Atelier linguistique
 
La mise en relation

par Patrick Chamoiseau
 

Amérindiens, Guyane. © P. Giraud

   

Dans son ouvrage intitulé, De l'Esprit des lois, Montesquieu disait que nous recevions trois éducations différentes ou contraires. L'éducation de nos pères. L'éducation de nos maîtres. Et enfin l'éducation du monde. Et il concluait en affirmant que l'éducation que nous recevions du monde renversait toutes les idées que nous avions pu engranger à partir des premières.

Bien entendu, en évoquant l'éducation du monde, Montesquieu parlait de la société civile de son époque. Mais si on applique cette réflexion à notre actuelle situation, on s'aperçoit quelle pourrait fonctionner tout aussi bien; car nous recevons, tous autant que nous sommes, une éducation qui invalide tout ce que nous avons pu engranger jusqu'alors. Ce terrible enseignement nous vient, non seulement de la société civile, mais aussi et surtout de la totalité du monde. Quel que soit l'endroit où nous nous trouvons, nous sommes désormais en face de la totalité du monde. Notre horizon n'est plus seulement notre clocher ou les limites de notre territoire, il est désormais constitué par la conscience plus ou moins claire que nous sommes les habitants d'une seule et même planète. Que les nations, les cultures et les hommes, se conçoivent désormais dans la fatalité d'une communauté de destin.

On a beaucoup évoqué la problématique de la mondialisation et de ses conséquences, et mon propos n'est pas de revenir dessus. Mais il me semble que pour bien questionner les notions de centre et de périphérie, il nous faut examiner ce processus de mondialisation. Pourquoi ? Simplement par que ce processus invalide d'une sorte fondamentale tout ce qui constitue les fondements habituels de notre existence au monde et des relations que les peuples de la terre peuvent aujourd'hui entretenir entre eux.

On pourrait dire que dés l'instant où Christophe Colomb a foulé la plage d'une île des Amériques, le monde a commencé à faire Monde. C'est-à-dire, à quitter les cloisonnements des cultures particulières et des territoires, pour entrer dans un processus d'unification, ou de globalisation, qui n'allait jamais s'arrêter, et qui, à partir des années quatre-vingt, allait connaître une accélération sans précédent. Cette unification accélérée du monde possède une origine que nous connaissons tous. Elle se trouve, bien entendu, dans le développement incroyable des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Elle provient aussi de l'expansion à l'échelle de la planète d'une idéologie néo-libérale, un dogme capitaliste sans partage, qui transforme la terre entière en un marché unique. Une idéologie qui impose à tous les peuples de la terre de devenir des consommateurs et de se soumettre à une même logique marchande. Nous reviendrons sur cet aspect des choses qui sera au cœur de mon propos de ce soir, mais restons d'abord sur cette idée de mondialisation.

Le monde est devenu monde par ses aspects financiers, commerciaux et marchands. Les consortiums capitalistes sont maintenant organisés à l'échelle de la planète. Leur puissance (sans patrie, sans frontières et souvent sans visage) est généralement bien plus considérable que celle de la plupart des États. Cette mondialisation provoque une uniformisation des goûts et des manières. Elle nous incite à des comportements standards qui contredisent, et qui mettent en péril, ce qui constitue la beauté et la richesse de nos humanités, c'est-à-dire : l'infinie diversité des peuples, des cultures et des conceptions du monde. Cette mondialisation capitaliste est bien entendu négative. Et pour bien la comprendre dans ses fondements et dans ses origines, il nous faut revenir à une notion essentielle qui est celle du Territoire .

Une culture traditionnelle s'élabore généralement dans des conditions assez particulières. Une communauté d'hommes s'arrête sur une portion de sol, ou s'y installe de manière fixe ou nomade, en tout cas elle s'y implante; et pour légitimer cette emprise du sol, elle va se créer une explication de la création de l'univers : une Genèse. Et, de cette Genèse, la communauté va extraire un récit, une narration d'elle-même qui se constituera en mythe fondateur. De ce mythe fondateur, va s'articuler une autre narration évènementielle, plus développée, plus directe, et qui sera l'Histoire de ce peuple. Ce fil qui descend direct de la Genèse et se répand en un récit de communauté, va légitimer la possession du sol par cette communauté. Ainsi, toutes les cultures traditionnelles ont une forte conscience de la légitimité quasi-divine de leur existence sur terre. Toutes se définissent le plus souvent comme étant les « hommes » ou les « êtres humains », considérant le reste de l'humanité comme barbare ou étranger, non seulement à leur sol mais à l'ordre de l'univers : tout ce qui n'est pas eux relève de la distorsion ou de l'erreur. Cette forte légitimation va créer des Territoires.

Le Territoire est une emprise sur un sol duquel on essaiera d'exclure les autres existences. Cette emprise va légitimer des narrations à la fois concrètes, fictives et symboliques, qui seront les cultures . Ces cultures seront exclusives des autres générant ainsi la notion d'identité. C'est quand l'Autre intervient à l'horizon, menaçant ma possession du sol, que je fais le compte de ce qui m'appartiens, de ce qui n'est pas lui, ni de lui, et qui l'exclue. L'identité était donc cette narration de moi-même (narration tout aussi concrète, fictive et symbolique que la culture dont elle émane) qui servait à protéger mon existence. Elle servait à confirmer l'idée que mon être est au centre de la création, au centre du monde, et doit de ce fait s'opposer aux autres. Le Territoire sera balisé de drapeaux, d'hymnes martiaux, de frontières, de marques diverses plus ou moins inspirées des bêtes fauves délimitant leur zone vitale. Peu de cultures échapperont à ce mécanisme d'exclusion de l'Autre, mais c'est en Occident que ce syndrome prendra, par l'apparition des E tats-nations, un tour fatal pour l'ensemble du monde.

C'est grâce aux certitudes inscrites dans leurs Territoires que les peuples d'Occident vont justifier leur expansion hégémonique : le colonialisme, l'impérialisme et les dominations actuelles. L'Occidental est tellement persuadé de sa légitimité sur son Territoire, et tellement persuadé d'être au centre et à l'aboutissement de toute l'affaire humaine, qu'il pensera détenir une vocation incontrôlable à s'étendre, à aller, à régenter l'ordre du vivant.   Le fameux fardeau de l'homme Blanc associé à la notion de l'universalité . Il se jettera sur le monde connu, débarquera en Asie, en Afrique, en Amérique, avec un zèle et des gestes quasi-identiques. Que cela se fasse en français, en anglais, en espagnol, en portugais, il dira en plantant son drapeau ou je ne sais quelle marque : « Cette terre est à moi !». Il sera à chaque fois persuadé d'y découvrir un non-endroit, hors histoire, hors conscience, qu'il faudra christianiser, civiliser, auquel il pourra imposer ses conceptions et son ordre des choses. Les Occidentaux se mirent à exploiter le monde en se donnant l'illusion de porter le Beau, le Vrai, le Juste, aux barbares. Ils étendaient à l'infini leurs Territoires originels , chacun affrontant les autres pour étendre au maximum le sien... C'est cette logique du territoire qui va instituer dans le monde des centres et des périphéries à une échelle jamais connue. C'est cette logique du territoire qui va faire de l'Occident le centre dominateur du monde et le moteur de son unification.

Dans le monde antique, les centres avaient toujours été des connexions urbaines où pouvaient se rencontrer des marchands venus des quatre coins de l'horizon. Les centres que nous allions connaître dans le monde moderne, et qui allaient rayonner sur l'ensemble de la planète, provenaient de territoires qui étendaient sur la totalité du monde la prégnance de leur volonté, et qui soumettaient les réalités et la diversité de la chose vivante, à la seule logique de leurs profits et de leurs intérêts.

L'actuelle mondialisation a réuni les anciens centres colonialistes et impérialistes, et un centre presque subliminal, qui englobe bien entendu les espaces de la vieille Europe conquérante et des actuels Etats-Unis d'Amérique. Mais aujourd'hui, les forces capitalistes qui en émanent, tendent à se dépouiller de toute implication géographique, nationale ou patriotique, pour devenir immatérielles. Dans la mondialisation marchande, ce qui constitue le centre ultime du monde et qui régente le reste de la planète, ce sont ces grands pouvoirs financiers, ces grandes entreprises trans-multi-nationales, cette diffuse idéologie capitaliste qui répand ses valeurs et ses conformations, et qui transforme la totalité de la terre, en une immense périphérie de deux entités puissantes qui sont pour l'instant l'Europe et les Etats-Unis d'Amérique.

C'est donc cette extension dominatrice des territoires qui sera à l'origine de ces notions de centre et de périphérie. C'est pourquoi toute périphérie est par définition au service d'un centre, de sa logique et de ses intérêts. Et tout centre institué, se constitue dans la dialectique de son propre développement selon une conception monolithique qui contredit et invalide la diversité des possibles. Tout centre crée, même si on y prend garde, des silences et des rancœurs, des standardisations et des appauvrissements, une usure irrémédiable qui fait remonter vers lui, dans un seul sens d'enrichissement véritable, tous les processus de développement. Les empires de toutes les époques (de l'empire romain aux emprises colonialistes) se sont effondrés aussi à cause de cela.

C'est vrai qu'aujourd'hui l'Europe parle de périphérie et d'ultra-périphérie, non dans une intention dominatrice, mais dans le souci d'identifier des zones d'elle-même qui ne bénéficient pas des avantages de la partie centrale la plus riche. Des zones lointaines qui n'ont pas le même degré d'équipement, et qui doivent être accompagnés dans leur développement. Mais placer cette intention très louable sous les notions de centre et de périphérie, c'est sacrifier à une logique insidieuse, qui vise à faire du centre le modèle vers lequel, et à partir duquel, la périphérie s'organise. Une fatalité insidieuse qui fait que les aides, les soutiens, les accompagnements se font, de toute manière, dans une dialectique d'intégration au centre. Or dans intégration, il y a d'abord désintégration puis recomposition selon un paradigme qui est celui d'un centre référentiel.

Je peux dire aussi que les mots ne sont pas innocents. Chaque fois que surgissent ces vocables de centre et de périphérie, nous sommes loin d'offrir la moindre chance à l'exaltation pourtant si nécessaire de la diversité. Nous fermons la porte de notre esprit à la chance des possibles, et nous contredisons ce qui fait la vertu de la chose vivante, c'est-à-dire l'emmêlement inarrêtable de ses choix et de ses stratégies. Entre le centre et la périphérie on ne peut réussir que peu de valeurs humaines véritables. Même si le centre développe, même si le centre modernise, même si le centre étend les capacités de consommation et augmente le niveau de vie, le centre tend à créer, à plus ou moins longue échéance, du Même et de l'Unicité. C'est pourquoi, il me semble qu'entre un centre et sa périphérie ne peut exister qu'une mise- sous -relation et jamais une mise- en -relation.

Et, si vous le permettez, je vais m'attarder sur ces deux notions.

Dans la mondialisation marchande tous les peuples sont désormais reliés entre eux, mais dans cette mise en conjonction il n'y a que de la mise-sous-relation. La mise-sous-relation crée les modèles, les standards, les uniformités. Dans la mondialisation capitaliste qui s'étend sous nos yeux, on rabote les diversités, les imaginaires des peuples, on réduit leur génie à un standard unique. On ne leur permet insidieusement qu'un processus auquel ils doivent se conformer. Dans la mise-sous-relation, il existe plus de transmissions que de communications véritables. Plus de sujétion que de partenariat. Plus de propagation que d'échanges. Plus de monologue ordonnateur que de dialogue ou de parole humaine. On y trouve des circuits communiquant à sens unique mais pas une seule valeur relationnelle — comme on ne trouve aucune valeur relationnelle dans cette danse à laquelle on convie la population martiniquaise autour d'un paquebot de touriste.

Dans la mise-sous-relation, il y a des circulations d'influences qui s'imposent à nous, ou qui nous sont imposées, et que nous subissons de manière plus ou moins obscure. Elles nous transforment, nous modélisent, invalident nos équations particulières, nous déportent de notre différence. Nous sommes en posture de tout recevoir sans rien pouvoir transmettre en retour qui soit déterminant ou fondamental. La mise-sous-relation est verticale, un peu comme ces figuiers maudits dans l'ombre desquels plus rien ne peut germer. Or l'on sait combien, dans les écosystèmes, la vie se développe et se nourrit de diversité. On sait comment chaque fois qu'apparaît une hégémonie, une parole unique, une expansion qui incline sous son ordre toutes les autres présences, il y a d'abord de grands silences, puis des ruptures en chaîne, puis un effondrement général qui met à mal le principe même du vivant. La vie ne connaît pas les centres et les périphéries. La vie ne connaît pas la mise-sous-relation. Le colonialisme, l'impérialisme, les dominations technologiques et toutes les évangiles du « développement », sont de la mise-sous-relation.

Dans la mondialisation marchande, la plupart des peuples sont mis sous relation, et subissent donc une influence à sens unique qui mène à l'uniformisation et au standard consommateur. Pourtant malgré cette mise en rang, les richesses produites, les progrès techniques, même les découvertes médicales, ne profitent pas à tous. Des millions de personnes sont en train de mourir du sida en Afrique; de vieilles maladies moyenâgeuses surgissent un peu partout dans le monde, dans ces grandes mangroves urbaines qui se sont sédimentées autour des villes. Et ces pays, toujours placés sous l'influence d'un centre, ne profitent pas des avancées médicales qui se trouvent à l'autre bout de la mise-sous-relation. Le monde est relié mais ses facettes ne sont pas irriguées de la même manière, comme si la mondialisation marchande consistait en un maillage de petits aspirateurs qui ont tendance à vider et à étouffer tous les autres espaces.

Mais il y a plus surprenant.

Quand la mise-sous-relation permet une accession relative à des programmes de développement, des subventions, qu'elle permet d'échapper au fatalités de la famine, de la sous-médicalisation et autres catastrophes qui sévissent dans le monde, elle crée, chez des populations entières, des phénomènes anesthésiants de passivité, de manque d'imagination, d'absence de projection. Un syndrome d'irresponsabilité, de dépendance et d'assistanat. Dans toutes les périphéries déclarées ou de fait, il existe des peuples qui se sentent incapables d'exister au monde dans des modalités souveraines. Des peuples qui se complaisent dans la dilution, voire l'assimilation au centre dominant. Et c'est paradoxalement le centre qui s'efforce de vaincre cette passivité. C'est le centre qui se désespère et qui incite à l'imagination, à la création de projets, au surgissement d'idées, et qui se confronte jour après jours aux pesanteurs de la passivité. Rappelez-vous ces commissaires européens qui se désespèrent de toutes ces sommes mises à notre disposition et qui restent en grande partie inutilisées ou sous-utilisées. Rappelez-vous combien il faut déployer d'astuces, de menaces et d'énergie, pour que les aides mises à notre portée soient mobilisées dans un temps raisonnable. Le destin de tout centre est de désespérer de ses périphéries car dans la noosphère des centres et des périphéries il n'y a pas de place pour autre chose qu'une usure mortifère.

Et pour finir, disons que la mise-sous-relation isole du reste du monde. La Caraïbe a du mal à se constituer car tous ses Etats sont mis sous relation. Nos rapports avec notre environnement immédiat, sont insuffisants, voire inexistants, parce que la mise-sous-relation ne crée de circulation et d'horizon désirable que vers le centre ordonnateur. Ainsi, alors que le monde s'ouvre, se lie et se relie, des peuples entiers vivent et s'envisagent dans les périphéries d'une transmission close sur elle-même. Alors que le monde se lie et se relie, des peuples périphériques n'ont d'horizon que le couvercle plus ou moins bienveillant de leurs centres respectifs.

Mais là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve.

Et c'est pourquoi dans cette même mondialisation se produisent des phénomènes pour le moins positifs. Il y a, dans la mondialisation marchande, une dynamique inattendue qu'il faut mettre en exergue et que Glissant appelle la mondialité. Mondialité veut dire que le monde a désormais conscience de son unité. Elle veut dire que quelque soit l'endroit du monde où nous trouvons, quelque soit notre culture, notre langue notre identité, le monde nous traverse, nous habite et nous conditionne. Jamais la standardisation et l'uniformisation n'ont été aussi menaçantes, mais jamais les cultures n'ont été autant traversées par la conscience et par les effets des autres cultures. Jamais les langues n'ont ressenti en elles la présence de toutes les langues du monde. Jamais les identités n'ont été aussi chahutées par les mélanges, les interactions, la confrontation active à la diversité. Si l'identité ancienne, surgie des territoires, était exclusive de l'Autre, l'identité nouvelle qui émerge du brassage des peuples et des cultures, relève du partage, de l'échange et du relationnel. Jamais la diversité du monde n'a été aussi menacée, et jamais elle n'a été aussi consciente d'elle-même, et n'a influencé autant notre conception et nos imaginaires. Les peuples comme les nôtres (qui sont des peuples créoles, donc des peuples mosaïques) ne disposent pas de Genèse ou de mythe fondateur. Nos peuples apparaissent dans le maelström de la diversité, et ne peuvent s'envisager que dans une mosaïque ouverte sur la diversité du monde.

Le monde est aujourd'hui relié dans ses parties les plus infimes, et il devient de ce fait imprévisible et incontrôlable. C'est désormais un chaos-monde comme le dirait Glissant. Ou encore à la manière des alchimistes : une Pierre-monde. Cette nouvelle complexité fait que le moindre événement dans un petit coin de la terre, peut bouleverser l'ensemble de la planète. Que rien ne peut désormais se traiter a l'échelle d'une Nation ou d'un Etat. Que la lutte contre les grands fléaux doit s'envisager avec la participation de tous et en présence de tous. Les centres dominateurs avaient cru aller vers les béatitudes d'un progrès permanent, vers la fin de l'Histoire, vers la maîtrise totale de la nature, vers une vérité définitive qui nous serait donnée par la science toute puissante. Et ils ont découvert, à mesure que le monde se reliait, le déchaînement des histoires, l'irruption des désordres, les logiques chaotiques ou fractales, les troubles protéiformes des fanatismes et des terrorismes. Cette nouvelle complexité du monde contredit de manière active les notions de territoire, donc de centre et de périphérie. Les frontières ne servent plus à grand-chose, les périphéries confrontent de plus en plus la présence de leur environnement immédiat, et les centres sont de plus en plus déroutés dans leurs programmes par les surgissements de l'imprévisible, la fréquentation de l'incertain, les fréquences élevées de l'inattendu.

Dans un monde devenu imprévisible, imprédictible, dans cette complexité nouvelle, le tout est dans chaque partie, et chaque partie conditionne de manière immédiate et surdimensionnée le tout. Et si la standardisation, l'uniformisation, les dominations insidieuses s'étalent et s'étendent ; s'étendent aussi le désir ou les pulsions de la diversité, les revendications particulières, les nécessités pour toutes les présences au monde de s'adapter très vite aux changements, aux aléas et aux incertitudes de leur environnement. Une tempête générale qu'aucune puissance centrale ne peut désormais ni arrêter ni gérer à distance.

Les identités closes, les intégrismes barbares, les fanatismes religieux, les purifications ethniques, constituent aujourd'hui les grands conflits du monde. Ils relèvent de la résistance de la diversité à un processus de mise-sous-relation qui contredit les dynamiques essentielles de la mondialité. Hélas ces résistances se conçoivent d'une manière obsolète qui relève des anciens absolus et des anciennes identités. Contre la langue dominante, je dresse ma langue. Contre ton drapeau, je lève mon drapeau. Contre ton absolu, j'érige mon absolu. Un imaginaire ancien se dresse et lutte à sa manière inadaptée contre la mondialisation capitaliste qui est en marche. Et cette résistance inadaptée fait souvent passer la liberté et la justice de l'autre côté de la ligne. Pour trouver les accents d'une résistance qui soit juste et qui soit efficiente, il nous faut aujourd'hui promouvoir un imaginaire qui ne relève ni du territoire, ni des notions de centre et de périphérie, ni de la mise-sous-relation. Et c'est là qu'apparaît cette notion qui s'oppose directement à la mise-sous-relation, et qui est la mise -en- relation.

Christophe Colomb inaugura la mise-sous-relation. Notre tâche d'aujourd'hui, quel que soit le domaine dans lequel nous œuvrons, est de promouvoir un imaginaire neuf où la domination, la conquête, la standardisation et l'uniformisation, sont congédiés au profit du partage véritable, de l'échange qui nous change sans nous perdre ou nous dénaturer, comme le propose Glissant.

Il nous faut promouvoir la mise -en- relation.

La mise-en-relation n'est pas verticale. Elle est horizontale. Elle actionne en conscience une interaction positive de chacune des diversités du monde relié. Dans la mise-en-relation on respecte le divers des cultures et des peuples, et on en fait la richesse de tous. C'est le grand mouvement du donner-recevoir, et la rafraîchissante dynamique du donner-avec. C'est un concert des diversités préservées qui brise le champ clos des territoires, des langues agressives et des identités prédatrices de l'Autre. La mise-en-relation invalide les notions de centre et de périphérie pour autoriser l'aventure des réseaux de solidarités véritables, de la communication vraie, des complexités multipolaires, des appartenances multiples et des alliances protéiformes fécondes. Elle n'isole pas, elle lie, et elle relie. Elle n'intègre pas, elle accepte l'Autre dans ses opacités, et le convie aux alliances des partages. Elle n'a pas de centre ou de périphérie, car elle s'étale comme un rhizome, dans une multiplication de nodules qui s'ouvrent et qui rayonnent de manière autonome sur leur environnement, pour susciter d'autres nodules et d'autres rayonnements. Il s'agit d'un imaginaire neuf qui devrait nous aider à rompre avec les vieilles tendances à l'unicité et les nouvelles formes insidieuses d'hégémonie et de domination.

La mise-en-relation ouvre à la Relation.

Et c'est pourquoi je voudrais m'attarder sur cette notion de Relation qui constitue la colonne vertébrale de l'œuvre d'Edouard Glissant.

L'idée de la Relation est à la fois un constat et un projet. Elle décrit la réalité d'un monde relié aujourd'hui en toutes ses composantes. Un monde qui constitue désormais une totalité ouverte, imprévisible, et que Glissant appelle un Tout-monde. L'idée de Relation est aussi un projet en ce sens qu'elle vise à l'installation d'un imaginaire que je pourrais qualifier d'imaginaire de la diversité ou d'imaginaire de la complexité . C'est avec la Relation que nous devons envisager cette nouvelle donne qui fait que les humanités sont reliées entre elles dans des solidarités antagonistes et complémentaires qui constituent leur irréductible vitalité. C'est avec l'idée de Relation que nous comprendrons qu'aucun absolu n'est désormais possible, et que l'ombre et la lumière sont indissociables comme une seule et même chose.

Dans la Relation l'identité n'est plus exclusive de l'Autre. Elle devient relationnelle. Je me définis non en excluant l'Autre, mais dans la dynamique de ma relation à l'Autre. Je suis d'autant plus moi-même que je suis en relation avec la diversité des autres. Je suis d‘autant plus affermi en moi même que je conçois de pouvoir changer dans mes échanges avec l'Autre, sans pour autant me perdre ou me dénaturer. Car ce que je suis d'essentiel, se situe désormais dans la fluidité ouverte de ma présence au monde. C'est l'idée de Relation qui permet de comprendre les identités plurielles, et les appartenances multiples. C'est elle qui devrait nous permettre de construire des alliances qui ne soient pas des empires, et mettre en œuvre des organisations sociales qui soient multi-trans-culturelles et multi-trans-raciales.

Avec l'idée de Relation, nous pouvons comprendre que la Martinique relève à la fois, et pour mille raisons fondamentales, de la Caraïbe, des Amériques, mais aussi de l'Afrique et de l'Europe. Et que c'est à partir de cette complexité-là qu'il nous faut envisager les modalités de notre émergence au chaos-monde. Elle nous permet de comprendre combien il serait plus beau et plus sain, que notre pays érige en lui-même une autorité souveraine, et que cette autorité puisse construire sa relation véritable à la Caraïbe, aux Amériques à la France, à l'Europe, à l'Afrique, et à toutes les entités du monde.

C'est avec l'idée de Relation que nous pourrons comprendre qu'il nous faut transformer nos territoires en des Lieux. Le territoire tend à s'instituer en centre; le lieu qui est multi-trans-racial, multi-trans-culturel, se comporte en rhizome. Le territoire isole là où le lieu, habité de diversité, tend à irradier de manière complexe dans un jeu de partage, de solidarités et d'échanges. Le monde serait ainsi constitué d'une infinie constellation de lieux qui élaboreraient une unité sans unicité. Une unité qui ne saurait s'envisager que dans la diversité, et qui permettrait l'exaltation de la diversité. En bref : une unité ouverte. C‘est donc par l'imaginaire de la Relation que nous pourrons atteindre notre unité véritable, notre unité la plus profonde, qui est faite du firmament de nos différences et de nos projections souveraines.

Alors établissons le compte de ce qui nous appartient dans le concert de la Relation.

Fermons quelques instants les yeux pour nous imaginer dans cette nouvelle éducation que nous donne le chaos-monde.

Nous sommes désormais, tous, au centre de nous-mêmes, rassemblés autour d'une valeur que nous pouvons sacraliser, et qui est celle de la diversité. Nous nous retrouvons, ensemble, autour du principe démocratique, de la laïcité, de l'équité homme-femme, du réenchantement de la vieillesse, de l'égalité et de la liberté assurées à tous. Nous nommons, ensemble, la liberté individuelle qui nourrit les solidarités communautaires, et nous appelons à ces liens communautaires qui permettent l'épanouissement de nos individualités. Nous disons, ensemble, que tous les peuples ont droit à la maîtrise de leur destin, et qu'il est de notre devoir de les accompagner au difficile de ce chemin. Nous croyons ensemble, en une Raison véritable qui ne se dessèche pas en rationalité mais qui sait concevoir l'irrationnel et l'irrationalisable. Nous savons, ensemble, respecter mieux que les différences, mais les opacités des cultures et des hommes. Nous souscrivons, ensemble, à l'idée d‘une science qui soit au service de l'humanisation de l'homme, et qui nous permette de mieux nous inscrire, de manière modeste et durable, dans les harmonies et les désordres de la nature, et de l'univers. Nous savons que le développement est un ordre, mais que l'épanouissement de chacun est un chant de respect et de partage. Nous n'attendons plus le grand soir, ou l'avènement ultime d'une fraternité béate, nous empruntons un chemin difficile qui nous construit dans son difficile et qui nous améliore dans son cheminement même…

Ce sont toutes ces valeurs qui, dans leur interaction, nourrissent véritablement la Relation. Ce sont elles qui nous permettront de vivre ensemble, à hauteur d'homme, le peu de temps qui nous est donné pour devenir meilleurs.

Alors j'entends la réponse habituelle : c'est une utopie ! Je réponds par avance : il y a dans l'utopie bien plus d'oxygène, et de possibles en devenir, que dans les grands palais désenchantés du réalisme et de la lucidité.

Patrick CHAMOISEAU