Mesdames
et messieurs, bonjour!
Je voudrais tout d’abord me présenter
à vous: je m’appelle Jane ETIENNE et je suis professeur
certifié-stagiaire de créole au Collège Julien
Nicolas de Fort-de-France et chercheur–associé au GEREC-F.
Le GEREC-F est, comme vous le savez sans doute, le groupe d’études
et de recherches en espace créole et francophone dont le
directeur est le professeur Jean Bernabé de l’Université
des Antilles et de la Guyane. Le GEREC-F fête en cette année
2003 sa 30è année d’existence et est fort de
127 publications dans des domaines aussi divers que la linguistique,
l’anthropologie, la littérature, l’ethnobotanique,
la traductologie ou l’histoire des sociétés
créoles.
Je suis heureuse, en ce 28 octobre, Journée Internationale
du Créole, d’intervenir devant vous sur le thème
de la littérature créole comme cela m’a été
demandé par le CCEE.
Introduction
Contrairement à une idée reçue, l’écrit
en créole est très ancien d’une part et d’autre
part, on trouve des écrits dans cette langue tout au long
des 3 siècles et demi d’histoire de nos différents
pays. Pour synthétiser les choses, je vais vous proposer
une périodisation en 3 temps forts de l’écrit
et de la littérature créolophones :
- ce que j’appellerai la proto-littérature
créole qui va de la fin du 17è siècle
(aux alentours de 1670–80) à 1850.
- ce que j’appellerai la pré-littérature
créole qui va de 1850 à 1950-60.
- ce qu’il convient d’appeler désormais la
littérature créole
qui s’étend de 1950-60 à nos jours.
1. La proto-littérature créole
Le terme «proto» vous est plus familier en histoire
où l’on parle de proto-histoire pour qualifier la période
qui se situe à la charnière entre le temps préhistorique
et le temps historique. Ce terme renvoie à une strate profonde,
très archaïque du développement de l’humanité.
Eh bien, on peut l’utiliser pour signifier la même chose
s’agissant de l’écrit en créole. En effet,
entre la fin du 17è siècle et la fin du
19è siècle, nous avons affaire à
deux sous-périodes:
Une première qui couvre le 17è et le 18è
siècles, période dans laquelle on trouve des traces
de proto-créole dans les écrits des premiers chroniqueurs
tels que le Père Labat (dans son «Nouveau voyage
aux Isles de l’Amérique»), le père
Breton ou le père Dutertre. Je dis «proto-créole
» car il s’agit d’une période floue au
plan linguistique, mal connue en tout cas, qui est caractérisée
par l’existence de ce que l’on a appelé le baragouin,
sorte de langage mêlé, de pidgin, utilisé par
les Caraïbes, les Espagnols, les Français et les Anglais
pour se comprendre entre eux. Beaucoup de linguistes pensent que
le baragouin est l’ancêtre
du créole actuel car les rares énoncés dont
nous disposons (en général de courtes phrases ou des
dialogues) annoncent des structures grammaticales similaires à
celles que mettra en œuvre le créole à la fin
du 17è siècle. Disons, pour bien cadrer
les choses que le baragouin est d’abord né du contact
avec les Espagnols au 16è siècle, puis
avec celui des Français et des Anglais au 17è.
Pendant les 50 premières années de la colonisation
des Petites Antilles par ces deux nations – de 1625 à
1670-80, le baragouin est l’unique outil de communication
entre autochtones caraïbes et conquistadors et colons européens.
Avec l’arrivée de plus en plus massive d’Africains,
suite au succès de la commercialisation du sucre en Europe,
ce baragouin va se transformer en une véritable langue, le
créole, qui sera la langue de la toute première
génération d’enfants blancs et noirs né
aux Antilles. Le mot créole désigne d’ailleurs
toute personne «née et élevée en Amériques»
mais de parents non-américains (c’est-à-dire
de parents européens ou africains) par opposition aux vrais
Américains que sont les Caraïbes.
Le premier écrit d’importance dans cette nouvelle
langue – qui s’impose tant aux Blancs qu’aux Noirs
– est une traduction de «La Passion selon Saint-Jean».
Il s’agit donc d’un texte religieux visant probablement
à l’éducation des esclaves noirs. On y découvre
une similarité frappante avec ce que nous appelons aujourd’hui
le créole bien que le fait que son auteur, probablement un
ecclésiastique métropolitain, n’étant
pas créolophone natif, se livre parfois à un mélange
de créole et de français. Cela c’est pour le
17è siècle.
Quand au passe au 18è siècle, on découvre
toute une série de chansons et de poèmes écrits
en créole par des Blancs créoles, des Békés
de Saint–Domingue, dont le fameux «Lisette quitté
la plaine», daté de 1754, qui fait office aujourd’hui
de tout premier texte créole à vocation littéraire.
L’auteur, Duvivier de la Mahautière était magistrat
et non planteur de canne à sucre, ce qui dénote la
richesse de Saint-Domingue par rapport aux Petites-Antilles où
presque tous les Békés se consacraient aux tâches
productives. «Lisette quitté la plaine»
est le champ d’amour d’un esclave noir pour sa belle
qui s’est enfuie avec un autre. Il est écrit sous la
forme européenne du sonnet à la manière de
Ronsard et Du Bellay.
Permettez-moi d’en citer la première strophe :
Lisette quitté la plaine
Moin perdi bonheu moin
Zié moin semblé fontaine
Dipi moin pa miré toué.
Le jou, quand moin coupé canne
Moin songé zamour a moué
La nuit, quand moin dans cabanne
Dans dormi, moin quimbé toué.
Comme vous le voyez, la langue utilisée par Duvivier de
la Mahautière, le créole haïtien du milieu du
18è siècle nous est tout à fait
compréhensible, à nous créolophones du début
du 21è siècle. Il faut toutefois garder
à l’esprit qu’il a toujours existé divers
niveaux de créole dès l’instant où le
créole s’est instauré comme médium de
communication principal dans les îles françaises d’Amérique.
On peut supposer, en effet, que la variété de créole
utilisée par les Békés était différente
de celle des Mulâtres qui eux–mêmes usaient d’une
variété différente de celle des esclaves noirs
créoles lesquels parlaient sûrement différemment
des esclaves noirs «bossales» c’est-à-dire
nés en Afrique. C’est pourquoi le créole de
«Lisette quitté la plaine» ne saurait
en aucune façon refléter la manière de parler
créole de la majorité noire de Saint-Domingue au 18è
siècle. Il n’en demeure pas moins que nous avons là
un témoignage fort intéressant et de toutes façons
irremplaçable.
Il est bon de noter également que la totalité des
textes créoles écrits à cette époque
étaient le fait des Blancs créoles pour la simple
et bonne raison que le «Code Noir» de 1685 interdisait
d’apprendre à lire et à écrire aux esclaves
noirs. Il ne faut pas s’étonner non plus de constater
que pendant cette période qualifiée par moi de «proto-littérature
créole», les Békés utilisaient ce qu’ils
appelaient «le jargon des Nègres» pour faire
œuvre littéraire car le créole était aussi
leur langue maternelle. Blancs
et Noirs ont créé de concert cette nouvelle langue
pendant les 50 premières années de la colonisation
des Antilles et c’est par pure idéologie qu’à
partir de 1680, les Békés ont rejetés le créole
dans la nègrerie. Il s’agit là d’un
reniement purement idéologique car dans la réalité,
ils n’ont jamais cessé, à aucun moment de nos
3 siècles et demi d’histoire, de parler ou d’écrire
le créole. Nous en avons la preuve dans l’ouvrage de
Girod de Chantrans, «Voyage d’un Suisse aux Isles
de l’Amérique», datant de 1784, qui s’indigne
de voir que les plus belles filles de l’aristocratie blanche
créole de Saint-Domingue s’exprimaient continuellement
en créole.
Ce qui frappe, au niveau strictement littéraire dans les
chansons et poèmes écrits en créole par les
Békés au 18è siècle, c’est
le fait qu’il ne comporte aucune recherche d’authenticité
créole, qu’ils s’alignent purement et simplement
sur les modèles littéraires français, les seuls,
il est vrai, qu’ils avaient à leur disposition. Au
même moment, leurs esclaves noirs élaboraient une extraordinaire
littérature orale créole – une «oraliture»
comme on dit aujourd’hui – faite de contes, de proverbes,
de devinettes, de chants etc…qui perdure jusqu’à
nos jours. On ne trouve nulle trace de cette oraliture nègre
dans les écrits des Blancs créoles. Cette attitude
que l’on peut qualifier de mimétisme, voire de syndrome
mimétique, se retrouvera tout au long de la littérature
antillaise, même celle qui s’écrira en français
et même celle plus tard qui sera l’œuvre des Mulâtres,
puis des Nègres. Il a fallu attendre le grand cri de la Négritude
poussé par Aimé Césaire dans les années
30 du 20è siècle pour qu’une révolution
s’opère et pour que la littérature antillaise
cesse d’être un simple appendice de la littérature
française.
A la fin du 18è siècle, nous tombons sur
une vraie curiosité à la fois linguistique et juridique
: les 40 proclamations de l’ère
révolutionnaire, puis napoléonnienne rédigées
en créole. Nous disposons des textes de ces 40 proclamations
en guyanais, en guadeloupéen, en martiniquais en haïtien
et même en louisianais. Ce sont les seuls et uniques textes
juridiques français rédigés dans une autre
langue que le français et publiés au journal officiel
de la toute nouvelle République française. A l’examen
de ces proclamations, leur caractère oral saute aux yeux
ou plutôt le fait qu’ils étaient destinés
– selon l’étymologie même du mot «proclamer»
– à être dits à haute voix. C’était
là une pratique tout à fait courante en France jusqu’à
ce qu’à la fin du 19è siècle, Jules Ferry
instaure l’école gratuite et obligatoire. Les Français
des 17è, 18è et 19è
siècles étaient en effet majoritairement analphabètes
si bien que les rois, puis les dirigeants révolutionnaires
usaient de la pratique qui consistait à faire battre le tambour
sur les places publiques des villages et à faire lire les
textes de lois. En général, ces textes étaient
lus en français, puis immédiatement traduits dans
la langue locale (breton, occitan, basque, corse etc…) mais
parfois, ils étaient rédigés dans la langue
locale elle-même. C’est ce qui s’est passé
aux Antilles.
Les proclamations en créole sont de deux sortes: celles
de la période révolutionnaire en général
très progressistes et émancipatrices; celles de l’ère
napoléonienne qui a suivi en général réactionnaires
et sournoisement favorables au rétablissement de l’esclavage.
Toujours est-il qu’ils constituent tous un trésor,
un témoignage irremplaçable sur le créole tel
qu’il était parlé à l’époque
et aujourd’hui, on n’a pas encore fini de les analyser
tous. Ils mériteraient d'ailleurs d'être publiés
et commentés dans un seul ouvrage, ce que le GEREC-F souhaite
faire depuis longtemps et qu’il ne peut pas faute de moyens
financiers. Avis donc aux assemblées locales!
Quand on examine le type de créole utilisé dans ces
proclamations, on est en droit de supposer, vu le mélange
de créole et de français qu’on y trouve, qu’ils
ont dû avoir été rédigés de concert
par des Blancs créoles et des révolutionnaires français,
puis des officiers napoléoniens.
Permettez-moi de vous citer un court extrait de la «Proclamation
du 8 novembre 1801» signé «par Primié
Consil : Napoléon Bonaparte»:
«Paris, 17 Brimer, an 10 Répioblik francé,
yonn é endivisib.
Consils La Répiblique francé a tout zabitans
Saint–Domingue
Qui ça vout tout yé, qui couleur vous yé,
qui côté papa zot vini, nous pas regardé ça
; nous savé tant selman que zote tout libre, que zote toute
égal doubant bon Dié é dans zieur la Répiblique…
Capitaine Général Leclerc, que nous voyé
pour commandé Saint–Domingue, li méné
avec li tout plen navire, tout plen soldat, tout plen canon ;
mais pas crère sila–yo qui va di zote que Blanc vlé
faire vous esclave encore…»
En résumé, on constate que les textes de cette première
période – dite «proto-littérature »
– sont peu nombreux et disparates mais assez significatifs.
De toutes façons ce sont les seuls documents dont nous disposons
et ils gagneraient à être connus d’un large public
pour une meilleure compréhension de notre histoire car l’écrit
et la littératures en créole sont les grands oubliés
de cette dernière. Je le répète: on a toujours
écrit en créole dans nos pays et cela très
tôt. L’écrit créole ne commence pas à
la fin du 20è siècle, comme se l’imagine
trop souvent le grand public, avec Joby Bernabé, Hector Poullet,
Monchoachi, Max Rippon, Raphaël Confiant ou Térez Léotin
mais bien à la fin du 17è siècle
avec la traduction de «La Passion selon Saint-Jean».
2. La pré-littérature créole
Si je la fais commencer en 1850 pour une commodité de date,
en fait elle commence un peu avant avec la traduction des fables
de la Fontaine en créole, cela à La Réunion
avec François Héry, se continue en Martinique avec
François Marbot (1846), se poursuit en Guadeloupe avec Paul
Baudot (1860) et en Guyane avec Alfred de Saint–Quentin (1874)
pour prendre un nouvel élan au début du 20è
siècle avec l’Haïtien Georges Sylvain (1805).
La traduction des fables de La
Fontaine en créole est la seule véritable tradition
d’écriture en langue créole dont nous disposons
à ce jour.
Elle est ininterrompue puisqu’en 1958, par exemple, le Martiniquais
Gilbert Gratiant publie le magnifique «Fab Compè
Zicaque» connu de tous, en 1979, Monchoachi, également
martiniquais, publie «Bel Bel Zobel», en 2002,
Hector Poullet et Sylviane Telchid publient «Zayann».
C’est sans doute pourquoi au programme du CAPES de créole,
«La Fable créole» est au programme de
la dissertation littéraire depuis bientôt 3 ans. On
constatera que si le genre littéraire qu’est la fable
a culminé avec La Fontaine, en France, au 17è
siècle, qu'il a complètement disparu du paysage littéraire
français alors qu’il est toujours bien vivant en terre
créole. Cela est dû au fait que bien qu’il ait
été graphié dès la fin du 17è
siècle, le créole est resté une langue massivement
orale jusqu’aux années 70 du 20è
siècle. La plupart des écrits en créole ont,
jusqu’à cette date, privilégié les genres
proches de l’oralité: chanson, poésie et donc
fable.
Je vais m’intéresser, faute de temps, à un
seul de ces fabulistes, le Martiniquais François Marbot qui
publie en 1846, à deux ans donc de la deuxième et
définitive abolition de l’esclavage, un ouvrage significativement
intitulé «Les Bambous-Fables de la Fontaine travesties
en patois créole par un vieux commandeur». D’ores
et déjà, je peux vous dire que c’est le texte
littéraire martiniquais qui a connu le plus grand succès
de toute notre histoire puisqu’il a bénéficié
de pas moins de 7 rééditions depuis sa première
parution, la dernière en date étant le fait du GEREC–F
en 2001.
Examinons donc ce titre! D’abord «Les Bambous»:
a priori, il n’y a aucune raison valable d’intituler
de la sorte une traduction des fables de La Fontaine mais en y réfléchissant,
on peut y voir une manière pour François Marbot d’enraciner
son texte dans la réalité antillaise et même
la réalité antillaise la plus profonde, la plus «
sauvage », puisque contrairement à la canne à
sucre, le tabac ou le café, le bambou n’est pas une
plante que l’on cultive. Il se niche au creux des ravines
les plus obscures, souvent en pleine forêt, et est, dit–on,
le gîte du fameux «fer–de–lance»,
notre serpent trigonocéphale si venimeux. Continuons l’examen
du titre, si vous le voulez bien! «Fables de La Fontaine travesties»:
ce mot «travesties» nous interpelle. En effet, Marbot
ne dit pas «traduites» ou «transposées»
mais «travesties». Ce mot est à prendre dans
plusieurs acceptions:
- d’abord «travesties» signifie qu’il
ne s’agit pas d’une traduction car on ne saurait valablement
traduire d’une vraie langue comme le français vers
un vulgaire jargon de Nègres tel que le créole.
Toute traduction implique, en effet, un minimum d’égalité,
ou plutôt de comparabilité, entre deux langues.
- ensuite « travesties » peut vouloir dire que l’auteur
inscrit son œuvre dans l’école française
du travestissement tel que l’a exemplifié un Scarron,
par exemple. Il s’agit, pour aller vite, de traiter d’un
sujet sérieux ou grave sur un mode burlesque. Si La Fontaine
était un auteur sérieux, quoique non dépourvu
d’humour, pour des Nègres incultes (car l’ouvrage
de Marbot leur est, en principe, destiné), une traduction
burlesque, un simple travestissement suffit.
- enfin « travesties » veut surtout dire que Marbot
va se livrer à une véritable manipulation sur les
Fables de La Fontaine, une manipulation idéologique. On
sait que les fables de ce dernier délivrait, dans leur
morale, placée le plus souvent à la fin du texte,
un message d'abnégation, de générosité
ou de courage. Chez Marbot, tout au contraire, le message sera
celui de l’obéissance aux puissants, celui de la
servilité et de la lâcheté.
Prenons, par exemple, la fameuse fable intitulée «Le
Loup et le Chien». Chez le fabuliste français, un loup
efflanqué et affamé rencontre dans les bois un chiens
gros, gras et vaillant. Apprenant que le chien est nourri par un
bon maître, le loup décide de le suivre mais, chemin
faisant, il découvre une trace autour du cou du chien lequel
lui apprend que cela est dû au collier avec lequel il reste
attaché toute la journée. Le loup, bien qu’affamé,
refuse de continuer à le suivre car pour lui, la liberté
n’a pas de prix. Chez Marbot, la fable créole suit
le même parcours narratif que celui de la fable française
mais lorsqu’on arrive à la fin du texte, à la
morale donc, le fabuliste créole opère un virage à
360°.
Permettez–moi de vous la lire:
Loup–la té ni yon mauvais sentiment :
Sèvi Béké pli bon
Passé allé marron
Pou vive dans bois évec serpent.
Et obligé allé volé
Pou mangé,
Sa pa lavie pou yon chritien
Meinnein.
Il est clair que Marbot transpose la fable du Loup et du Chien
à la réalité antillaise et qu’à
ses yeux, le loup représente le Nègre marron, en rupture
de ban avec la société esclavagiste mais famélique
car obligé de faire des razzias sur les habitations pour
pouvoir se nourrir. Le chien, au contraire, symbolise ici le Nègre
d’habitation, le bon Nègre, qui accepte sans trop rechigner
de couper la canne à sucre et de subir toutes sortes de sévices.
Publié en 1846, le livre de Marbot dénote une tentative
désespérée de sauvegarder le système
esclavagiste à une époque où le marronnage
s’amplifie et où l’abolitionniste Victor Schoelcher
est en passe de gagner son combat. Comme pour les proclamations
en créole de la fin du 18è siècle,
les Fables de Marbot ne sont pas destinées, bien évidemment,
à être lues directement par les esclaves puisque les
Nègres sont toujours dans les fers et ne savent ni lire ni
écrire. Il semblerait que cet ouvrage ait été
destiné aux maîtres blancs afin qu’ils le lisent
le soir, à la veillée, à leurs esclaves, tradition
fort ancienne puisqu’elle commença dès la fin
du 17è siècle avec la lecture de la Bible
aux mêmes esclaves.
D’ailleurs, trois ans avant l’ouvrage de Marbot, en
1843 donc, un ecclésiastique, l’Abbé
Goux, avait publié un «Catéchisme
en langue créole» destiné à l’édification
des Noirs mais cet ouvrage ne fut pas utilisé dans les colonies
antillaises. Les Békés y firent opposition à
l’idée que les Nègres, déjà en
pleine ébullition suite à l’abolition de l’esclavage
dans les îles anglaises en 1833, ne prennent au mot le message
de fraternité et d’égalité contenu dans
le message chrétien. Il est fort dommage pour le créole
que cet ouvrage ait été retiré de la circulation
peu après sa publication car nous avons l’exemple de
maintes langues à travers le monde qui ont pris leur essor
à partir de la traduction de la Bible: l’exemple le
plus célèbre est la traduction de Luther en allemand.
Mais ce fut le cas aussi du russe, du finlandais et beaucoup plus
tard de beaucoup de langues négro–africaines et amérindiennes.
Il aurait aussi fallu se pencher sur les fables de Baudot (1860)
en Guadeloupe, De Saint–Quentin (1974) en Guyane ou Georges
Sylvain (1905) en Haïti mais le temps nous manque. Disons en
résumé que cette tradition d’écriture
a donné un premier élan à l’écrit
en langue créole en le crédibilisant aux yeux d’une
certaine fraction de l’élite quand bien même
le créole continuait à subir les effets dévastateurs
de la diglossie. On peut
très grossièrement définir ce dernier terme
comme la situation d’une communauté linguistique qui
possède deux idiomes, l’un dite langue haute qui est
utilisée pour les besoins communicatifs nobles et liés
à l’écrit (administration, justice, église,
école etc…), l’autre dite langue basse qui est
utilisée pour la communication quotidienne et qui fonctionne
principalement à l’oral. Le français est, en
l’occurrence, la langue haute et le créole, la langue
basse. Il ne s’agit pas là, toutefois, d’une
situation figée: une espèce de conflictualité
permanente règne entre les deux idiomes selon le principe
que dé mal krab pa ka viv adan an menm twou. Chacune
essaie de déborder de sa niche communicative, d’empiéter
sur le domaine de l’autre: le français tente de pénétrer
notre oralité quotidienne tandis que le créole s’efforce
de percer à l’écrit. Il est clair que si rien
n’est fait pour pacifier les relations entre les deux langues
qu’à plus ou moins long terme, la plus forte finira
par l’emporter. Le pot de fer gagnera fatalement contre le
pot de terre. Et, dans le cas qui nous concerne, tout le monde sait
très bien qui est le pot de terre.
3. La Littérature créole (1850 à nos jours)
On peut considérer que la littérature créole
proprement dite prend son essor avec les Fables de François
Marbot mais ne commence vraiment à s’affirmer qu’en
1885 lorsque le Guyanais Alfred Parépou publie le tout premier
roman an langue créole, «Atipa». Il
s’agit d’un gros livre de 12 chapitres et de 222 pages
rédigé entièrement en créole guyanais.
Cet ouvrage majeur a eu une histoire curieuse. En effet, il semble
que l’auteur, masqué derrière le pseudonyme
de Parépou (nom d’un arbre de la forêt guyanaise),
ait fait imprimer le livre en France (à l’époque
la Guyane était dépourvue d’imprimerie) mais
ne l’ait pas vendu en Guyane. Il semblerait qu’il ne
l’ait distribué qu’à quelques amis, si
bien que le nom de l’auteur et le titre du livre ont figuré
pendant un bon siècle dans la plupart des bibliographies
guyanaises mais que personne n’avait lu l’ouvrage.
On notera qu’un grand linguiste allemand de la fin du 19è
siècle, Hugo Schuchardt, l’avait eu entre les mains
puisqu’il a écrit un article dessus dans une revue
de linguistique de son pays. «Atipa»,
premier roman jamais écrit en langue créole,
avait fini par devenir un mythe. Existait–il vraiment? Où
pouvait–on s’en procurer un exemplaire? Nulle part!
Même pas à la Bibliothèque Nationale de France
où jusqu’en 1980 n’existait que la fiche signalant
que cet ouvrage y avait été déposé mais
impossible de le trouver. Il a fallu des recherches dans l’unique
endroit où sont stockés la majorité des écrits
publiés à travers le monde, la Bibliothèque
du Congrès à Washington, pour enfin mettre la main
dessus. Et en 1982, «Atipa» était republié
après cent ans de solitude et de silence, obtenant du même
coup une distinction rare de la part de l’UNESCO, celle d’«œuvre
représentative de l’humanité»,
distinction que n’a reçu à ce jour aucune œuvre
antillaise en langue française.
Ce qu’il y a d’assez extraordinaire dans le roman
d’Alfred Parépou, c’est à la fois la revendication
linguistique et culturelle qu’il comporte et le message politique
qu’il véhicule. Parépou est d’abord le
premier auteur créolophone a innover au plan de la graphie
puisqu’il invente un système mixte, mi-étymologique
mi-phonétique, dans lequel tous les mots ayant une origine
française évidente, sont notés avec l’orthographe
française tandis que tous ceux qui ne le sont pas (mots amérindiens,
africains ou créés par le créole lui-même)
sont notés phonétiquement. Ensuite, l’auteur
déclare dans la préface d’«Atipa
»:
«Mo chè compatriote yé-la, a pou zote
ounso mo écri sa liv-a. A criole qui là, a pas françé»
(Mes chers compatriotes, c’est pour vous seuls que j’ai
écrit ce livre. C’est un livre en créole,
pas en français.)
Cette prise de position est tout à fait étonnante
dans la mesure où, en 1885, nous sommes, tant en Guyane qu’aux
Antilles, en pleine période d’assimilation. Dès
l’abolition en 1848, les frères de Ploërmel ont
débarqué et ont commencé à instruire
les anciens esclaves noirs. Chacun comprend que seule la maîtrise
rapide de la langue française permettra d’échapper
au statut néo-servile – celui d’ouvrier agricole
– qui est devenu celui de la grande majorité des anciens
esclaves. En effet, contrairement aux Etats–Unis où
chaque esclave s’est vu doter, à l’abolition,
de 40 acres de terre et d’un mulet, les nouveaux libres antillais
et guyanais n’ont rien obtenu. Ils ont été obligés
soient de se réfugier dans les mornes pour se livrer à
la petite agriculture vivrière soit de trouver embauche sur
les mêmes plantations de canne à sucre où ils
étaient, il y a peu, esclaves.
Dans un tel contexte socio-historique, il est compréhensible
que tout ce qui est créole, et au premier chef la langue,
apparaît comme un frein à l’émancipation
définitive laquelle ne peut être obtenue que grâce
à la maîtrise de la langue et de la culture françaises.
L’école devient la
seule planche de salut du Nègre. On mesure donc mieux
l’audace d’Alfred Parépou quand il décide
en 1885 d’écrire un livre entièrement en créole
et quand tout au long de l’ouvrage, il ne cesse de répéter
«Créole a nous langue» (Le créole
est notre langue). On peut cependant comprendre pourquoi c’est
en Guyane qu’un tel livre ait apparu et non dans la brillante
ville de Saint-Pierre de la Martinique, forte de plusieurs journaux,
d’un théâtre et d’institutions scolaires
renommées.
En effet, la découverte
de l’or et la ruée qui s’en est suivie en Guyane,
à la fin du 19è siècle, a ruiné
d’un seul coup la société d’habitation
alors qu’aux Antilles, celle–ci perdurera encore un
bon siècle. L’or rend inutile désormais
la canne à sucre et toute culture agricole d’autant
que les crises sucrières de l’époque –
la canne commençant à être sévèrement
concurrencée par la betterave – n’encourage guère
à s’acharner au travail de la terre. La ruée
vers l’or, avec l’arrivée d’immigrants
de partout (de Martinique, Barbade, Sainte-Lucie, France etc…)
va bouleverser la société guyanaise, inaugurant chez
les Créoles guyanais ce sentiment d’être minoritaires
dans leur propre pays qui est toujours très fort de nos jours.
L’ouvrage en créole d’Alfred Parépou vise
donc à réagir contre cette situation et à définir
ce que l’on pourrait appeler la guyanité
ou version guyanaise de la créolité.
Changeons de pays, si vous le voulez bien, et tournons-nous à
présent vers Haïti. On sait que ce pays, au terme d’une
lutte de libération nationale sans merci, défit les
troupes envoyées par Napoléon Bonaparte et proclama
son indépendance le 1 janvier 1804 dans la ville de Gonaïves.
Ce jour–là, le général en chef, Jean-Jacques
Dessalines, dans un geste d’une portée symbolique extraordinaire,
décida de supprimer l’appellation coloniale de Saint–Domingue
et de rebaptiser le pays de son ancien nom amérindien d’Haïti
qui signifie «pays des hautes montagnes». Ensuite, il
déchira la partie blanche du drapeau tricolore français
et constitua le drapeau haïtien qui arbora donc les couleurs
rouge et bleu.
En bonne logique, on aurait pu penser qu’il aurait continué
sur sa lancée et qu’il aurait remplacé le français
par le créole comme langue officielle du nouvel état.
Rappelons ici qu’hormis le Mulâtre Pétion, les
chefs révolutionnaires haïtiens, notamment Toussaint-Louverture
et Dessalines, étaient des créolophones unilingues.
C’est d’ailleurs en créole que Dessalines prononça
son discours de proclamation de l’indépendance le 1
janvier 1804. Mais là, un événement inexplicable
se produisit: son secrétaire particulier, Boisrond-Tonnerre,
jeune nègre cultivé et brillant, traduisit immédiatement
en français le discours de Dessalines devant une foule de
soldats et de pays entièrement créolophone et ne comprenant
pas un traître mot de français.
Cette apparente bizarrerie s’explique
par le fait que dès le départ, Haïti chercha
à se positionner dans le concert des nations dites civilisées.
Déjà qu’un état dirigé par d’anciens
esclaves noirs était pour le moins scandaleux aux yeux des
Européens et des Etasuniens, adopter comme langue officielle
une langue non écrite et peu prestigieuse, inutilisable dans
les relations extérieures, eut contribué à
refermer Haïti sur elle-même. En 1804, rappelez-vous
en, seuls les Etats-Unis sont indépendants: tous les autres
territoires du continent américain – Brésil,
Mexique, Colombie, Vénézuéla, Cuba, Trinidad,
Jamaïque etc… – sont des colonies anglaises, françaises
ou portugaises.
Tout au long du 19è siècle, les élites
haïtiennes n’utilisèrent donc que le français
comme langue de l’administration, de la justice, de l’église
ou de l’école, cela dans un pays ou 90% de la population
ne parlait pas le français. Les faibles moyens financiers
du nouvel état – dont les finances étaient grevées
par le remboursement annuel d’une dette monstrueuse (40% du
budget de l’Etat – à l’ancienne puissance
colonisatrice française, empêcha le développement
d’un vrai système scolaire et par-là même,
la diffusion de la langue française. Comme seules les élites
francisantes écrivaient, il était normal que tout
au long du 19è siècle, il n’y eut
guère qu’un seul texte d’importance écrit
en créole, le poème «Choucoune» d’Oswald
Durand, œuvre de qualité moyenne, marquée au
coin du syndrome mimétique dont j’ai parlé au
début de mon propos et qui comporte d’étranges
résonances du fameux «Lisette quitté la
plaine» de Duvivier de la Mahautière.
Je cite:
«Choukoune sé yon marabou
zié–li kléré kon chandel
li genyen tété doubout.
A ! Si choucoune té fidèl !
Nou rété kozé lontan
Jouk zwézo lan bwa té kontan… »
(Notons qu’en créole haïtien, « marabou
» est l’équivalent de notre « câpresse
»)
La première moitié du 20è siècle en
Haïti ne vit pas non plus l’émergence d’une
littérature en créole. Des romanciers brillants s’exprimèrent
en français : Jacques Roumain, Jacques–Stephen Alexis
etc…Après la deuxième guerre mondiale, deux
pasteurs protestants étasuniens, MacConnell et Laubach, venus
diffuser le protestantisme en Haïti, traduisirent la Bible
en créole et inventèrent le tout premier système
graphique entièrement phonétique. En 1960, deux linguistes
haïtiens, Faublas et Pressoir, améliorèrent ce
système mais ce dernier rencontra une forte opposition auprès
des élites francisantes haïtiennes et ne fut guère
utilisé.
Dans cette troisième période, dite de «la littérature
créole», on peut donc distinguer 2 sous-périodes:
- l’une qui va de 1850 à 1960–70.
- l’autre qui va de 1970 à 2003.
La première est donc d’abord marquée par les
fables du Martiniquais Marbot, du Guadeloupéen Baudot, du
Guyanais de Saint-Quentin et de l’haïtien Sylvain, comme
nous l’avons vu, tout cela suivi du coup de tonnerre (inaudible)
d’«Atipa», pour arriver au début
du 20è siècle où un événement
majeur se produisit en Guadeloupe la création dans les années
30–50 de l’ACRA (Académie Créole Antillaise)
par des gens comme Gilbert de Chambertrand, Bettino Lara ou encore
Rémy Nainsouta. L’Acra a réalisé un important
travail de collecte de proverbes, de devinettes, a publié
des recueils de poèmes et a tenté d’élaborer
une graphie propre au créole mi-étymologique mi-phonétique.
Mon collègue Mandibèlè vous parlera plus en
détail tout à l’heure du problème de
la graphie créole.
Toujours est-il qu’avec l’ACRA, on assiste à
une prise de conscience par la petite-bourgeoisie guadeloupéenne
de l’importance de la culture créole, culture qu’elle
cessait enfin d’opposer à la culture française
comme le faisait dans la deuxième moitié du 20è
siècle ceux que nous qualifierons aujourd’hui d’«assimilationistes».
Je rappelle au passage que la revendication d’assimilation
de nos pays à la France est bien plus vieille que la loi
de 1946 présentée devant le parlement français
par Aimé Césaire.
La deuxième période, qui va de 1970 à 2003,
peut être qualifiée de période de la
révolution créolisante. En effet, elle coïncide
avec la montée en puissance du sentiment nationaliste dans
les Antilles français et aux revendications d'autonomie ou
d'indépendance, cela dans la foulée des indépendances
africaines de 1960. Pour la première fois, le créole
sera défini comme une vraie langue, une langue à part
entière, et sera même considérée comme
«la» langue antillaise, par opposition au français
qui fut une langue imposée.
Pour la première fois, on réfléchira sérieusement
à la question de la graphie et l’on rejettera la graphie
francisante en vigueur jusque là au profit d’une graphie
phonético-phonologique qui rompt les amarres avec l’orthographe
française.
Pour la première fois, en ces années 70 du 20è
siècle, des poètes, des nouvellistes, des dramaturges
et plus rarement des romanciers s’attèleront à
bâtir une vraie littérature en langue créole.
Il s’agira pour Sony Rupaire en Martinique, Raphaël Confiant
en Martinique, Elie Stephenson en Guyane ou Frankétienne
en Haïti, non seulement de forger de toute pièce une
langue littéraire créole autonome par rapport
à son oralité mais dans le même temps d’exprimer
un chant de révolte contre l’oppression coloniale et
un chant d’amour au peuple et à la culture antillaises.
C’est à dater de cette époque que «langue
créole» a commencé à être connoté
«autonomie» ou «indépendance». Revendiquer
sa propre langue, vouloir la doter d’une graphie propre, l’illustrer
avec des œuvres littéraires de qualité témoigne,
en effet, d’un véritable défi à l’endroit
de sociétés insulaires engoncées dans l’assimilationisme
le plus profond et à l’endroit du pouvoir jacobin français
peu enclin depuis 1789 à respecter les langues locales ou
régionales. L’Abbé Grégoire, par ailleurs
membre du «Comité des Amis des Noirs», club abolitionniste
de la fin du 18è siècle, n’est-il
pas par ailleurs l’auteur d’un sinistre rapport intitulé
«Enquête sur les patois de France et sur les moyens
de les éradiquer», cela à la demande du
pouvoir révolutionnaire français soucieux de diffuser
les idées des «Lumières» à travers
tout le territoire national à une époque où
les deux tiers des Français ne parlaient pas le français?
Cette révolution créolisante, au plan littéraire,
sera surtout marquée par des œuvres poétiques
et dramatiques, la prose étant beaucoup plus rare à
l’exception de Raphaël Confiant qui publiera 4 romans
en créole entre 1979 et 1987. Des auteurs comme Sony Rupaire
ou Hector Poullet en Guadeloupe, Monchoachi ou Joby Bernabé
en Martinique vont rompre avec le «doudouisme» qui sévissait
dans les lettres créoles depuis deux siècles en tentant
de forger un véritable art
poétique créole autrement dit en rompant avec
les canons poétiques français et en tentant de puiser
dans la poétique de l’oralité et de l’oraliture
créoles. Contes, devinettes, proverbes, comptiners, chansons
etc…seront ainsi mis à contribution pour produire une
poésie remarquable, la seule poésie post-césairienne
de valeur puisqu’il semble qu’en langue française,
la voie magistrale du Nègre Fondamental ait étouffé,
à son corps défendant évidemment, celle des
générations suivantes.
Permettez-moi de vous citer deux extraits significatifs, le premier
de Sony Rupaire, le second de Monchoachi:
«Chyen varé mwen !
Chyen foré mwen !
Chyen varé mwen !
Kon nenpot ki jan féred–chyen !
Chyen a Zorey–la foré mwen !
Tout tet a klou an mwen pé tod
Si an ka manti.
Manch a mato an mwen pé fann
Si an dépalé.
Mwen pa té moun a misié–la
Ni an blan ni an nwè.»
(C’est extrait de «Gran parad, ti kou baton»,
publié en 1971)
«Doumbédoum — doumbédoum
tou lé zanné, asou plas-la
chouval-bwa ka kouri bwa-bwa :
doumbédoum — bédoum — bédoum…
Toupannan i ka woulé
Ti–bway ka jwé désann-monté
Bédoum-bédoum-bédoum »
(C’est extrait de «Bel Bel Zobe», publié
en 1979)
Outre la volonté de construire une poétique du créole
à l’écrit, poétique qui prend appui sur
celle de l’oral, ces différents auteurs vont dans le
même temps s’employer à diffuser un
message de résistance culturelle et politique. Ils
vont, en effet, chercher à valoriser le petit peuple antillais,
les travailleurs, les coupeurs de canne, les ouvriers des usines
à sucres, les servantes etc…Ils vont dénoncer,
à la suite de Frantz Fanon, la bêtise de la petite-bourgeoisie
antillaise et son désir forcené de se «lactifie»,
de se blanchir si vous préférer, volonté de
lactification qui se manifeste par une créolophobie
(haine du créole) quasi-pathologique. Rappelez-vous ces cours
de récréation dans les écoles des années
50-60 où l’on apposait des affiches du genre: «Il
est interdit de parler créole et de cracher par terre».
A côté de la poésie, le théâtre
en créole va connaître sa décennie de gloire
à compter des années 70 avec le Téat Lari en
Martinique, le Théâtre du Cyclône en Guadeloupe
et la troupe Coui d’or en Haïti. La voie avait été
ouverte par Georges Mauvois qui, en 1962, publia le magnifique «Agénor
Cacoul», pièce qui est à la fois une mise
en scène du conflit diglossique qui affecte la société
martiniquaise et une dénonciation de l’exploitation
éhontée des travailleurs de la canne. Mauvois continue
jusqu’à aujourd’hui une œuvre théâtrale
majeure en créole avec des œuvres aussi célèbres
que «Misié Molina» ou «Man
Chomil». Elie Stéphenson en Guyane, Jeff Florentiny
en Martinique suivent la même voie, donnant ses lettres de
noblesses au théâtre en créole.
C’est aussi en 1973, que Jean Bernabé fonde, dans
ce qui n’était encore à l’époque
que le «Centre Universitaire d’études littéraires
de Fouillole», le GEREC (groupe d’études et de
recherches en espace créole). Reprenant le système
graphique de Faublas et Pressoir, Bernabé va l’améliorer
et lui donner une consistance scientifique qu’il n’avait
pas jusque là. Il mettra en avant le concept de syntaxe
graphique indispensable à la notation du créole
car dépassant la simple notation des phonèmes isolés.
D’autre part, Jean Bernabé refonde, dans son momumental
«Fondal-Natal » publié en 1975, la notion
de diglossie en établissant une échelle à 4
poles: un pôle haut allant du français standard au
français créolisé, un pôle bas allant
du créole francisé au créole basilectal, les
deux pôles étant séparés par un discontinuum.
Bernabé est le premier à
décrire la situation sociolinguistique du créole comme
étant un continuum-discontiuum là où avant
lui, les linguistes ne voyaient qu’un simple continuum.
Enfin, en établissant de manière rigoureuse la syntaxe
des créoles martiniquais et guadeloupéen, Bernabé
va poser les bases d’une réflexion sérieuse
sur ce qu’il appelle «la souveraineté scripturale
du créole» et la nécessité de forger
une langue écrite créole autonome par rapport à
son oralité. En 30 ans d’existence, le GEREC, devenu
depuis 5 ans, le GEREC-F («F» pour «francophone
») abattra un travail considérable au plan scientifique
grâce à ses deux revues «ESPACE CREOLE»
et «MOFWAZ» et à la création d’une
licence, d’une maîtrise, d’un DEA et d’un
doctorat en langues et cultures créoles au sein de l’Université
des Antilles et de la Guyane. Il sera aussi le principal promoteur
du CAPES de créole dont deux promotions sont déjà
sorties.
Si l’on revient au plan strictement littéraire, il
est à noter deux œuvres majeures concernant le genre
romanesque jusque là peut utilisé en créole:
le tout premier roman en créole haïtien, «Dézafi»,
publié en 1975 par Frankétienne et le tout premier
roman en créole martiniquais, «Bitako-a»,
publié en 1985 par Raphaël Confiant. Ces deux textes
sont importants car il marquent une étape important de l’accession
du créole à l’écriture puisque le genre
littéraire le plus éloigné de l’oralité
est sans conteste le roman.
Autant il est relativement aisé d’écrire une
chanson, une fable, un poème, une fable ou une pièce
de théâtre en créole, autant il est difficile
d’écrire de la prose c’est-à-dire des
nouvelles et surtout des romans en créole. Ces deux auteurs
ne se contentent pas de calquer le roman européen, ils s’efforcent
d’inventer un modèle romanesque créole: le premier,
Frankétienne, en inaugurant un style en spirale comme il
le dit lui-même, inspiré des litanies du vaudou; le
second, Raphaël Confiant, en détournant les techniques
du roman moderne européen qui supprime la linéarité
du récit et qui multiplie les voix narratives.
Il serait trop long de citer tous ceux qui à partir des
années 80 vont continuer à forger le sillon de la
littérature créole. Je citerai en Martinique Serge
Restog, Jala, Térez Léotin, Georges-Henri Léotin
etc…; en Guadeloupe, Max Rippon, Roger Valy, Banzo etc…en
Haïti, Dominique Batraville , Georges Castera etc…Impossible
de les citer tous car il s’est publié davantage de
livres en créole pendant les 30 dernières années
du 20è siècle que pendant les 3 siècles
précédents.
Cette accélération brutale de la publication en langue
créole ne doit toutefois pas faire oublier les graves dangers
qui pèsent sur le créole. Le
créole est aujourd’hui en danger de mort. Il
faut qu’il entre massivement à l’école,
dans les médias, dans l’administration, la justice
etc…s’il veut devenir une langue de plein exercice.
Pour belle qu’elle soit, pour formidable outil d’excitation
de l’imagination qu’elle soit, la littérature
n’a jamais sauvé une langue de la disparition.
Conclusion
Après ce parcours, trop rapide j’en convient de l’écrit
(et de la littérature) en créole, le moment est venu
de conclure et de se poser la question du devenir de celui-ci. Nous
avons vu, en effet, que toute notre société est en
proie depuis un quart de siècle à un terrifiant processus
de décréolisation qui affecte non seulement la langue
créole mais l’ensemble de nos pratiques culturelles:
le costume créole n’est plus porté que pendant
les carnavals et les concours de Miss la cuisine créole ne
se pratique guère plus que le dimanche ou les jours de fête;
l’architecture créole a cédé la place
au béton et à la climatisation; les veillées
mortuaires et les conteurs des mornes ont quasiment disparu etc...
Il n’y a guère que la musique créole à
résister à ce raz-de-marée de francisation,
d’européanisation et d’américanisation.
Sur la question de la langue qui nous préoccupe plus particulièrement
aujourd’hui, je dirai qu’on assiste à un étrange
phénomène: plus on écrit le créole,
plus on fait des recherches sur lui, plus il pénètre
dans des lieux où il était jadis interdit (école,
université, église, télévision etc…),
plus il recule quantitativement et qualitativement. En effet, les
linguistes admettent l’existence d’un
créole stabilisé entre 1660 et 1970, soit presque
exactement 3 siècles, créole qui était fort
d’une syntaxe solide, très différente de celle
du français, qui avait une énorme capacité
à transformer les mots français, à les créoliser,
créole qui satisfaisait tous les besoins de nos pays lesquels
étaient entièrement centrés sur la culture
et la transformation de la canne à sucre, cette fameuse société
d’habitation dont j’ai déjà parlé.
Eh bien, avec la fin du système plantationnaire, au tournant
des années 60, du 20è siècle, c’est
la niche écologique dans laquelle prospérait la langue
créole qui disparaît. Le créole a le plus grand
mal à survivre dans la société départemantale,
puis départementalo-régionale dans laquelle nous vivons
depuis un demi-siècle. Il est sommé de s’adapter
à des situations inédites pour lui mais personne,
aucune instance politique, ne se préoccupe de l’aider
en la dotant de lois qui le protègent et lui permettent de
se développer. Il manque
cruellement à nos pays une politique linguistique digne de
ce nom.
Mesdames et messieurs, je vous remercie de m’avoir écoutée.
Jane ETIENNE
Professeur certifié-stagiaire de créole
Collège Julien Nicolas (novembre 20003)
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