- Des enquêtes menées auprès des scolaires et étudiants (depuis le primaire jusqu'à l'université), il ressort que le créole ne peut plus être considéré comme étant la langue maternelle des jeunes enfants en Martinique. C'est le français qui occupe désormais cette place. Plus précisément, le français est la langue maternelle 1 (entendue, comprise et parlée) tandis que le créole est la langue maternelle 2 (entendue et comprise mais peu parlée). Il ne peut donc plus être question aujourd'hui d'enseigner le créole comme étant "la langue maternelle des jeunes enfants". Il faut changer d'optique. Il s'agit tout autant d'enseigner le français et le créole. Une pédagogie nouvelle est à élaborer pour tenir compte de cette situation.
- Les positions et les représentations des élèves par rapport à l'enseignement du créole ne sont pas simples. Elles sont connotées tantôt positivement (le créole est la langue du pays, la langue de la convivialité, du plaisir, de la spontanéité, de l'expression des sentiments…), tantôt négativement (le créole est un "patois", une langue essentiellement orale, sans grande utilité, sans standard bien établi…). Le débat sur la perception respective du créole et du français constitue, en soi, un enjeu à ne pas négliger.
- La transmission inter-générationnelle n'est pas assurée correctement en créole, tant au niveau familial que dans le milieu scolaire. Non seulement les traditions tendent à se perdre de manière quasiment irréversible (il y a là tout un chantier de collecte, de préservation et de restitution à organiser au plus vite) mais il faut aussi souligner que la communication entre parents et enfants et les pratiques quotidiennes tendent à faire une place de plus en plus grande au français, au détriment, bien sûr, du créole. Le créole ne semble utilisé que par bribes. Il en va de même dans le milieu scolaire où c'est une part congrue qui est réservée à la langue et à la culture créoles. Même si le créole est aujourd'hui compris et parlé par la quasi totalité de la population, il y a de quoi nourrir des inquiétudes lorsqu'on sait que la mort (lente) des langues commence lorsqu'elles sont de moins utilisées dans le milieu familial et qu'elles n'occupent qu'une place annexe dans le système éducatif.
- Des expériences extrêmement intéressantes d'enseignement de la langue et de la culture créoles ont été menées ou sont en cours en Martinique. Mais elles restent, quantitativement, très limitées. Elles sont assurées par des "pionniers" qui aiment passionnément leur travail et qui s'y adonnent complètement. De ce fait, ces "expériences" (qui ne sont pas considérées comme telles aujourd'hui) ne constituent pas des cas d'observation à partir desquels on pourrait tirer des conclusions généralisables (il y a toujours une déperdition dans le processus de généralisation). Si l'on voulait entrer dans une phase expérimentale d'extension de ces projets d'enseignement bilingue, il faudrait mettre en place de véritables expériences en étant extrêmement attentifs aux conditions de leur fonctionnement.
- Des recherches nombreuses et importantes ont été menées sur la langue et la culture créoles en Martinique, notamment par le Groupe d'études et de recherches en espace créole et francophone (GEREC-F) de l'Université des Antilles et de la Guyane. Même s'il reste encore beaucoup à faire, notamment sur les pratiques langagières réelles, la normalisation et les représentations, on peut désormais se reposer sur un certain nombre d'études fondamentales qui devraient permettre d'asseoir une véritable didactique.
- Pour qu'une politique linguistique et éducative ait quelque chance de se mettre en place, il faut, bien évidemment, que des études aient été réalisées au préalable (ce qui est le cas maintenant) mais il faut également qu'une littérature bien vivante se développe "spontanément". Une politique linguistique et éducative volontariste ne peut pas se décréter unilatéralement par des linguistes, ni par des responsables politiques. Il faut que le mouvement soit accompagné par un tissu associatif fort et diversifié.
- Bien que la langue créole soit comprise par la grande majorité de la population, il faut bien reconnaître qu'elle est peu pratiquée à l'écrit, dans les médias, dans le système éducatif, dans les milieux modernes de travail… Ce constat gagnerait, évidemment, à être nuancé et mis en perspective (historiquement, géographiquement, sociologiquement). Mais il est évident que la mise en place d'une politique linguistique n'aura de chance d'aboutir que si la population se mobilise dans son ensemble, pour un usage effectif de la langue, pour la préservation et le renouveau de la culture créole, comme c'est le cas, par exemple, du catalan.
- Les responsables politiques et administratifs sont loin d'avoir pris toute la mesure de l'enjeu ou, du moins, préfèrent-ils en rester au statu quo.
Certes, dans le primaire, le créole est introduit comme langue régionale optionnelle en concurrence avec des langues étrangères (anglais, espagnol) mais cette concurrence nous semble "déloyale": le créole "ne fait pas le poids" face à des langues étrangères extrêmement importantes pour la région et pour les échanges inter-continentaux.
En dépit du fait que le créole est de plus en plus parlé comme étant "la langue des jeunes" dans les collèges et les lycées, l'enseignement du créole peine aussi à se développer dans le secondaire. D'une part, l'offre d'enseignement est très faible; d'autre part, la demande n'est pas forte, compte tenu du fait que le créole est considéré comme une LV3 (au même titre que le latin ou l'allemand).
- Que pouvons-nous proposer aujourd'hui qui puisse contribuer utilement à la préservation et au développement de la langue et de la culture créoles (sans autres attendus idéologiques et politiques)? Quelques principes et quelques pistes pour mener une réflexion sur la mise en place d'une politique linguistique et éducative de la Martinique :
- Les linguistes ne sauraient être les seuls promoteurs et acteurs d'une politique linguistique et éducative. Il s'agit d'un choix politique engageant l'avenir de l'ensemble de la société martiniquaise. Ils doivent donc largement ouvrir leurs cercles de réflexions.
- Se lancer dans un débat pour instituer une politique linguistique et éducative n'aurait de sens que si l'ensemble de la société était concernée et mobilisée, mais est-ce encore possible?
- Si l'on s'accordait sur le principe d'organiser une large concertation populaire, on devrait poser la question du statut de la langue française et de la langue créole en Martinique. Quels rôles entend-on leur donner respectivement? Quel type de société veulent les Martiniquais? Quels moyens pourrait-on et devrait-on mettre en place?
- Quelles structures (et aussi quelles personnalités) seraient habilitées à lancer un tel débat, étant entendu que leur positionnement – implicite ou explicite – jouera sur l'étendue et la qualité des débats? Quoi qu'il en soit, il faudra bien que les uns et les autres se mettent un jour autour de la même table pour discuter de cette question capitale pour un développement harmonieux et durable de la Martinique.
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