Quand la Révolution,
aux Amériques,
était nègre…

 Caraïbes noirs, «negros franceses»
et autres oubliés de l’Histoire
,

Préface d’Elikia M’Bokolo

Nicolas Rey

Editions Karthala. 2005. ISBN 2-84586-624-0. 26 €.

1802. Napoléon engage le rétablissement de l’esclavage aux Antilles et dans toutes les colonies françaises. Ses armées sont laminées à Saint-Domingue (l’indépendance d’Haïti est proclamée en 1804) tandis qu’elles l’emportent sur les résistants républicains de Guadeloupe.

1802. Cette année là, les «negros franceses» et les «Caraïbes noirs» respectivement chassés de Saint-Domingue et de Saint-Vincent, îles des Antilles sous influence française, fondent Livingston au Guatemala, en plein territoire espagnol d’Amérique centrale.

Lien de cause à effet? Pure coïncidence? Hasard ou caprice de l’Histoire?

Entre tradition orale et documents d’archives (France, Guadeloupe, Martinique, Amérique centrale, Cuba, Venezuela) recueillis durant plusieurs années, l’auteur de cet ouvrage fait alors une découverte qui fera date. Derrière «l’arbre» que représente la fondation de Livingston au Guatemala par des Noirs issus des Antilles, il y a deux cents ans, se cache une «forêt»: celle de l’histoire de lutte de descendants d’Africains mais aussi d’Amérindiens, qui furent à l’échelle d’une vie, de toutes les révolutions – indépendance américaine, révolutions française et haïtienne, luttes de libération latino-américaines emmenées notamment par Bolivar – pour arracher puis conserver leur liberté, en pleine période de l’esclavage.

Suivre à la trace ces hommes hors du commun offre aussi l’occasion de voir sous un autre jour les alliances et conflits entre les maîtres – Espagnols, Anglais, Français – qui se disputaient le service des Noirs rebelles utilisés comme troupes auxiliaires, pour l’emporter dans le Nouveau Monde.

Mais qui s’est donc le plus servi de l’autre, pour arriver à ses fins?

Révolution dans les révolutions. Quand la révolution, aux Amériques, était nègre…

Crabe

Elikia M’Bokolo; historien:

«Comme s’y engage son auteur, Nicolas Rey, ce livre passionnant ramène à la surface de la mémoire et porte à notre connaissance des figures individuelles et collectives autant que des phases fondamentales de l’histoire du monde jusqu’ici très largement oubliées. Et, disons-le, trop injustement oubliées. L’unité de l’espace caraïbe, fondée sur la géographie et l’histoire, a été pressentie et proclamée par plusieurs chercheurs et activistes. Les cheminements précis de cette histoire restaient à écrire, dès lors qu’on ne se contentait plus de raconter, en quelque sorte par en haut et à partir de ferments exogènes, l’histoire des agressions dont les peuples caraïbes ont été les victimes et celle de l’esclavage des Noirs qui a façonné le monde caribéen, mais qu’on cherchait à repérer et à rassembler les maillons des chaînes reliant entre eux les îlots, îles, archipels et têtes de pont sur la terre ferme, constitutifs de cet espace.

De cette complexité restaurée de situations complexes vient cette impression, après avoir lu Nicolas Rey, de se trouver en face d’une histoire qui ne nous avait pas été contée de cette manière.

Tout est là, dans une perspective et une approche délibérément nouvelles, qui, en faisant entrer sur la scène «les oubliés de l’histoire», éloigne radicalement le lecteur des lamentations mémorielles et des tentations hagiographiques pour le camper sur le terrain de l’histoire: comprendre le passé, pour voir le présent.»

Nicolas Rey est docteur en sociologie du développement (La Sorbonne/ IEDES). Il a enseigné en université à Paris et à Genève. Après plusieurs années d’investigation en Guadeloupe, son pays maternel, et en Martinique, il a souhaité étendre ses recherches, des îles au continent américain. Cet ouvrage en anthropologie historique est le premier volume de sa thèse, intitulée Les ancêtres noirs «révolutionnaires » dans la ville caribéenne d’aujourd’hui: l’exemple de Livingston, Guatemala.

Crabe

PREFACE

Comme s’y engage son auteur, Nicolas Rey, ce livre passionnant ramène à la surface de la mémoire et porte à notre connaissance des figures individuelles et collectives autant que des phases fondamentales de l’histoire du monde jusqu’ici très largement oubliées. Et, disons-le, trop injustement oubliées. Un oubli dont les effets ne se limitent pas aux Caraïbes et aux Amériques. Car, ce dont il s’agit ici, ce n’est pas seulement de réparer une injustice, aussi cruelle et aussi pesante soit-elle. C’est aussi, grâce à un travail d’érudition singulièrement réussi et constamment rendu accessible, la mise en œuvre d’une démarche qui donne à voir une histoire complète et équilibrée, dont se trouvent entièrement restitués les différents acteurs, les multiples enjeux, les complexes rebondissements et dont apparaissent plus que suggérées les connexions évidentes, dissimulées ou tortueuses, avec les combats d’aujourd’hui.

La tentation a été en effet et reste encore grande de ne relever de ce passé, long de quelques siècles, que certains de ses aspects, pour la pire des causes ou avec les meilleures intentions. Ainsi, avec tout ce qu’ils ont heureusement apporté à la prise de conscience renouvelée, dans les sociétés issues de l’esclavage et dans les régions affectées par la traite esclavagiste, des injustices passées et de leurs prolongements dans les formes actuelles de domination, les débats sur les réparations destinées à compenser, si l’on peut dire, la traite et l’esclavage des Africains comportent des risques inhérents à une approche qui resterait partielle d’un phénomène terriblement ample.

Il ne fait évidemment aucun doute que ces deux systèmes, le système marchand, mais aussi politique et idéologique, de la traite et le système social, économique et politique de l’esclavage, aient été des «crimes contre l’humanité». Le dire aujourd’hui, exiger la reconnaissance de ce fait de la part des Etats modernes, ci-devant négriers et bénéficiaires de ces systèmes, réclamer en conséquence des dispositifs de tous ordres, éducatifs, culturels, symboliques, institutionnels ou économiques, pour en éviter l’oubli et le retour, relève d’un devoir à la fois moral, intellectuel et politique. A ceux qui osent crier à l’anachronisme, au prétexte que de telles démarches reviendraient à analyser et à juger un passé lointain avec des catégories juridiques et des concepts d’aujourd’hui, il suffirait de rappeler que, dès les premiers jours de la traite comme de l’esclavage, il y eut des voix fortes et éminentes pour les condamner sans réserve avec les arguments de ces temps-là. Et que les valeurs d’aujourd’hui, qui les font condamner avec les conséquences que beaucoup redoutent, sont les héritières directes de ces arguments-là. Par ailleurs, si le crime d’esclavage n’a pas payé, puisque la liberté a fini par l’emporter, il se trouve régulièrement des courants de pensée et des individus issus des milieux divers et se parant, parfois, de la respectabilité des institutions académiques et religieuses, pour chercher à en nier la singularité, à en atténuer l’ampleur, à en obscurcir les responsabilités, à en banaliser les significations et les portées. On sait bien aujourd’hui que l’Afrique, les Caraïbes, les Amériques, n’ont pas été le seul théâtre de pratiques aussi abominables et que partout, des actes de cette nature (massacres de masse, génocides, crimes de guerre, épurations ethniques, racismes d’Etat…) ne cessent de susciter, malgré l’évidence et l’immensité des dégâts qu’ils ont directement provoqués, les formes les plus variées de révisionnisme et de négationnisme, des plus insidieuses aux plus provocatrices et aux plus cyniques. Pour toutes ces raisons, on est donc fondé à réitérer la dénonciation et la condamnation.

Mais, du même coup, le risque est considérable de réduire ceux sur lesquels ces pratiques criminelles se sont abattues à l’état de victimes, quitte à leur reconnaître, ce qui n’est pas toujours le cas, un certain potentiel de révolte, donc une partie, mais une partie seulement, de cette vigoureuse humanité dont l’absence aurait malgré tout contribué à leur propre asservissement. Ici, en France, la République, en tant que régime, a été assez habile pour récupérer les profits des régimes précédents, tout en se défaussant de la responsabilité de systèmes dont l’inscription, au cœur de la longue gestation de la nation, continuait évidemment de produire des effets sous le régime républicain lui-même. D’aucuns disent: «La République n’a-t-elle pas aboli l’esclavage?» Il est clair que oui: mais ce fut pour lui substituer aussitôt la colonisation, le travail forcé et l’indigénat. D’autres insistent: «N’a-t-elle pas finalement décolonisé, après avoir aboli et le travail forcé et l’indigénat?» Il est évident que oui, même si elle s’est empressée de mettre en place et s’est ingéniée à consolider les réseaux du néocolonialisme. Il y a encore ceux qui, imaginant qu’on peut, de l’extérieur d’un espace politique, en façonner les structures et en organiser le jeu, spéculent: « N’a-t-elle pas pressé ses anciennes possessions dans la voie de la démocratie?»

Ces envolées discursives obéissent à de multiples stratégies. L’une d’elles, dont les conséquences historiographiques et mémorielles sont les plus lourdes, est la réitération indéfinie de la même affirmation : quelles qu’aient été les causes du trafic négrier et de l’esclavage des Noirs, quelles qu’aient été les responsabilités imputables à tel ou tel maillon de la longue chaîne de leurs artisans, quelles que soient leurs séquelles dans les sociétés actuelles, il reste, nous assure-t-on, que les initiatives et les actions décisives qui les ont atténués et qui y ont mis un terme seraient à mettre principalement ou exclusivement au crédit des Etats occidentaux. Cette manie de distribuer de manière très inégale les rôles des différentes aires culturelles et géopolitiques dans la production du monde moderne et, en particulier, ce déni d’initiative frappant les Africains sur leur continent et en dehors de celui-ci participent pleinement des mécanismes de domination qui structurent le monde d’aujourd’hui. C’est ainsi que, par exemple, Haïti, le premier et le seul Etat issu d’un combat victorieux des esclaves contre leurs maîtres, devient «la France noire». Belle formule certes, confortée par l’autorité scientifique et républicaine de Jules Michelet. Mais formule inexacte, trompeuse et dangereuse, qui transforme l’esclave insurgé et victorieux en disciple appliqué, soumis et docile de ceux-là mêmes qui, non contents de l’avoir asservi, ont tout mis en œuvre pour le ramener à l’esclavage et, ayant de nouveau échoué, pour compromettre sa jeune souveraineté.

Nicolas Rey fait remarquablement justice de ces laborieux échafaudages, dont il met en morceaux les innombrables combinaisons. Il faut le lire pour voir se déployer les instruments les mieux assurés de l’historiographie actuelle. Traqueur inlassable des archives, il les a cherchées dans l’ensemble des Caraïbes et de l’Amérique centrale, déterminé à franchir les cloisonnements des territoires coloniaux et dénichant partout les éléments d’une histoire commune: c’est sous la main même des négriers et des esclavagistes qu’il trouve les pièces habilement croisées de son argumentaire. Cette construction intellectuelle ne relève pas seulement de la maîtrise d’une technicité. Elle est aussi le terme solidement établi d’une démarche caractérisée par la sympathie étroite avec le terrain étudié. Disons-le, une démarche marquée par l’engagement de l’auteur. Venu à l’histoire à partir de la sociologie et de l’anthropologie, ce chercheur, attentif à tous les langages circulant dans les sociétés où il a travaillé, a su tracer les routes conduisant à des témoins privilégiés. Car, nous savons que les témoins ne tombent pas du ciel, pas plus qu’ils ne se positionnent en quelque endroit visible, dans l’attente patiente du chercheur assoiffé d’informations: c’est le travail de l’enquête qui peut conduire à eux. L’unité de l’espace caraïbe, fondée sur la géographie et l’histoire, a été pressentie et proclamée par plusieurs chercheurs et activistes. Les cheminements précis de cette histoire restaient à écrire, dès lors qu’on ne se contentait plus de raconter, en quelque sorte par en haut et à partir de ferments exogènes, l’histoire des agressions dont les peuples caraïbes ont été les victimes et celle de l’esclavage des Noirs qui a façonné le monde caribéen, mais qu’on cherchait à repérer et à rassembler les maillons des chaînes reliant entre eux les îlots, îles, archipels et têtes de pont sur la terre ferme, constitutifs de cet espace. Plus qu’une hypothèse, Nicolas Rey a perçu très tôt les trois éléments formant une sorte de fil d’Ariane: d’abord, contre la domination et l’exploitation, la permanence des révoltes qui vont s’épanouir dans les révolutions de la fin du XVIIIe siècle (Haïti, 1791-1804) et du début du XIXe siècle (Amérique «latine», 1810-1830); ensuite, la circulation incessante de ces hommes et ces femmes en révolte, mettant constamment en échec les barrières territoriales érigées par les Etats européens en compétition; enfin, le rôle pionnier d’Haïti, à la fois comme exemple, comme foyer de subversion et comme sanctuaire dans le processus d’émancipation de l’Amérique «latine».

C’est ainsi armé qu’il a rencontré «Don» Beto Mejia, le témoin privilégié dont la généalogie et les narrations vont aider à construire un récit historique renouvelé. Installé à Livingston, la «ville noire» de la côte caribéenne du Guatemala, «Don» Beto se trouve à la convergence de deux lignées «haïtiennes» dont les racines plongent dans l’histoire de la lutte des esclaves noirs pour la liberté. Par son père, Florencio Mejia, il est issu de Jean-François, l’un des artisans du soulèvement de 1791 qui allait conduire à l’expulsion des esclavagistes français de Saint-Domingue. Par sa mère, Maria Luisa, il descend de «Marcos Sanchez Diaz», de son premier nom Marc Saint-Dié, lui aussi ancien officier de l’armée noire de Toussaint Louverture. Voilà d’indiscutables quartiers de résistance qui le rattachent à ces negros franceses, pour parler comme les Espagnols de jadis, qui se sont illustrés dans la révolution de Saint-Domingue. Mais, pour être réputée comme «la ville noire», Livingston avait aussi accueilli ceux qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de «Garifunas» et que, au temps de l’esclavage, les Européens avaient surnommés «Caraïbes noirs». Débarqués à Saint-Vincent au XVIIe siècle, peut-être à la suite de naufrages survenus en 1635, ils s’y illustrèrent par une longue tradition de lutte contre les empiètements esclavagistes, avant d’être déportés par les Anglais au Honduras à la suite de la mort de leur chef, Joseph Chatoyer (1796). Que des esclaves noirs, en liberté fortuite et précaire, stigmatisés d’abord comme «nègres», soient restés dans l’histoire sous le nom de «Caraïbes noirs», n’est pas sans nous instruire sur la trame de l’histoire sociale, culturelle et politique de l’espace caraïbe: c’est que ces «Noirs» ont entièrement repris à leur compte les coutumes, les rites et, bien sûr, les traditions guerrières des Caraïbes. Au-delà de «Don» Beto, Livingston apparaît donc comme l’aboutissement de la lutte pour la liberté et pour le contrôle de la terre, que les Indiens caraïbes ont lancée dès l’installation des premiers Européens et dans laquelle les esclaves noirs, d’abord alliés aux Caraïbes, allaient s’engager à leur tour jusqu’à l’incarner exclusivement après la soumission définitive des Indiens caraïbes au début du XVIIIe siècle.

Mettant en lumière cette longue pratique de la résistance, du combat et, finalement, de victoires successives jusqu’à l’effondrement des systèmes coloniaux esclavagistes, ce livre est un livre d’histoire. C’est dire que, tout en détruisant les légendes colonialistes, il se garde de tomber dans une autre mythologie qui attribuerait aux «oubliés de l’histoire» la continuité exemplaire et la linéarité triomphale d’une légende dorée. On le voit bien dans le récit extrêmement dense de «l’ère des révolutions», où Nicolas Rey ne s’interdit pas de relever les multiples contradictions d’une époque fondatrice: de l’ouragan que fut l’insurrection de Saint-Domingue aux sinuosités de la révolution haïtienne; de l’entrée en scène des «réseaux dormants», ébranlant jusqu’à l’écroulement les empires coloniaux, à la peur obsessionnelle de cette même révolution; de l’abolition de l’esclavage par la France révolutionnaire à son rétablissement par Napoléon Bonaparte; de l’aide décisive accordée par la jeune République d’Haïti à Simon Bolivar et aux «libérateurs» jusqu’à la trahison des idéaux de liberté et d’égalité par les nouvelles classes dirigeantes créoles… Ce n’est donc pas seulement par leurs qualités guerrières que les Noirs marrons ont marqué l’histoire de l’espace caraïbe et, au-delà, du Nouveau Monde; c’est aussi, par cet art consommé de la diplomatie qui leur ont fait nouer des alliances successives d’abord avec les frères de toujours, soumis aux mêmes menaces et partageant les mêmes conditions (les Indiens caraïbes), puis un jour avec les ennemis d’hier (Européens), et un autre jour avec les ennemis du lendemain (Européens).

De cette complexité restaurée de situations complexes vient cette impression, après avoir lu Nicolas Rey, de se trouver en face d’une histoire qui ne nous avait pas été contée de cette manière.

Tout est là bien sûr: les Espagnols et les Portugais, les Français et les Anglais, sans oublier les Hollandais; la traite, la course et l’esclavage; les cultures et les sexes mélangés dans d’ingénieux processus de métissages; des individus d’exception, déployant des actions d’éclat, parallèlement à la geste collective de groupes sociaux en lutte pour leur survie; guerres, insurrections, conflits, négociations, ruptures, alliances; des mouvements d’émancipation couplés avec des stratégies de soumission et de domination ; la liberté enfin, en attendant que se lève un jour le soleil de l’égalité, comme beaucoup attendent, à Livingston, que revienne Marcos Sanchez Diaz ou quelqu’un lui ressemblant, «noir comme l’ébène, (avec des) cheveux crépus»…

Tout est là, dans une perspective et une approche délibérément nouvelles, qui, en faisant entrer sur la scène «les oubliés de l’histoire», éloigne radicalement le lecteur des lamentations mémorielles et des tentations hagiographiques pour le camper sur le terrain de l’histoire : comprendre le passé, pour voir le présent.

Elikia M’Bokolo

Crabe

Introduction générale

«En mille huit cent deux, Marcos Sanchez Diaz arriva ici au Guatemala avec trois brigantins. Il était major, c’est pour ça qu’ici à Livingston ils le célèbrent «major, major!», ils disent. Car il était major de l’armée, à Saint-Domingue, dans la colonie, comme vous le savez... Saint-Domingue était une colonie française.

Pablo Pinto, colonel dans le cantonnement militaire de Chiquimula, ne le laissa pas s’installer ici. Il vint avec trois cents soldats attaquer Marcos Sanchez Diaz et ses troupes. Cela se passa en avril, le quatorze. Ils ne se combattirent pas. L’Espagnol l’enjoignit de se retirer, mais quand Marcos Sanchez Diaz vit que le colonel était entouré de Noirs, vraiment, il admira de voir qu’il y en avait ici, précisément au service militaire. Marcos Sanchez Diaz et ses proches se retirèrent à Punta Gorda, au Belize, et il revint en mille huit cent six au Guatemala. C’était alors le quinze mai.

Maintenant moi, j’ai quatre vingt ans. Ma mère est Maria Luisa Sanchez Gonzalez, petite-fille du fils aîné de Marcos Sanchez Diaz. Vous suivez? Je suis donc bien placé pour connaître le déroulement des choses, à l’évidence! Il faut alors dire la vérité. Marcos Sanchez Diaz, en vérité Marc Saint-Dié, a été enregistré sous ce nom par les ladinos, à son arrivée ici en Amérique centrale. Le papa de mon papa s’appelle Florencio Mejia Francisco. Petit-fils de Juan Francisco, en français Jean François, célèbre général noir qui lutta avec Toussaint Louverture, sur Saint-Domingue. Vous vous rendez compte maintenant?»1

Ainsi débute l’histoire de «la ville noire» du Guatemala, Livingston, racontée près de deux cents ans après par «Don» Beto Mejia, descendant direct du fondateur. Il ne reste guère de trace des descendants d’Africains dans le pays, hormis les quelques cinq mille noirs de cette bourgade située sur la côte caribéenne, appelés Garifunas. Les Garifunas de Livingston, ville qu’ils appellent aussi Labuga2, en attribuent la fondation à un «Haïtien», Marcos Sanchez Diaz, arrivé là en 1802 à la tête d’un groupe de Caraïbes noirs. Quelques premières précisions:

  • Les Garifunas sont issus de Saint-Vincent, dans les Petites Antilles, et leurs ancêtres y étaient connus sous le nom de Caraïbes noirs. Les Noirs de Saint-Vincent résistèrent durant près d’un siècle et demi contre les colons français et anglais, avant d’être déportés de cette île par ces derniers en 1796. Les Caraïbes noirs furent déposés par les Anglais sur l’île de Roatan en 1797, face au Honduras, puis les Espagnols les récupérèrent à leur compte, en les intégrant à la milice de Trujillo.
  • Quant aux « Haïtiens », comme le fondateur de Livingston au Guatemala, Marcos Sanchez Diaz, ils sont arrivés en Amérique centrale dès 1796, dans la milice de Trujillo (Honduras). Ils étaient appelés negros franceses par les Espagnols, du temps de la colonisation, notamment sur Saint-Domingue, dont ils ont été chassés en 1795 par Toussaint, rallié aux Français. On retrouve à la tête de ce groupe le célèbre Jean François, chef de la première heure du soulèvement général (1791) sur Saint-Domingue aux côtés de Boukman, Biassou et Toussaint, et également ancêtre de Don Beto, mon informateur clé à Livingston, au Guatemala.

Aujourd’hui encore, les Garifunas en Amérique centrale vouent un culte à leurs ancêtres issus des Antilles, à qui ils déclarent devoir leur survie partout où ils se sont installés, le long de la côte caribéenne (Nicaragua, Honduras, Guatemala, Belize). Les combats gagnés hier ajoutent-ils, sont ceux d’aujourd’hui et de demain à remporter, pour la perpétuation de la communauté garifuna. De nombreux rituels évoquent la résistance des Caraïbes noirs contre les Anglais sur Saint-Vincent, tandis que le fondateur negro frances de Livingston (Guatemala), Marcos Sanchez Diaz, est désigné par les membres influents du culte des ancêtres ou par ses descendants, comme ayant été un «chamane haïtien» et un militaire haut gradé sur Saint-Domingue («major»).

Une série de questions vient alors à l’esprit :

  • Par quels «hasards de l’histoire» des Noirs issus des Antilles alors sous domination française, negros franceses en provenance de Saint-Domingue et Caraïbes noirs issus eux de Saint-Vincent, se sont-ils retrouvés en Amérique centrale espagnole, où ils ont fondé de nombreuses localités comme Livingston au Guatemala, en pleine période esclavagiste?
  • Comment avec des personnages aussi célèbres tels que Jean François, la présence haïtienne en Amérique centrale a-t-elle pu rester aussi longtemps dans l’ombre?
  • Peut-on imaginer un instant que ces hommes épris de liberté, qui avaient lutté pour leur survie aux Antilles, aient abandonné leur combat une fois installés en Amérique centrale, alors que dans le même temps, la Première République Noire, Haïti, était proclamée en 1804?

Aucun travail de recherche approfondi n’a jusqu’à ce jour mis en évidence les raisons qui ont amené ces deux groupes parmi les plus rebelles aux Antilles, les negros franceses (Saint-Domingue) et les Caraïbes noirs (Saint-Vincent), à se rencontrer en Amérique centrale.

Le premier enjeu qui s’offrait à travers l’étude de ces groupes en migration ayant œuvré pour les différentes grandes puissances, était donc de faire le lien entre des recherches pourtant particulièrement poussées mais restées souvent cantonnées dans leurs périmètres respectifs, à l’échelle de la Caraïbe insulaire et continentale: Amérique dite latine d’un côté, Antilles françaises de l’autre, etc. D’autres cloisonnements dans la recherche américaniste ont également été dépassés sur des régions comme les Andes, entre étude des Amérindiens des hauts-plateaux, et groupes situés plus dans les terres basses en Amazonie.

Dans un deuxième temps, il s’est agit de reconstruire cette histoire en consultant les archives du Guatemala, de Cuba, de Guadeloupe, et du fort de Vincennes (France), pour ensuite la confronter avec l’histoire orale des Garifunas d’aujourd’hui recueillie à Livingston (Guatemala).

En retraçant cette histoire, premier volet d’une thèse présentée en 20013, j’ai pu constater que derrière «l’arbre» de la fondation de Livingston au Guatemala, se cache une «forêt», celle effectivement de descendants d’esclaves africains qui, aux Antilles, luttèrent pour la terre et la liberté, en étant impliqués directement et dans la continuité, des Révolutions française et haïtienne (1791-1804), aux indépendances du Nouveau Monde emmenées par Simon Bolivar (1810-1830). Saint-Domingue, devenue Haïti dans sa partie ouest en 1804, s’affirme alors comme une plaque tournante entre la Caraïbe insulaire et le reste des Amériques latines, au centre des enjeux dans le Nouveau Monde entre Noirs insurgés et patriotes créoles, Espagnols, Anglais, puis Français…

On donnera aussi à voir sous un autre jour les alliances et conflits entre ces maîtres qui se disputaient les services de Noirs rebelles, pour l’emporter dans le Nouveau Monde. Et bien au-delà, en choisissant le terrain des Amériques comme prisme dans l’observation des conflits européens, ce sont ainsi des pans entiers de l’histoire du Vieux continent qui sont à repenser : guerres de succession, France révolutionnaire contre monarchies liguées, luttes internes à la Révolution revues à travers l’opposition entre pro et anti-abolitionnistes, sont ramenés dans le contexte de l’époque coloniale, qui vit la Caraïbe devenir la nouvelle «frontière impériale» (Bosch, 1981).

Cette recontextualisation est également mise en perspective, à travers des parcours d’hommes. On suivra documents d’archive à l’appui l’action des Caraïbes noirs, des negros franceses, des Victor Hugues, Pétion, Christophe, Girondins, Jacobins, Sonthonax, D’Estaing, La Fayette, Bolivar, Toussaint Louverture, Miranda, etc., mais aussi et surtout on révèlera le rôle d’acteurs moins connus, et pourtant non moins emblématiques:

  • le mulâtre Jean-Baptiste Bideau, d’abord corsaire de Victor Hugues en Guadeloupe sous la Révolution française (1795-1799) pour répandre la «loi des Français» aux Amériques (abolition et République), sauva la vie à Bolivar deux décennies plus tard sur une plage du Venezuela, en 1816. Entre-temps, le flambeau de l’émancipation dressé par la France abolitionniste avait été abandonné par Napoléon lorsqu’il rétablit l’esclavage (1802). Haïti prit le relais, en abritant et soutenant les patriotes d’Amérique latine.
  • Gil Narciso, negro frances pourtant au service de l’Espagne à Saint-Domingue et en Amérique centrale, participa aux soulèvements des Grandes Antilles espagnoles dans les années 1810, cette fois en relation directe avec la jeune République noire, Haïti. L’empire espagnol, alors au pire de son déclin, subissait là des déstabilisations qui l’entraînèrent encore un peu plus dans la chute.
  • Et combien d’autres personnages encore…

Ces groupes noirs en migration, d’une colonie à l’autre, furent certes utilisés par les grandes puissances, dans leurs guerres européennes, aux Amériques. Mais ces troupes auxiliaires ne représentaient-elles pas dans le même temps une menace interne pour les grandes puissances? Comme je le montrerai dans cet ouvrage, ces troupes d’élites noires étaient de véritables réseaux dormants: en servant officiellement les intérêts des puissants selon les périodes et les territoires coloniaux, elles jouaient «leur partie» en pouvant à tout moment être activées, jusqu’à se retourner contre leurs alliés européens, dès lors qu’il s’agissait de protéger leurs seuls privilèges, ou plus largement de faire triompher l’idéal universel de liberté.

Qui s’est donc le plus servi de l’autre, pour arriver à ses fins?

La force de frappe de ces troupes noires dans les moments clés de l’émancipation aux Amériques – révolutions américaine, française, haïtienne et bolivarienne – n’a t-elle pas permis de changer la face du monde, en bouleversant les équilibres géopolitiques, du Nouveau Monde à la Vieille Europe ?

N’est-il pas temps, enfin, de rendre à ces générations successives de descendants d’Africains, et même d’Amérindiens, aux oubliés de l’Histoire, ce dont ils ont trop souvent été privés: la fierté d’avoir été déterminants dans l’émancipation des Amériques (abolitions et indépendances), en se jouant des divisions internes aux grandes puissances, pour faire triompher leur cause?

Révolution dans les révolutions:

quand la Révolution, aux Amériques, était nègre…

TABLE DES MATIÈRES

Introduction

Première Partie

«Résistances» aux Amériques: les rescapés de Saint-Vincent

I. Esclavage et lutte des Noirs dans le Nouveau Monde: une diversité de cas

  • La colonisation espagnole des Grandes Antilles et de l’Amérique centrale
  • Premiers contingents importants d‘esclaves noirs aux Amériques
  • Résistance des descendants d’Africains: «marrons», Noirs et mulâtres libres.
  • Les mulâtres, groupe d’ascendance africaine majoritaire en Amérique centrale

II. La résistance des Caraïbes à l’extermination dans les Petites Antilles

  • Les Caraïbes contiennent les Espagnols (1500-1600) et tolèrent les flibustiers
  • Les nord-européens s’emparent des Petites Antilles (1600-1635)
  • Les raids des Caraïbes répondent aux expulsions de leurs îles
  • Les colons se disputent l’alliance avec les Caraïbes qui sont pris entre deux feux

III. Les Caraïbes noirs (Saint-Vincent) poursuivent la lutte contre le colon

  • Des Indiens caraïbes aux Caraïbes «rouges» et «noirs»
  • Les Noirs et leurs «nouveaux maîtres» caraïbes, alliés contre les colons
  • Les Noirs supplantent les Caraïbes et repoussent les Français: les «Caraïbes noirs» sont nés

Deuxième Partie

Caraïbes noirs et negros franceses dans le feu du Siècle des Lumières

I. Les Caraïbes noirs, alliés à la France, résistent aux Anglais

  • Les Caraïbes noirs s’allient aux Français, contre les Anglais
  • Saint-Vincent avec le traité de Paris, devient anglaise; les Caraïbes noirs temporisent

II. Saint-Domingue sous la Révolution française et le visionnaire Toussaint

  • Les «insurgés du Nord» (negros franceses): des révolutionnaires royalistes?
  • Sonthonax gagne les Noirs à la République en abolissant l’esclavage (1793)
  • Toussaint, rallié à la France abolitionniste, chasse de Saint-Domingue les Espagnols et leurs alliés negros franceses

III. Après 1795, les Noirs d’Haïti l’emportent, ceux de Saint-Vincent sont déportés

  • Face au rétablissement de l’esclavage (1802), Haïti est proclamée (1804)
  • Après la mort de Chatoyer, les Caraïbes noirs sont déportés de Saint-Vincent (1796)

Troisième Partie

Noirs de toutes les révolutions…: vers l’indépendance du Nouveau Monde

I. Les Espagnols perdent du terrain dans le bassin caribéen

  • Guerres franco-ibériques dans les Indes : la France rêve de Nouveau Monde
  • Les pirates pilonnent le système de défense espagnol, en mer comme sur terre
  • Les Anglais profitent de la contrebande et de leurs pirates pour s’implanter
  • La montée en puissance des Provinces-Unies
  • Le bassin caribéen, théâtre des guerres de succession européennes
  • Intensification du conflit anglo-espagnol et dernier asiento à la fin du XVIIIe s.

II. Du «mal» français et haïtien, à Bolivar: vers l’émancipation aux Amériques

  • En perdant la Jamaïque au profit des Anglais, les Espagnols soutiennent les Maroons
  • De Miranda à Victor Hugues, la Révolution française menace l’empire espagnol
  • Des negros franceses d’Amérique centrale attaquent Cuba et Saint-Domingue: activation des «réseaux dormants»
  • Haïti menace tout l’empire espagnol en aidant les «créoles» tel Bolivar
  • Chassés des Amériques par les indépendantistes abolitionnistes, les Européens abandonnent l’esclavage

III. Caraïbes noirs et negros franceses redéployés en Amérique centrale

  • Les esclaves noirs défendent le Reino de Guatemala: vers l’affranchissement
  • Negros franceses et caribes negros défendent le Reino de Guatemala, dans la milice
  • Des «esclaves du roi» repoussent Horace Nelson: ils sont affranchis
  • Peur de la révolution haïtienne et de la liberté de mouvement des Caraïbes noirs
  • Dans une Amérique centrale en guerre, des Garifunas rejoignent le Belize et le Nicaragua
  • Caraïbes noirs et negros franceses s’installent au Guatemala (1802-1878)

Conclusion: Marcos Sanchez Diaz est-il vraiment… mort?

Notes

  1. Traduit de l’espagnol.
     
  2. Ce terme dérive de l’espagnol la boca («la bouche»), allusion directe à son emplacement géographique à l’embouchure du Rio Dulce. C’est en 1831 que les autorités guatémaltèques baptisèrent sous le nom de Livingston cette bourgade peuplée par les Caraïbes noirs.
     
  3. Rey N., Les Ancêtres noirs «révolutionnaires» dans la ville caribéenne d’aujourd’hui: l’exemple de Livingston, Guatemala, thèse de Sociologie du développement sous la dir. de M. Haubert, Paris1 Panthéon-Sorbonne, décembre 2001.

Crabe
 

  

Caraïbes noirs, «negros franceses» et autres « oubliés » de l’Histoire par Véronique LAROSE.
 

  

Des Antilles à l’Amérique centrale: le périple des Noirs «révolutionnaires»
 

  

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Marcos Sanchez Diaz est-il vraiment… mort ?
 

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