L’examen du texte intitulé
«Les humanités créoles – Séminaire
des corps d’inspection de la Martinique», publié
dans un numéro récent de l’hebdomadaire Antilla,
appelle de ma part, en tant que philosophe, les observations ci-après
qui, je l’espère, permettront d’en appréhender
avec davantage d’exactitude la portée, surestimée,
me semble-t-il, par ses concepteurs, qui n’ont pas hésité,
pour en signifier la grandeur, à employer l’attribut
«historique»; ce qui, soit dit en passant, ne me semble
pas refléter une très grande modestie.
Ce texte repose en effet sur plusieurs postulats ou affirmations
indémontrables dont la légitimité apparaît
fortement contestable - ce qui, de mon point de vue, en vicie irrémédiablement
le fond.
J’en examinerai trois.
- Premier postulat: l’idée
que l’amélioration des résultats scolaires
tiendrait à la prise en compte de la culture des élèves
et à l’enseignement de la culture créole («L’enseignement
dispensé à la Martinique ne fait pas suffisamment
référence à la culture des élèves»
et ne permet pas d’instaurer» chez eux «les
fondements de la culture créole»; «des améliorations
des performances académiques sont sans doute possibles
à condition que soient décidés et appliqués
des changements profonds de l’enseignement destinés
à prendre en compte les particularités des élèves
martiniquais»).
- Second postulat: l’idée
que les programmes d’enseignement sont inadaptés.
- Troisième affirmation:
l’idée que l’enseignement doit avoir pour fonction
et pour finalité la construction identitaire des élèves
(«L’enseignement ainsi conçu ne favorise
pas la construction identitaire des élèves martiniquais»;
aussi «pour sortir de cette impasse, nous proposons l’instauration
immédiate d’un véritable enseignement obligatoire
intitulé «Humanités créoles»»).
Trois postulats que nous allons maintenant examiner.
Mais auparavant, quelques remarques sur la prétendue «permanence
de l’échec scolaire dans l’académie de
la Martinique» présentée comme le catalyseur
des «Humanités créoles».
«L’échec scolaire»: notion vague et, à
tout le moins, mal définie. Fausse évidence. Chacun
range ce qu’il veut sous «échec scolaire».
Sans doute veut-on évoquer par cette expression un phénomène
de grande ampleur, présent à tous les niveaux du système
éducatif en Martinique et touchant toutes les disciplines.
Mais l’analyse des statistiques de résultats aux différents
examens permet-elle de corroborer pareille affirmation?
Cette académie, comme d’autres, a sans doute des
difficultés, encore que dans des proportions moindres que
l’on n’imagine souvent. Le récent plan de prévention
de l’illettrisme décidé par le ministre de la
jeunesse, de l’éducation et de la recherche, L. Ferry,
n’a pas, selon les informations qui nous reviennent, été
spécialement conçu pour la Martinique.
Aussi, l’évocation d’indicateurs «montrant
que le système éducatif y fonctionne autrement et
ne produit pas les effets escomptés» devrait en toute
rigueur être assortie d’une indication concernant ces
indicateurs. Quels sont-ils précisément? Le texte
n’en souffle mot.
Quant à la prétendue permanence du phénomène,
elle mériterait d’être établie, à
travers, par exemple, l’analyse des résultats obtenus
dans les différentes disciplines aux différents paliers
de la scolarité. A cet égard, ce que montrent la plupart
des résultats observés (évaluations à
l’entrée en 6e, évaluations à
l’entrée en 5e, brevet des collèges),
c’est, de manière récurrente, la faiblesse des
scores principalement dans une discipline: la mathématique.
Comme dit Wittgenstein: «Même si l’homme le plus
digne de foi m’assure qu’il sait qu’il en est
de telle ou telle façon, cela seul ne peut pas me convaincre
qu’il le sait; mais seulement qu’il croit le savoir»
(De la certitude, Gallimard, Paris, 1965).
Premier postulat: l’idée que l’amélioration
des résultats scolaires tiendrait à la prise en compte
de la culture des élèves et à l’enseignement
de la culture créole.
Qu’entend-on par «culture des élèves»?
A cette question les auteurs du texte répondent: la culture
c’est «le vécu», «l’environnement»,
«le mode de vie», «la perception de la vie et
du monde».
Cette définition met-elle face à l’esprit
un objet quelconque? Pour emprunter à Heidegger, permet-elle
de «se représenter en esprit» une détermination
de quelque chose qui ne soit pas simplement une impression?
Considérons le mot «vécu»: Qui peut prétendre
détenir une description objective du «vécu»
de l’ensemble des petits Martiniquais? Et comment vérifier
l’adéquation de cette description à un objet?
Considérons à son tour l’expression «la
perception de la vie et du monde»: Qui peut fournir une description
objective de ce que perçoivent collectivement les petits
Martiniquais (à supposer qu’une telle communauté
de perception soit simplement possible)? Et comment vérifier
la conformité d’une telle description?
Passons maintenant à l’expression «le mode
de vie»: Qui peut attester l’homogénéité,
et donc l’identité commune, du mode de vie de l’
ensemble des petits Martiniquais?
Même interrogation pour le mot «environnement»,
dont on ne sait du reste s’il est employé pour désigner
un objet sociologique, géographique, ou urbanistique.
Comment, dans ces conditions, se
référer à «la culture des élèves»?
A quel objet précisément défini vais-je pouvoir
me référer?
Des anthropologues, tels que G. Balandier ou G. Bastide, ont à
cet égard souligné le fait qu’une société
n’est jamais véritablement homogène; qu’elle
comporte des sous-groupes de culture différente proposant
des modèles divers et parfois contradictoires.
Plus problématique encore apparaît l’affirmation
selon laquelle les programmes officiels ne permettent pas «d’instaurer
les fondements de la culture créole chez nos élèves».
Est-ce à dire que les expressions «culture des élèves»
et «culture créole» ne désignent pas le
même objet?
S’il s’agit du même objet, il y a incohérence:
car comment instaurer ce qui est déjà présent
(«le vécu», «la perception de la vie et
du monde»)?
S’il ne s’agit pas du même objet, doit-on comprendre
que «les fondements de la culture créole» doivent
être «instaurés» sur les ruines de la «culture
des élèves»? Pourquoi, dès lors, la «prendre
en compte», s’il s’agit finalement de l’évincer
au profit d’une autre («la culture créole»)?
Une clarification du sens de cette affirmation permettrait aux
auteurs du texte d’échapper au soupçon d’incohérence
pesant non seulement le passage en question, mais plus globalement
sur l’édifice entier. Car, comme le rappelle Jacques
Bouveresse, «les règles de la logique, (étant)
constitutives de ce qu’on appelle penser, il est indispensable
de commencer par les respecter si l’on veut pouvoir exprimer
un contenu de pensée quelconque» (Prodiges et vertiges
de l’analogie, Paris, 1999).
Second postulat: l’idée que les programmes d’enseignement
sont inadaptés.
Les observations des auteurs du texte sur «l’inadaptation
des programmes» traduisent une conception particulariste de
la connaissance en curieuse dissonance avec les principes d’objectivité
et d’universalité présidant aux savoirs sur
lesquels s’établissent précisément ces
programmes, garantissant leur légitimité, et déterminant,
du moins en partie, la façon dont ils s’ordonnent en
champs ou domaines disciplinaires.
Sont en effet mis en avant des paramètres d’ordre
géographique, économique, climatologique, historiographique
censés jouer un rôle dans la détermination des
contenus d’enseignement, c’est-à-dire des savoirs.
S’agissant, par exemple, de l’histoire, «les programmes
d’enseignement», conçus «pour un pays qui
a une longue histoire» et des «traditions ancestrales»,
sont inadaptés, car «ils n’offrent aux élèves
que des modèles dans lesquels ils ne se reconnaissent pas
et auxquels ils peuvent difficilement s’identifier».
Faut-il en inférer que, pour rendre un cours normal aux
choses, il faille, par exemple, instituer une mathématique
pour les pays riches, une autre pour les pays pauvres; une physique
pour l’ouest, une autre pour l’est; une philosophie
pour les continents, une autre pour les îles; une histoire
pour les pays qui ont «une longue histoire et des traditions
culturelles ancestrales», une histoire particulière
pour la Martinique – autrement dit donner dans un relativisme
systématique, antinomique de toute idée de savoir
objectif?
Comme le note judicieusement G. Noiriel à propos de l’histoire,
«dans ces conditions, chaque groupe détient sa propre
vérité historique qu’il oppose aux autres».
(Sur la «crise» de l’histoire, Belin,
Paris, 1996). Cependant, comment faire en mathématiques?
ou en physique? Qu’on nous décrive, par exemple, la
structure d’une notion mathématique conçue en
fonction du climat ou de la latitude.
Au fond de cette question se tient en réalité une
autre, plus vraisemblable et aussi plus familière, encore
que non moins incertaine: celle de la prétendue «perte
de sens des savoirs scolaires» (Meirieu), et celle, concomitante,
de savoir comment leur en redonner – question déjà
vue, déjà lue, déjà entendue dans le
débat épistémologique et pédagogique
parisien opposant pédagogues et philosophes, à la
fin des année 1990.
Or, à cette question, D. Kambouchner a apporté sinon
une réponse définitive, du moins un ensemble de précisions
sur le concept de savoir qui aboutissent à ruiner le sens
de la question lui-même. La question du sens d’un «savoir»,
en effet, ne se pose pas et a fortiori ne se résout pas en
dehors de la structure de ce «savoir»: «En principe,
«un savoir» constituera un ensemble effectivement ou
virtuellement ordonné, répertorié et éprouvé
de connaissances théoriques ou pratiques se rapportant à
un certain type d’objets. Et cette relation à une sorte
déterminée d’objets, les corrélations
reconnues entre les éléments de ce savoir, la dimension
traditionnelle qu’il peut revêtir sont autant de conditions
qui lui assurent a priori un «sens», de même
qu’à chacun de ses éléments. Comment
donc ce savoir qui n’existe jamais que comme ensemble de données,
de règles, de concepts, de résultats, etc., pourvus
d’un sens déterminé pourrait-il lui-même
manquer de sens au point
qu’il faille imaginer de lui en donner
un? S‘il lui advient d’être défiguré
dans sa présentation, soit par quelque égarement «épistémologique»
des responsables des programmes ou des auteurs des manuels, soit
par quelque défaillance de l’enseignant, il s’agira
plutôt, par une présentation plus adéquate,
de lui restituer le «sens»
manifeste que ces conditions ont occulté» (Une
école contre l’autre, PUF, Paris, 2000).
Pour en revenir à l’enseignement de l’histoire,
on ne peut qu’être surpris par la finalité qui
lui est assignée en creux par les auteurs du texte: celle
de mettre en place des «modèles» auxquels les
élèves devront pouvoir «s’identifier».
Or, qui a dit que l’enseignement l’histoire avait une
telle finalité? Qui, dans une démocratie, peut en
décider?
Ce que montre bien plutôt l’examen de cette discipline,
c’est la persistance, depuis des décennies, d’un
débat sur son statut et sa fonction; débat dont l’acuité
est telle, que l’on n’hésite plus aujourd’hui
à la diagnostiquer «en crise»: «Le fait
que les historiens ne soient plus capables aujourd’hui de
s’accorder sur ce qu’est la «science de l’histoire»,
est un argument souvent avancé pour justifier le constat
d’ «éclatement» de la discipline. La multiplication
des polémiques, souvent d’une grande violence, qui
opposent les historiens entre eux, constitue l’une des illustrations
les plus spectaculaires de l’ampleur des incompréhensions
qui minent la communauté» (G. Noiriel, ouv. cité).
Comment comprendre, dès lors, la tranquille certitude des
auteurs du texte qui, quant à eux non historiens, savent
cependant ce que doit enseigner l’histoire et comment elle
doit le faire?
Comment ne pas s’interroger, en effet, quand on lit sous
la plume de Gérard Noiriel, historien, directeur d’études
à l’Ecole des Hautes études en Sciences sociales,
ceci: «Depuis quelques années, les «tournants»
et les «révolutions» historiographiques se succèdent
à un rythme qui donne le tournis. Après le lancement
de la «nouvelle histoire» à la fin des années
1970, ont été annoncés un «tournant linguistique»,
puis un «tournant critique», l’avènement
d’une «nouvelle histoire intellectuelle», un «nouvel
historicisme», une «histoire philosophique des idées»,
une «autre histoire sociale», une «autre histoire
du politique», une «histoire du quotidien», «une
ego-histoire» et même une «alter-histoire»
(Ibid.)?
Comment s’identifier à un modèle (un personnage),
quand celui-ci est un non-humain, un milieu marin, par exemple?
«Ainsi la Méditerranée du grand livre de Braudel
peut-elle être tenue pour le quasi-personnage de la quasi-intrigue
de la montée en puissance et du déclin de ce qui fut
«notre mer» à l’époque de Philippe
II» (Paul Ricœur, La
mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris,
2000).
Comment enfin demeurer rivé à l’idéologie
des modèles identificatoires et du confinement culturel,
après des considérations aussi peu suspectes quant
à leur provenance – puisqu’on en est là
– que celles énoncées sur cette question par
E. Glissant? «Tout le monde se rend compte que le monde est
en train de devenir composite, c’est-à-dire créolisé,
et que ce qui était vécu
par les Antillais comme une espèce d’insuffisance est
vécu désormais comme une sorte d’avantage (non
que les Antillais se proposent comme modèle: il
ne faut jamais proposer de modèle, le temps des modèles
est fini!), qui fait qu’aujourd’hui un Antillais
se sent peut-être, plus qu’un Français, un homme
du monde – pas au sens mondain du terme mais au sens cosmique»
(Le Figaro du 29 juillet 2002).
Mais au-delà du débat épistémologique
ou anthropologique, c’est la volonté d’instituer
un type d’homme à la faveur de dispositifs d’identification
qui apparaît peut-être la plus discutable au plan éthique
et politique.
Sur ce point, il pourrait être utile de se reporter à
la critique de l’idéologie communautariste développée
par Sylviane Agacinski dans un article du n° 12 de la revue
Lignes, de décembre 1990, qui met en garde contre la tentation
toujours affleurante dans les projets éducatifs de fabriquer
l’homme à partir de modèles identitaires: «Bien
des procédés éducatifs, par leur visée
et leurs techniques, s’apparentent à des conduites
qui visent à sauvegarder (…) l’identité
communautaire (…). De ces modèles, aucune forme d’éducation
ne peut faire l’économie sans doute. Mais leur statut
peut être fort différent selon qu’ils valent
seulement comme modèles provisoires, toujours révisables
et transformables, soumis aux épreuves de la pratique éducative
et pédagogique, forgés pour une population scolaire
réelle, ou bien qu’ils
sont le fruit d’anticipations idéalistes, imaginaires
ou trop abstraites pour convenir à des individus réels
et différenciés, enfin qu’ils sont l’objet
d’une foi ou d’un savoir se réclamant de l’absolu»
(Racisme: la responsabilité
philosophique).
Et Sylviane Agacinski de dénoncer le caractère antidémocratique
des modèles d’inspiration idéaliste ou doctrinaire,
parce que «par définition, la démocratie dans
son essentiel pluralisme ne suppose ni
l’homogénéité politique, ni l’homogénéité
sociale, ni aucune forme d’homogénéité
ou d’uniformité» (Ibid.).
Comme on le voit, la complexité de la question devrait
conduire à davantage de prudence, de modestie et de réflexion.
Il aurait été plus convaincant, par exemple, de montrer,
par une description suffisamment précise et ordonnée,
en quoi consiste l’inadaptation de tel ou tel savoir au sein
d’un domaine disciplinaire donné et d’indiquer
ensuite, de manière pareillement rigoureuse, quelle forme
de savoir pourrait s’y substituer. Et ainsi de suite dans
chaque discipline où l’opération s’avèrerait
à la fois possible et nécessaire, au seul regard de
critères épistémologiques et pédagogiques
éprouvés.
Troisième postulat: l’idée que l’enseignement
doit avoir pour finalité la construction identitaire des
élèves.
L’école aurait pour fonction d’œuvrer
à la construction identitaire des enfants qu’elle a
à charge d’instruire.
Cette conception soulève à son tour de nombreuses
questions.
D’abord, d’où vient que l’école
aurait pour fonction de générer intentionnellement
de l’identité psychique ou culturelle? Est-ce bien
son rôle?
En effet, une identité n’est pas neutre – elle
suppose la représentation d’un modèle ou d’un
archétype: un type d’homme.
Question: qui est habilité
à définir ce type d’homme que l’école
aurait ensuite pour mission d’installer dans les consciences
par une éducation expressément conçue pour
cela? Qu’en est-il de la liberté de conscience? Qu’en
est-il de la volonté des familles?
Par ailleurs, qui peut démontrer que les petits Martiniquais
n’ont pas d’ores et déjà le sentiment
de leur identité personnelle (il vaudrait mieux dire de leur
«unité psychique»), le sentiment d’être
des personnes, c’est-à-dire des sujets humains capable
de dire JE-TU dans une relation de communication? Autrement dit,
la capacité de se poser comme sujets, à travers l’utilisation
de la langue, dans l’espace linguistique mixte (français-créole)
qui est le leur – ce qui, pour Benveniste, est au demeurant
le critère le plus sûr de la subjectivité et
la manifestation la plus évidente de l’ «unité
psychique» de la personne: «Est «ego» qui
dit «ego». Nous trouvons là le fondement de la
«subjectivité», qui se détermine par le
statut linguistique de la «personne»» (Problèmes
de linguistique générale, Gallimard, T. I, Paris,
1966)? Point de vue à rapprocher de celui développé
par Marx, dans L’idéologie
allemande, sur la conscience et le langage: «Le langage
est aussi vieux que la conscience,
- le langage est la conscience réelle, pratique, existant
aussi pour d’autres hommes, existant donc alors seulement
pour moi-même aussi» (Editions sociales, Paris, 1968).
Questions d’autant plus pressantes que la notion d’identité
s’avère, quant au fond, extrêmement problématique.
Présentée comme une évidence absolue, se
suffisant à elle-même et débordant d’un
sens aussi immédiatement présent que diaphane, elle
est en réalité une notion en trompe-l’œil,
une pseudo-évidence dont l’apparente clarté
se diffracte à l’analyse en une multitude de points
d’interrogations dont aucun n’ouvre (dans un espace
civil démocratique) sur une perspective opératoire.
C’est ce que montre bien la réflexion anthropologique
contemporaine; celle qui se développe, par exemple, dans
les travaux de François Laplantine, qui souligne le flou
conceptuel dont est lestée la notion d’identité:
«L’identité est devenue aujourd’hui un
slogan brandi comme un totem ou répété de manière
convulsive comme une évidence paraissant avoir résolu
ce qui précisément pose problème: son contenu,
ses contours, sa possibilité même» (Je, nous
et les autres, Fayard, Paris, 1999).
Et Laplantine d’indiquer le caractère métaphysique
de sa provenance – origine expliquant, sans doute, le flou
définitionnel en lequel elle se niche: «La notion d’identité
a été formée à partir du modèle
médiéval de la substance, visant à désigner
les attributs de la divinité: sa toute-puissance, son éternité
et d’abord sa présence. Lorsque l’identité
continue aujourd’hui à être convoquée
comme substance et sommée de décliner ses qualités,
le langage répond encore par la présence alors que
la notion donne surtout des signes de son absence ainsi que des
signes de l’absence des mots pour la nommer» (Ibid.).
Toutefois, «si ce que l’on désigne sous le terme
d’identité ne peut être anthropologiquement pensé
(ou si l’on préfère, ne peut s’accommoder
de l’exigence de la pensée anthropologique), cela ne
signifie pas qu’elle n’existe pas. Il conviendrait plutôt
de dire qu’elle existe, mais n’appartient pas toutefois
à l’univers de ce qui peut raisonnablement être
dit. Wittgenstein dirait que l’on peut seulement la «montrer»»
(Ibid.).
Un exemple significatif de cette inconsistance théorique
ou conceptuelle se trouve dans l’ouvrage collectif –
Eloge de la Créolité, Gallimard, 1989 - commis
par Bernabé, Chamoiseau et Confiant.
S’essayant à définir l’identité
créole, les trois hérauts de la créolité
tombent dans un embarras de formules et de métaphores qu’ils
sont bien en peine de rendre crédibles.
Qu’on en juge:
«La Créolité c’est «le monde diffracté
mais recomposé», un maelström de signifiés
dans un seul signifiant: une Totalité» (P. 27).
Ou encore: la créolité est un «magma»
issu d’un «migan»: «Notre créolité
est donc née de ce formidable migan» (Ibid., P. 26).
«Par cette vision, nous revenons au magma qui nous caractérise»
(Ibid. P. 39).
Autrement dit, le «concept» de créolité
se tient essentiellement dans une effervescence métaphorique
et un mutisme conceptuel.
Peu importe cependant, l’essentiel n’est pas de connaître
mais de vivre sa créolité: «Et nous disons qu’il
n’est pas dommageable pour l’instant, de ne pas avoir
de définition. Définir, ici, relèverait de
la taxidermie. Cette nouvelle dimension de l’homme, dont nous
sommes la silhouette préfigurée, mobilise des
notions qui très certainement nous échappent encore.
Si bien que s’agissant de la créolité dont nous
n’avons que l’intuition
profonde, la connaissance
poétique, et dans le souci de ne fermer aucune des
voies possibles, nous disons qu’il faut l’aborder comme
une question à vivre (…) Vivre la question de la Créolité,
à la fois en totale liberté et en pleine vigilance,
c’est enfin pénétrer insensiblement dans les
vastitudes inconnues de sa réponse. Laissons vivre
(et vivons!) le rougeoiement de ce magma.»
(Ibid.).
Et ainsi de suite à travers tout l’ouvrage. Et le
lecteur avide d’identification de l’identité
créole est payé de mots. Rien d’étonnant
à cela, puisque «notre plongée dans la Créolité
ne sera pas incommunicable mais elle ne sera non
plus pas (sic) totalement communicable. Elle le sera avec
ses opacités» (Ibid. P. 52).
En d’autres termes, l’identité créole
reste un mystère. A l’instar des autres croyances,
elle requiert la foi et suppose des initiés.
Pour revenir à la notion d’identité –
considérée dans le champ de l’éthique
et de l’anthropologie – , observons que nombre de penseurs
contemporains, et non des moindres, en ont dressé une critique
sévère: G. Deleuze, M. Foucault, C. Rosset, M. Fumaroli,
E. Glissant, pour ne citer que les plus connus.
Glissant, en particulier, la stigmatise comme douteuse quant à
sa provenance et pernicieuse quant à ses effets.
Pour l’auteur du Discours antillais, «la
notion d’identité est une création des cultures
occidentales et qui a été imposée au reste
du monde» («De la poétique de la relation
au Tout-Monde», interview d’E. Glissant menée
par Avner Perez).
Aussi, estime-t-il, devons-nous «renoncer à l'idée
que nous sommes détenteurs d'une identité unique donnée
une fois pour toutes et qui a le légitime devoir de s'opposer
à toute autre identité possible».
Et Glissant de se lancer dans un long plaidoyer anti-identitaire,
exemples à l’appui: «Nous avons peur d'abandonner
les idées identitaires, non seulement nous avons peur, mais
cela déclenche tous les massacres qu'on voit aujourd'hui.
Les humanités d'aujourd'hui, du fait même qu'elles
entrent dans la mondialité sous la menace de la mondialisation
qui en est le revers négatif, sont absolument affolées
à l'idée qu'il faille inverser la vapeur politique,
changer les concepts que nous avons de nous-mêmes et qu'il
faille nous concevoir comme des permanences, mais des permanence
changeantes. J'en fais l'expérience tous les jours. A un
colloque international, un professeur m'a dit: «mon père
était allemand, ma mère hollandaise, je suis né
à Montevideo, j'exerce à New York, mes enfants font
leurs études à Montréal, qu'est-ce que je suis?».
Je lui ai dit: «vous êtes ce que vous êtes, un
être en changement, un être qui évolue perpétuellement
et qui ne peut plus se raccrocher à une racine unique, autoritaire,
contraignante et exclusive de l'autre.» C'est difficile, les
gens n'arrivent pas à concevoir cela. Je prétends
que partout où il y a conflit, aucune solution, ni politique,
ni économique, ni sociologique, ni militaire, ni diplomatique
n'arrivera à changer les choses et à rétablir
un équilibre tant que l'imaginaire des gens ne sera pas complètement
empreint de ces données nouvelles des humanités, à
savoir qu'il n'y a pas un territoire
et une racine à partir de laquelle on est autorisé
à entrer sur les autres territoires.» (Propos
recueillis par Federica Bertelli, parus dans le n° 14 des Périphériques
vous parlent).
Ces trois postulats examinés, reste le statut du texte,
dont il a été suffisamment établi le manque
de rigueur conceptuelle ou démonstrative. Constat particulièrement
troublant, compte tenu de la qualité de ses auteurs et de
l’autorité sur laquelle ils se campent pour décréter
la légitimité, non seulement épistémologique
mais également administrative, de leurs assertions. Ce qui
pose un problème plus général.
Dans un ouvrage paru en en octobre 1997, sous le titre de Impostures
intellectuelles, Alan Sokal (professeur de physique à
l’université de New-York) et Jean Bricmont (professeur
de physique théorique à l’université
de Louvain) avaient fait scandale, tout particulièrement
dans les milieux intellectuels parisiens, en montrant les incongruités
auxquelles peut conduire le mauvais usage – mais aussi l’abus
– de concepts scientifiques par des non-scientifiques (entendez
par là des penseurs issus des sciences humaines, disciplines
qualifiées de sciences «molles» par opposition
aux sciences «dures» que sont les disciplines s’occupant
de la matière ou du vivant). Plus précisément,
ces deux enseignants voulaient montrer à quel point la référence
à la science relève chez quelques figures réputées
de la pensée contemporaine, de la pure et simple imposture:
«Ces auteurs, expliquent-ils, parlent avec une assurance que
leur compétence ne justifie nullement (…). Ils pensent
sans doute pouvoir utiliser le prestige des sciences exactes pour
donner un vernis de rigueur à leur discours. De plus, ils
semblent assurés que personne ne remarquera leur usage abusif
des concepts scientifiques.»
Plus tard (en 1999), Jacques Bouveresse, professeur de philosophie
au collège de France «réitérera»
l’opération à l’encontre de Régis
Debray à propos de l’usage intempestif fait par ce
dernier du théorème d’incomplétude de
Gödel – le théorème «qui a fait écrire
le plus grand nombre de sottises et d’extravagances philosophiques»,
précise l’auteur de Vertiges et prodiges de l’analogie.
Le texte «Les humanités créoles» nous
apparaît relever jusqu’à un certain point de
la même logique et du même type d’artifice, savoir
l’utilisation spécieuse par des personnes issues d’un
univers intellectuel autre que celui des sciences humaines, de notions
ou de concepts ressortissant à un domaine qu’à
l’évidence elles ne connaissent pas, pour n’y
avoir simplement pas séjourné ou n’en être
pas originaires.
Or non seulement on ne s’improvise pas psychologue, anthropologue
ou philosophe (ces disciplines, tout comme la mathématique,
les sciences physiques, la botanique ou la géologie s’apprennent;
il y a des lieux pour ça), mais en outre, comme dirait le
vieux Kant, «on n’étend pas, mais on défigure
les sciences quand on en fait se pénétrer les limites»
(Critique de la raison pure, Préface de la seconde
édition, PUF, Paris 1944).
Aussi, le texte qui nous est présenté comme l’incarnation
de la vérité pure, de la vérité nue
et entière sur l’échec scolaire à la
Martinique et sur les moyens de l’éradiquer, n’est
en réalité rien d’autre qu’une profession
de foi abusivement marquée au sceau du savoir objectif. Relevant
de cette catégorie d’écrit, il en présente
tous les défauts – le principal étant qu’il
ne surpasse évidemment en rien un autre quelconque de ses
congénères mais se meut essentiellement, comme eux,
dans l’élément de la doxa, de l’opinion.
Qu’il s’agisse bien d’un texte de cette catégorie,
les «engagements» et prises de position auxquels il
donne lieu en ce moment sur la place publique, le pathos qu’il
génère ou que cherchent à provoquer ses auteurs
et promoteurs dans l’opinion publique, trahissent bien sa
nature.
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