1. De l'oral à l'écrit
Comme toute langue "naturelle",
le créole a d'abord été et est une langue orale,
avec tout ce que cela implique de théâtres multiples
d'opérations vivantes, où le sujet parlant est en
contact direct, multi-sensoriel, avec un vis-à-vis. La situation
de parole suppose, normalement, la présence effective, sur
le champ, au moins de deux interlocuteurs. Les autres modes de communication,
plus "modernes" (écrit, téléphone,
radio, télévision, internet...) n'ont pas cet avantage
considérable de la présence concomitante d'une personne
qui parle et d'une autre personne qui écoute et qui réagit.
Le bilinguisme et le multilinguisme
ne posent pas vraiment de problèmes à l'oral, dans
la communication inter-personnelle, informelle, où tellement
de moyens et d'alternatives s'offrent pour échanger. Dans
une telle situation de bilinguisme, les réflexes pour réagir,
dans la seconde même, à un contexte donné, s'acquièrent
dès la naissance (passage d'une langue à une autre,
mixage des langues, utilisation de gestes...).
Le régime de diglossie,
malgré la minoration quil implique pour le créole,
néchappe pas fondamentalement à ce fonctionnement.
Mais on ne peut circonscrire le créole dans son oralité,
ni dans des rapports interpersonnels directs. Les difficultés
commencent lorsque l'on veut fixer l'écrit et que l'on essaie
de profiler une politique linguistique et éducative.
Le créole écrit
est jeune, même si, depuis sa constitution, on sait qu'il
a "subi" de nombreuses tentatives de transpositions. La
fixation moderne de sa transcription date des années 70 et
80, avec des prolongements et des débats encore d'actualité.
Par parenthèses,
ces débats sont tout à fait dans l'ordre des choses.
La standardisation d'une langue est une opération de longue
haleine. Il faut, certes, s'arrêter à un moment donné
de manière à fixer un mode d'écriture et à
produire des documents de référence (textes, dictionnaires,
grammaires, manuels didactiques...) qui feront autorité mais
sans bloquer les réflexions et les débats. C'est en
multipliant les pratiques, c'est en observant l'évolution
même de la langue et en étudiant l'acceptation ou le
rejet des principes par les usagers que l'on en viendra, peu à
peu, à la nécessité de réformes (plus
ou moins importantes). Il n'y a donc pas lieu de créer, pour
lheure, par une sorte de mimétisme, une "académie
de la langue créole", ni d'arrêter, définitivement,
par décret, l'orthographe de cette langue, à un moment
donné.
En revanche, il convient
de lancer le projet d'un "Haut conseil de la langue et la culture
créoles", fédérant un ensemble de "Conseils
régionaux" (Conseil de la langue et de la culture créoles
des Antilles et de la Guyane, de Haïti, de la Réunion,
etc.) qui auraient pour objectifs:
- d'encourager, de faire connaître et de rassembler les
recherches sur la langue et la culture créoles;
- d'organiser des rencontres de manière à avancer
de concert sur la standardisation, la normalisation et la modernisation
des différents parlers créoles;
- d'encourager l'édition et la diffusion de documents;
- de veiller à la qualité de la formation (des futurs
enseignants et des élèves);
- d'encourager tous modes de diffusion par les média;
- de créer et d'alimenter des centres de documentation
(sur les lieux mêmes où l'on parle et où l'on
enseigne le créole).
La constitution de ce Haut conseil de la
langue et de la culture créoles (non réservé
à des linguistes) impliquerait que les créoles, créolophones,
créolisants, créolistes et créolophiles fassent
l'effort de dialoguer pour travailler, ensemble, au développement
de cette langue et de cette culture, même si, au départ,
certains points de vue semblent divergents (attitudes bien humaines
qui tiennent davantage à des ambitions personnelles parfois
excessives qu'à des divergences réelles).
2. L'assimilation de
l'écrit
Il est tout à fait évident
que le créole est marqué par un déficit énorme
en matière de pratique de l'écrit, c'est-à-dire
de lecture et d'écriture, cela du moins dans les Départements
français d'Amérique.
Le passage par l'écriture et l'assimilation
de l'écrit sont pourtant des stades obligés du développement
moderne des langues. Pour conserver les traces du passé,
pour accumuler des connaissances, pour moderniser des champs d'activités,
pour enseigner des réalités nouvelles, pour communiquer
à distance, une langue a nécessairement besoin de
l'écrit. Et les écrits doivent être lus et assimilés
par les locuteurs (en masse), qui deviendront des "scripteurs",
voire des "écrivains" en puissance.
A défaut de cette assimilation par
une masse importante de "pratiquants", le développement
de l'écrit resterait une uvre sans lendemain. Il ne
servirait à rien de publier des textes, de développer
une norme, d'élaborer des dictionnaires de néologismes
si ces données ne devaient pas être réapropriées,
"digérées" et réutilisées
par les usagers de la langue. En d'autres termes, pour être
vivante, une langue doit s'apprendre et se pratiquer, elle doit
se renouveler constamment, répondre aux besoins du moment.
Elle doit réagir mais aussi se reproduire.
Dans la période de mondialisation
que nous vivons, quelques cinq à six mille langues sont confrontées,
chaque jour, à l'assimilation de techniques et de notions
nouvelles qui sont diffusées à très grande
vitesse (essentiellement à partir de l'anglais). Toutes les
langues peuvent s'adapter à des situations nouvelles, certes
; elles peuvent se moderniser, mais à condition que cela
se fasse progressivement. Les procédés sont bien connus:
dérivation, composition, calques, emprunts... En revanche,
il est clair que la modernisation des langues ne peut pas se faire
si les acteurs d'une langue sont trop peu nombreux ou manquent de
dynamisme. Il ne servirait à rien, par exemple, de traduire
des articles de physique nucléaire de l'anglais au créole,
de créer des néologismes dans ce domaine, s'il n'y
a pas de communauté qui puisse s'incorporer ces techniques.
On voit que jouent plusieurs critères dans la modernisation
des langues: adaptabilité, créativité mais
aussi "digestibilité" par la socialisation. Le
créole peut se moderniser mais tout effort de modernisation
doit être validé par les locuteurs.
La langue créole n'est pas une langue
particulièrement difficile à lire et à écrire,
pourvu que l'on ait suivi un minimum de formation initiale. Pour
qui sait lire et écrire en français et qui a déjà
des notions de transcription phonétique, l'acquisition des
principes d'écriture ne semble pas poser de problèmes
insurmontables. D'où la possible démultiplication
rapide des lecteurs et scripteurs, dans la perspective ouverte avec
le CAPES de créole. Des espoirs sont donc permis de ce côté.
Il faudra les "transformer".
3. De l'écrit à l'internet
Récemment, des intellectuels martiniquais
(Patrick Chamoiseau, Gérard Delver, Édouard Glissant,
Bertème Juminer) ont proposé un "Manifeste pour
un projet global" (publié dans Antilla, le 14 janvier
2000, avant qu'une autre version ne paraisse dans Le Monde).
Aujourd'hui, s'il est encore concevable
de dépasser ce "projet global", nous voudrions
aller plus loin dans cette utopie d'une Martinique biologique en
formulant le rêve d'une communauté de créoles,
créolophones, créolisants, créolistes et créolophiles,
soucieuse de défendre la biodiversité culturelle de
l'espace créolophone autant que son environnement naturel.
Dans une époque où la communication
ne semble avoir de valeur que par le nombre, c'est-à-dire
à l'échelle planétaire, en opérant une
réduction drastique des langues à vocation véhiculaire,
l'Europe a fait de la résistance en prenant le chemin du
respect de la diversité culturelle (voir l'année européenne
des langues 2001) ; la France (après des siècles d'un
centralisme aveugle) a suivi cette même voie et cherche maintenant
à accompagner et à encourager le développement
des langues régionales.
Dans ce contexte historique nouveau, c'est
à nous d'agir, maintenant, pour donner vie à l'espace
créolophone, nous tous, créoles, créolophones,
créolisants, créolistes et créolophiles.
Mais de quels moyens disposons-nous? Les
moyens modernes de communication peuvent-ils nous aider ou bien,
entrons-nous dans une ère de fausses facilités?
Le créole commence à s'implanter
au théâtre, à la radio et à la télévision
(donc à l'oral), mais encore trop peu à l'école,
dans les écrits, dans la signalisation, la publicité
ou sur internet (exceptions faites de quelques rares sites).
Sans chercher à décrire cette
situation (qui mériterait d'être examinée régulièrement,
d'être étudiée scientifiquement, de manière
à suivre, effectivement, l'évolution de la dynamique
de cette langue), selon nous, il conviendrait certainement de valoriser,
grâce à l'internet et aux moyens audio-visuels, les
très nombreux travaux qui ont été menés
sur la langue et la culture créoles.
Nous pensons, notamment, aux nombreuses
et importantes publications mais aussi aux guides didactiques que
le GEREC-F (Groupe d'études et de recherches en espace créolophone
et francophone) est en train de préparer pour le concours
du CAPES de créole.
Des présentations sommaires, des
extraits pourraient être "offerts" aux internautes
(avec l'agrément, bien sûr, des auteurs et des éditeurs):
dictionnaires en ligne, cours de créole, passages de littérature,
etc. Des CD-ROM pourraient reprendre l'essentiel des documents écrits,
sous des formes plus interactives, plus ludiques.
Cette perspective nous semble d'autant plus
intéressante à développer que la majorité
des collèges et lycées de l'espace créolophone
sont maintenant reliés à l'internet.
Propositions
En résumé, en étant
bien conscient qu'un "état des lieux" reste à
faire, nous pouvons d'ores et déjà profiter de la
situation extrêmement dynamique offerte par l'institution
du CAPES de créole pour faire quelques propositions, qui
pourraient trouver des applications à l'échelle de
l'ensemble de l'espace créolophone.
Il nous paraît intéressant,
urgent et de l'ordre du possible d'entrevoir les opérations
suivantes:
- regrouper nos forces au sein d'un Haut conseil de la langue
et de la culture créoles qui fédéreraient
un ensemble de conseils régionaux;
- encourager de toutes les manières possibles (notamment
avec les NTIC) le passage à l'écrit afin de donner
une autre dimension, sociale, de la pratique du créole;
- rêver et faire rêver d'un espace créolophone
dynamique, cette utopie prenant corps dans un projet politique
(au sens le plus noble et le plus général du terme)
de respect de la biodiversité culturelle.
La recherche, l'enseignement et la communication
ne font pas toujours bon ménage. Traditionnellement, dans
le monde de la recherche, la communication n'intervenait que lorsqu'un
programme de recherche était abouti. Il en va différemment
aujourd'hui: dans la période que nous vivons, nous devons
communiquer pour faire partager nos questionnements, pour monter
nos projets autant que pour divulguer et valoriser les résultats
de nos recherches.
Nous avons maintenant les NTIC pour nous
aider à mener à bien toutes ces opérations,
de bout en bout. A nous de les utiliser au mieux. C'est nous qui
en ferons des techniques efficientes ou qui les laisseront se dégénérer.
A nous de soigner, notamment, nos sites institutionnels et de les
faire connaître. Avec la reconnaissance du créole comme
langue d'enseignement, il faut avancer très vite pour que
cette expérience in vivo soit suivie du succès que
l'on attend; pour que la perception du rôle et du statut de
la langue créole évolue dans le bons sens. Rien n'est
statique. Pour cela, il est indispensable de faire preuve d'imagination,
de dynamisme et de cohésion pour avancer, collectivement.
Si le GEREC-F se trouve au cur de
cette réforme, il va de soi que beaucoup d'autres acteurs
seront appelés à jouer un rôle essentiel dans
cette vaste entreprise, en particulier les politiques, l'élite
intellectuelle, le corps enseignant et les média.
Cet article est donc, finalement, un appel
à collaboration multiple (à structurer), pour une
démultiplication d'acteurs engagés et résolus
en faveur du développement de la langue et de la culture
créoles. Le moment est venu de nous manifester positivement.
Daniel Barreteau - Jean Bernabé - Raphaël
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