S'agissant de la fable créole en général, il convient de dire que tout en s'interrogeant sur les raisons de la fortune de la tradition lafontainienne (l'époque classique a connu bien des fabulistes dont le nom s'est enlisé dans les sables de l'oubli), on doit se rappeler que La Fontaine lui-même s'inspire d'une tradition antique gréco-latine laquelle est en rapport avec une tradition indienne, formulée en sanscrit. La Fontaine, en révélant ses sources (Esope, Phèdre, Abstemius et bizarrement jamais l'Indien Pilpay), souligne par-là même le fait que le genre de la fable est un genre éminemment intertextuel. Quelles sont les raisons qui expliquent la prévalence de cette dimension intertextuelle? Quelles(s) caractéristique(s) de la fable peuvent bien expliquer un tel destin? Différents facteurs (d'ordre langagier, socio-historique, idéologique et politique, et enfin structurel) doivent intervenir dans ce processus.
La fable se situe du côté du menu, du léger, du spontané, de l'immédiateté, mais aussi de la fulgurance suggestive. La fable serait en quelque sorte liée à la capacité naturelle de l'homme à parler, à s'exprimer, à dévoiler le réel. Elle appartiendrait à la sphère la plus élémentaire de l'écriture. La brièveté qui la caractérise implique l'idée d'une économie de moyens, c'est-à-dire d'une capacité à produire le contenu le plus dense pour la forme la plus mince. Ainsi la fable, dans son acception, parcourrait tout l'espace fonctionnel qui va du simple fait de parler dans les situations les plus ordinaires jusqu'à une construction de paroles dans un cadre soit réaliste soit marqué par la fiction. En d'autres termes, la fable rend compte du réel (d'où sa propension à croquer des scènes de genre, à investir la réalité par l'observation de cette dernière dans ses travers les plus subtils comme les plus caricaturaux). Mais, dans le même temps, la fable rend compte du fait que pour dire le réel, le détour par l'allégorique, par l'imaginaire est indispensable. En ce sens, la fable est un condensé textuel qui nous conduit au fabuleux. De ce fait, elle intègre des acquis (une tradition) mais est aussi ouverte sur une invention. Dès lors, la fable a un double visage, elle est tout à la fois et tour à tour du côté de la continuité et de la discontinuité, de la tradition et de la création.
Ce n'est pas un hasard non plus si le genre le plus prégnant et le plus immédiatement exploité dans le monde créole est aussi le genre le plus soumis à la réécriture, donc à l'intertextualité. Il semble qu'il y ait congruence entre créolisation et intertextualisation. L'être du texte et l'être du monde sont quelque part solidaires.
Les bambous de L.A. Marbot
La dernière pièce revêt une valeur symbolique très forte. Sans détenir des stratégies particulières quant à la construction de nouvelles significations majeures, elle présente un trait particulièrement intéressant: elle se termine par une prise de congé d'un personnage qui précisément (et c'est toute l'habileté de la chose) se trouve être une figure avérée du nègre, ce qui est confirmé par les données de l'intratexte: il s'agit de macaque, victime de l'humiliante plaisanterie finale. Comme le conteur des «veillées noires», le narrateur (sous les traits de Macaque) prend congé de l'assemblée, par la bouche du malheureux nègre-Macaque qui dit :
Magré ça, pas yon face
Pou fè yon moune quand yo ja joué
Si ou fè ça en badinant,
Jigé, mon chè, ça ou va fè
Si quéquin mette ou en colè ?
Puis clôt son propos sur ces mots :
Messié, bonsouè, moin ka foucan
Les guillemets dont est assorti le mot créole «foucan» sont bien étranges. Mais elles cessent de l'être si on comprend qu'ils marquent la volonté d'une distanciation du narrateur qui, par-là, signale qu'il est entre deux langues, entre deux cultures, attiré par les séductions de l'oraliture et pris dans les filets de l'écriture. Vers où va-t-il à cette heure (il a bien dit «bonsouè») qui, en pays créole, est l'heure du conte, l'heure de la parole nocturne? A quoi son départ si brutal se veut-il un adieu? A la littérature en langue française? A l'oraliture?
Conclusion
Le genre de la fable, qui inaugure la littérature créole, apparaît dans la premier quart du XIXè siècle dans la mouvance et à la faveur des conceptions romantiques en vogue. D'ailleurs seule de telles conceptions pouvaient fournir à une langue minorée l'opportunité d'accéder à l'écrit, fut-ce de façon expérimentale (comme en témoignent les vocables qui composent les titres de certaines œuvres matricielles : essai, esquisse). La fable, dans l'effort littéraire qui la sous-tend, porte donc témoignage en ses débuts d'une sublimation assurément compensatoire de l'Afrique et d'une partie de ses ressortissants, importés et réduits en esclavage dans les îles à sucre qui composent le monde créole. Cette démarche est compensatoire parce que la subjugation sociale à laquelle l'esclavage condamne l'Africain en faisant de lui un Nègre constitue la condition effective et quotidienne de ce dernier.
Ce conditionnement va provoquer dans la conscience de l'esclave une auto-dévaluation qui n'est que le pendant de la stigmatisation dont il fait l'objet, dans son être, ses valeurs et ses représentations : créolophobie et négrophobie sont les deux mamelles de sociétés créoles qui se sont construites, après coup, sur l'exploitation du travail des nègres et qui, en leurs couches dominantes, entendent se distinguer de ces derniers.
Mais l'idéologie coloniale, telle Janus bifrons a élaboré du Nègre une vision double: minorante pour ce qui est des enjeux socio-économiques réels et, méliorative, tant qu'il est question de voir en lui, pour les besoins de l'expression littéraire, soit une figure commode du «bon sauvage» cher à la pensée rousseauiste, soit un des fondements de la culture populaire profonde, chère aux adeptes romantiques du «folklore», ce mot devant être pris dans son acception originale et originelle propre aux philosophes allemands qui en ont élaboré le concept.
Si Chrestien, Héry et Baudot ont une vision idéaliste et idéalisée du monde africain tel que représenté par la composante noire de la population des îles, en revanche Marbot, tout en sacrifiant à la mode d'un certain romantisme, marque au coin d'un réalisme qui va même jusqu'au cynisme, sa contribution au développement des lettres créoles (la fable «Le Loup et le Chien», rappelons-le, constitue à cet égard, un exemple particulièrement éloquent). Le thème de la fable, véritablement transversal par rapport aux divers espaces créoles, est aussi une des matrices où ont pu se cristalliser dans l'écriture les diverses représentations historiques liées à nos sociétés créoles. Il aura permis l'émergence de la problématique relative à la tradition par opposition à la modernité. Elle aura, ce faisant, permis de bien situer, d'une part, les procédures d'imitation positive (qui ont toujours été revendiquées avec force par les auteurs de la Renaissance et de l'époque classique, soucieux d'égaler voir de dépasser les Anciens) et, d'autre part, les dérives du mimétisme condamné comme une marque délétère d'aliénation, préjudiciable à l'identité des sociétés créoles en construction.
Toujours dans le domaine de la fable, on voit poindre, au-delà de l'imitation fondatrice d'une tradition littéraire, l'émergence d'une poésie souveraine en langue créole et c'est Gilbert Gratiant qui en est le porte-flambeau. Sans dédain pour les Anciens mais résolument ancré dans la modernité d'un créole plein de vie et de vigueur, cet agrégé d'anglais, très tôt expatrié de sa terre natale, est celui qui porte le genre à son degré le plus élevé de vigueur et d'expressivité, sans que son œuvre ne fasse de l'ombre à la fantaisie de Marie-Thérèse Julien Lung-Fou, experte à conjuguer imitation et invention. L'étude de la fable créole nous apprend donc que l'imitation n'est pas nécessairement le tombeau de la pensée et de l'imaginaire; que ses productions tout en étant capables, avec le temps, de déboucher sur des œuvres où le modèle est quelque peu remisé en vue d'une quête à approfondir, peut aussi renseigner les époques ultérieures. Ces renseignements tout à fait précieux et authentiques portent sur l'évolution des modes et des contenus des représentations qui ont façonné les mentalités dans nos pays.
La fable s'avère alors être le soubassement architectonique et archéologique des textes contemporains émis tant en langue créole qu'en langue française. Architextes, archéotextes, elles sont aussi des génotextes car elles continuent à générer les discours émis dans nos sociétés. Elle nous permet de penser de façon historique les nœuds centraux de notre histoire telle qu'elle a été marquée par la pensée raciologique. Comprendre par-là : la pensée coulée dans le moule d'une conception du monde fondée sur la race. Elle nous permet de penser que même si la couleur a été instituée comme «maléfice» (pour reprendre la belle expression qui fait partie du titre du très important et incontournable ouvrage de Jean-Luc Bonniol (1992): La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs), ce maléfice peut être conjuré par le seul fait que l'étude de la fable permet de revisiter la genèse et l'histoire des sociétés créoles.
La fable nous restitue enfin la face cachée de la littérature élaborée en pays francophone et cette face cachée, grâce au fil d'Ariane qu'elle noue avec des œuvres telles que celle Parépou, auteur guyanais d' Atipa, premier roman créole (1885), Axel Gauvin, Samlong (tous deux de la Réunion), Dev Virasawmy (Maurice), Poullet et Techid (Guadeloupe) ou encore Confiant ou Monchoachi, Léotin Thérèse, Léotin Georges-Henri (Martinique) nous révèle une trajectoire particulièrement éclairante de l'écrit créole. Cette trajectoire mêlée à celle de la littérature d'expression française nous permet de mieux comprendre, dans leur totalité signifiante, les sociétés créoles tout autant que ce qui en fait la créolité.
En ce sens, la mise en place d'un CAPES de créole revêt une importance capitale. Fruit de combats incessants menés depuis un quart de siècle à l'aube même de la création de l'université des Antilles et de la Guyane, au sein du Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créolophone (GEREC)1 équipe en contact permanent avec les forces vives de nos sociétés, ce CAPES constitue la métaphore la plus éclatante de la quête d'authenticité dans la responsabilité et l'action.
D. Hermont
- Devenu en 1996 Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créolophone et Francophone (GEREC-F)
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