? Sur différents terrains et dans différentes
disciplines de la science, qui pourrait contre-signer votre phrase
"Le monde se créolise"?
E.G.: Nous ne pouvons plus
parler de successeurs. Mais si les pensées se ressemblent
ce n'est pas sur un terrain défini ou une question de géographie.
Le Palestinien Eward W. Said est aussi proche de moi que Victor
Segalen. Dans le contexte culturel, le monde s'est vraiment créolisé.
Les filiations entre les pensées et les productions artistiques
se sont déjà mondialisées au point qu'on ne
peut plus parler de successeurs, ni dans le temps, ni dans l'espace.
16. En marge de votre travail
de professeur à la New York City University, de votre engagement
comme Vice-président du Parlement international des Écrivains
et de vos conférences dans le monde entier, trouvez-vous
encore le temps d'écrire un nouveau roman?
E.G.: Je suis en train
de penser à un nouveau roman. Je ne veux pas trop en parler
mais ce sera l'histoire d'une communauté qui vit sur le continent
africain, qui est invisible aux yeux des autres et qui veut rester
invisible. Au lieu de rester sur sa propre terre, ce peuple voyage
dans le tout-monde. Je n'en dirai pas plus. Mais chaque nuit quand
je suis à New York avec mon fils qui a 9 ans, je lui raconte
de nouveaux épisodes de ce peuple. La dernière fois,
il m'a demandé: "Mais, s'il veulent absolument rester
invisibles, pourquoi est-ce que tu écris sur eux?" |