La guerre de cinq cents ans
Depuis cinq cents ans qu'elle est entrée dans ce qu'elle a elle-même nommé la modernité, l'Europe blanche a conquis le monde. Certaines parties de notre planète, parfois des continents entiers ont été vidés de leurs habitants par la guerre et le génocide pour laisser place libre aux conquérants. L'Afrique subsaharienne a été transformée en vaste réserve à marchandise humaine et soumise, durant les trois siècles et demi que dura cette épouvante, à une désintégration générale et sans espoir. Puis la conquête coloniale prit le relais. L'issue de la guerre, on la connaît : à la fin du XIXe siècle, les nations blanches s'étaient formellement partagé la planète et le butin. Exception faite du Japon. En est-on sorti ? Un des aspects les plus surprenants de cette commotion planétaire, c'est la tranquillité spontanée avec laquelle nos esprits s'en accommodent. Guerre mondiale ? Quel conflit porte le mieux ce nom dans l'histoire humaine ? Et pourtant, cette qualification d'un amer prestige ne monte à la conscience officielle qu'à l'occasion d'une boucherie intra-européenne, guerre entre Blancs à laquelle le reste du monde est annexé par raccroc, nations et soldats supplétifs, champs de batailles secondaires, voies de contournement…
Par quel mystère historique restons-nous si tranquilles face à la guerre mondiale de cinq cents ans? Au point de ne pas la nommer. Au point de la présenter parfois comme bénéfique, civilisatrice, inscrite dans les gènes du progrès humain. Ses millions de morts, ses vies captives par peuples entiers, ses civilisations englouties, ses abaissements sans nom benoîtement représentées sous la forme des œufs que casse inévitablement celui qui tient le fouet dont on fait les omelettes.
Cinq cents ans, c'est long. Suffisamment pour que les représentations et les souffrances provoquées par une si longue histoire se présentent à l'esprit comme de puissantes évidences. Comme la nature des choses. Culture de guerre tenue par cinq siècles d'enracinement. Notre langage lui-même en est puissamment impressionné.
Prenons les mots Blanc et Noir. Un Blanc et un Noir. Quoi de plus évident, d'en apparence plus anodin que ces appellations portées sur des humains dont en effet, certains ont la peau claire et d'autres la peau sombre. Un Noir, une Noire? Disons: toute personne dont la physionomie indique qu'elle a des origines proches ou lointaines en Afrique subsaharienne. Oui, ça marche. Une Blanche, un Blanc? Tentons la symétrie. Ça donnerait: toute personne dont la physionomie indique qu'elle a des origines en Europe. Ah non, tiens, dans ce sens-là, ça ne marche plus. Si ça marchait dans ce sens-là, de Condoleeza Rice, d'Aimé Césaire ou de Pelé, je pourrais dire sans problème: ce sont des Blancs. Et vous, tout de suite, vous penseriez: ce type a un sérieux problème. C'est que les appellations Blanc ou Blanche, avec leur majuscule, ne signalent pas d'abord l'apparence physique, mais d'abord la «race pure».
Race pure? Je vous parlais d'une culture de guerre camouflée dans le paysage au point de s'y fondre. A demain pour d'autres indices.
6 déc.2004, Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Mohammed et Saint Louis
J'ai reçu une éducation catholique et plutôt traditionnelle. Parmi les images pieuses sur lesquelles mon imagination d'enfant ancrait ses repères, il y avait le bon roi Saint Louis. Nous habitions Vincennes. Dans nos promenades au bois qui entoure le donjon royal, quand nos parents nous montraient un chêne, ses ombrages étaient pour moi peuplés de victimes et de justiciables venus chercher la paix auprès du prince au cœur juste.
Louis IX joue un vrai rôle dans l'histoire de France. Il n'y a aucune raison de mettre en doute sa piété, ni sa droiture, ni l'intensité de sa vie spirituelle, ni même sa proximité avec les souffrants de son royaume attestée par les chroniqueurs. Il était le chef d'un État déjà puissant, dont le ciment idéologique était le catholicisme romain. Sous la bannière de son ardente foi, et du fait de sa fonction politique, il mena la guerre aux «hérétiques» de l'intérieur et dirigea deux croisades contre les «infidèles». Son règne élargit le rayonnement du royaume.
En parvenant à l'âge adulte, je pris de la distance critique par rapport aux convictions formées dans l'enfance. L'icône du saint roi de France ne fit pas exception à ce décapage. Je me rappelle même l'avoir parfois présenté, par bravade anticléricale, comme un des féodaux les plus sanguinaires de l'histoire. Mais quand j'interroge mes affects profonds, je vois bien que cette figure reste mienne parce qu'elle s'est fichée en un lieu qu'on nommerait aujourd'hui mon «identité». Reconnaissons que dans l'ensemble, Louis IX est en France une figure aimée.
Observez maintenant combien le roi Saint Louis ressemble au prophète Mohammed: deux êtres dévorés par la passion religieuse, deux chefs engagés dans l'établissement d'un ordre où la force des armes a sa part, deux figures tutélaires qui disent dans un même mouvement et la loi, et la foi.
Je suis laïque. Cette comparaison ne porte pas sur le jugement historique, rationnel, libre qu'il est bien sûr utile et légitime de porter sur chacun des deux hommes. Elle est une invitation à entrer en soi-même et à réfléchir ses affects spontanés. Moi, voyez-vous, quand je l'ai fait, je me suis rendu compte qu'en dépit de leur forte ressemblance et de mes efforts critiques, les figures respectives de Mohammed et de Louis IX éveillaient des sentiments opposés. Mon esprit devait aller contre mon cœur pour mettre en cause le roi de France, tandis qu'un recul involontaire me rendait spontanément critique par rapport aux lois et aux guerres du prophète. Puis un jour, je suis allé passer des vacances près d'Ansongo, aux confins du Sahara malien, dans le village de mon ami Harouna. Son père était un musulman d'une piété sans faille mais sans façon, un homme juste que toute violence révoltait, qui n'avait même jamais frappé ses enfants. En le voyant vivre, en l'entendant, je compris comment il aimait le prophète de sa religion. Comme moi j'avais aimé saint Louis. Une frontière était tombée. Mon «identité» s'en trouvait élargie.
Je vous parlais hier de la culture de guerre laissée en alluvion par le conflit mutliséculaire de l'Europe contre le reste du monde. Aujourd'hui, l'islam est une religion d'Europe, une religion française, et ce sont nos compatriotes qu'agresse une islamophobie en plein essor. La culture de paix est un chantier qui plonge loin.
7 déc.2004, Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Jaloux des Juifs ?
Par alliance ou par ascendance, nous sommes désormais des millions de Français à être familialement reliés au monde noir, aux peuples arabes et plus généralement aux habitants des anciennes colonies. Des millions à vivre non pas comme un rempart, mais comme une coupure le mur Nord-Sud qui empêche nos parents de venir nous voir. Des millions de Français à l'éprouver dans notre chair, moi par alliance, mon épouse par ascendance, demain notre fils encore petit : les allusions récurrentes à la servitude atavique des Noirs sont aussi repoussantes que les blagues sur la vocation des Juifs à être grillés par d'autres. En même temps, nous constatons qu'il est devenu très risqué de brocarder la tragédie des Juifs. Qu'un homme politique peut y ruiner sa carrière. Qu'une salve nourrie de contre-feu vient efficacement protéger du blasphème cette faille inouïe dans l'histoire humaine. Très risqué, par exemple, d'utiliser pour atténuer l'horreur de la Shoah la turpitude effective et si banalement humaine de certains Juifs.
Mais il existe un déséquilibre. Sans perdre son poste à l'université, on peut doctement
«
réviser » l'épouvante de la traite négrière en invoquant les guerres intestines d'une Afrique qui, dans des conditions assez proches de l'Europe féodale, utilisait communément la force de travail des vaincus. Les Juifs sont globalement parvenus à empêcher qu'on tire argument de communes turpitudes pour excuser le crime inouï, empêcher qu'on manipule ce qui relève de la justice ou de la révolte ordinaires pour éviter à l'extraordinaire monstruosité sa comparution devant l'humanité réunie en tribunal extraordinaire. Pour certains, la blessure extraordinaire n'est pas la Shoah, mais la traite des Noirs et ceux-là ont le sentiment d'être sans interlocuteurs pour imposer la même évidence. Alors quelques-uns sont aspirés par une tentation vertigineuse: jalouser les juifs d'être parvenus à transformer le souvenir de la Shoah en un appel universel à l'humanité, leur en vouloir.
Cette forme particulièrement morbide d'antisémitisme est un poison mortel pour ceux qui s'y laissent aller, un contresens dans la pleine acception du terme. Songeons au chemin qu'ont suivi les revenants de la Shoah pour obtenir ce douloureux succès. Le regard plongé droit dans l'humiliation sans nom. Le retour désemparé mais voulu vers cette défaite inouïe. Le relèvement symbolique de cet ultime abaissement. Personne n'ose rire devant le matricule tatoué sur le bras des survivants d'Auschwitz, et ça c'est une victoire de l'humain en nous. Mais quand j'hésite à dire
«
Mon arrière grand-père était à vendre sur le marché de Basse-Terre» parce que je crains que ça m'abaisse, voire qu'on s'en gausse, c'est le symptôme irrécusable que le traité de paix reste à construire. Jalouser les Juifs ? Rendons-leur grâce, au contraire de l'effort inouï qu'ils ont accompli en trouvant en eux le courage de faire de leur abaissement lui-même un signe porté devant tous. Dans cette démarche, ils sont nos aînés, nos sœurs, nos frères, un exemple, une issue. Ils se sont laissé traverser par une générosité salutaire qui les dépasse. Comme rançon de leur propre sang, ils nous ont offert une invitation générale à la résistance contre l'abaissement. Invitation pour tous. Noirs compris. Arabes compris. Palestiniens compris.
8 déc.2004, Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Réparer les dégâts
L'histoire planétaire de la domination blanche a fait des dégâts qui pèsent durement sur le monde contemporain et, désormais, sur la société française elle-même, familialement reliée pour des millions de ses membres aux peuples naguère assujettis. Ces dégâts sont de trois ordres. Il y a d'abord ce qui est irréparable. La souffrance passée. Les vies interrompues par millions. Les humains mis à la vente comme des marchandises. Les peuples et les civilisations englouties par le génocide. Face à ces irréparables désastres, nous n'avons d'autre issue que d'en faire un signe pour tous, un appel tragique au refus de l'inhumanité. Comme les Juifs l'ont fait avec la Shoah. Ce travail reste à faire.
Il y a ensuite les dégâts symboliques réparables. La censure portée sur l'histoire ancienne de l'Afrique est réparable. On peut dissoudre l'hostilité non-pensée qui entoure l'Islam. On peut déverrouiller l'eurocentrisme des programmes scolaires. La dévalorisation coloniale et la persistance des clichés racistes ont pour destinée possible de se transformer en feuilles mortes et d'être emportées par un bon vent. Ce travail reste à faire. Enfin, les dégâts matériels réparables sont identifiables. De nombreux pays du Sud ont été militairement conquis, puis administrés par l'État français. Il suffit de tracer les courbes comparatives des avancées du progrès en métropole et dans les colonies : voirie, enseignement, infrastructures sanitaires, production et distribution d'eau ou d'énergie… On y verra sans peine la brutale discrimination qu'établit l'État français entre ses administrés suivant qu'ils étaient ou non Blancs. Cette discrimination relève de la vieille maxime impériale : Malheur aux vaincus. Dès lors que nous pensons utile pour notre société planétaire d'établir entre nous une paix juste, cette discrimination est identifiable, évaluable, réparable. Réparation du dommage colonial. Ce travail reste à faire.
Et là, nous sommes pris d'une étrange hésitation qui trouble notre langage et notre pensée. D'un côté, nous voyons bien qu'il n'y a pas d'autre solution viable, qu'il faut vite interrompre par une vraie paix, une paix juste, la guerre de cinq cents ans durant laquelle les nations européennes ont fait de notre monde commun leur champ privé. Nous voyons bien qu'une telle issue apaiserait d'elle-même les violentes tensions qui mettent notre histoire contemporaine dans une si grande fragilité. Nous savons tous le rapport qui existe entre cette tension non réparée et la folie d'une vingtaine d'hommes détruisant les tours de New York armés de rage désespérée, de cutters et de limes à ongle. Mais au lieu de colmater franchement la voie d'eau qui menace notre commun navire, nous restons médusés, agités de micro-projets, comme pris de la danse de Saint-Guy.
Il faudrait jeter la culpabilité stérile à l'océan, solder honnêtement et j'ose dire joyeusement la note. Pour l'avantage de tous. Mais le débiteur persiste à se cacher sous le déguisement du créancier charitable : aide au Tiers-Monde, subventions humanitaires, tourisme équitable et tutti quanti. Rien, en tout cas, qui permette de penser et de passer enfin à une autre histoire.
9 déc.2004, Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Commençons par nos enfants
Dans beaucoup de familles maliennes vivant en France, la langue de la maison, c'est le bambara ou le soninké. Surtout les mères. Beaucoup de mères ne parlent pas français. En tout cas pas à la maison. Mais par un phénomène au premier abord surprenant, c'est en français que les enfants entrent dans le langage. Spontanément, ils choisissent la langue de la crèche et de la télé. Disons plutôt qu'ils sont choisis, happés par elle. Et quand ils grandissent, les quelques hésitations lexicales qui s'étaient glissées malgré tout dans leur francophonie spontanée se rabotent au profit du français. L'esprit de ces enfants, le socle de leurs représentations ont été construits dans une langue latine qui sédimente l'essence de la civilisation française. Il n'y a pas de signe d'appartenance plus puissant. Le sens commun, partagé par la plupart des antiracistes, voudrait que ces enfants soient de petits Maliens éventuellement susceptibles de s'intégrer à la francité. C'est le contraire. Ils naissent à la culture en Français. Peut-être un jour auront-ils la chance de faire aussi le voyage intérieur vers la civilisation de leur père. C'est tout à fait souhaitable. Ça leur fera le plus grand bien. Mais ça n'est pas donné par avance. Il est beaucoup plus vraisemblable que, retournant l'enclos de la couleur, ils se construisent en place de ce manque un blackisme à la française. La culture ne s'hérite pas par les gènes.
Ainsi, ces enfants, leur langue, leurs souvenirs d'enfance, leurs perspectives d'avenir, leurs relations, leur blackisme, leur future contribution à nos pensions de retraite et même leurs papiers sont français. Ils sont le peuple. Mais ils sont le peuple au sein d'un peuple dont le modèle de référence ne leur correspond pas. Du coup, la partie du peuple qui correspond au modèle de référence peine à les reconnaître comme faisant partie des siens. Avec une bonne volonté qu'on ne peut mettre en doute, beaucoup s'échinent à construire les euphémismes à travers lesquels s'expriment à la fois leur bienveillance antiraciste et le sentiment spontané que ces enfants leur sont extérieurs.
«Enfants africains» d'une Afrique tellement merveilleuse.
«Enfants immigrés » d'une immigration qui nous apporte tant. Jeunes
«issus de l'immigration», dont on jure qu'ils opèreront une
«intégration» réussie. Corps étrangers.
Reconnaissons tout simplement qu'ils sont nos enfants. Abolir la frontière Nord-Sud est désormais une urgence française, parce que cette ligne de front traverse et parfois torture notre peuple lui-même. Parce que ce sont nos filles et nos fils qui en souffrent. Reconnaissance au lieu d'intégration. Je crois que ça changerait beaucoup la façon dont nous devons être adultes avec eux. Bons chaque fois que possible. Exigeants, quand il le faut. Mais d'abord conscients qu'ils sont la libre continuation de notre histoire, et non des intrus condamnés à ce statut de sujets, aboli par la Révolution française, puis rétabli par la République dans ses colonies.
J'ai parlé de la guerre de cinq cents ans et du nécessaire traité de paix qu'il nous faut établir pour la clore. Si nous commencions par nos enfants ?
10 déc.2004, Jean-Louis Sagot-Duvauroux
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