Articles & débats
 
A propos de la «Nouvelle graphie»
 
par Raphaël CONFIANT
Rue de Colombie

Rue en Colombie.
Photo Bruno Ollivier

La question de la graphie du créole revient sur le tapis depuis que Jean Bernabé a proposé, dans son ouvrage La graphie créole (éditions Ibis Rouge, 2001), quelques modifications de celle, élaborée en grande partie par lui-même, qui fonctionne depuis les années 1970. R. Confiant nous donne son éclairage sur la question…
   

 
Il convient d’entrée de jeu de dire que la graphie d’une langue, outil fabriqué de toutes pièces par des scribes (Antiquité), des lettrés ou des linguistes (époque moderne), n’entretient aucun rapport avec cette chose invisible, impalpable, immatérielle, cachée dans quelque hémisphère de notre cerveau qu’est la langue.

C’est pourquoi il arrive que des langues non seulement modifient leur graphie (changement interne) mais aussi changent d’alphabet (changement externe). Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point: une langue comme le turc, par exemple, utilise 3 alphabets différents. L’alphabet arabe (jusqu’à ce qu’Atatürk, fondateur de la République turque la supprime), l’alphabet latin (imposé par le même Atatürk et l’alphabet cyrillique (russe) utilisé dans les républiques turcophones de l’ancienne URSSS telles que le Turkménistan.

Aujourd’hui même, le serbo-croate, cher à Aimé Césaire, se sert de deux alphabets différents: le cyrillique en Serbie et le latin en Croatie, ce qui n’empêche aucunement la communication orale entre Serbes et Croates. Quant au vietnamien, il s’est écrit pendant des siècles en idéogrammes chinois lorsque la colonisation française au 19č siècle fit adopter l’alphabet latin.

Modulons quand même. Les premiers inventeurs de graphies n’ont pas agi au hasard. Ils ont créé des alphabets correspondant aux structures propres à leur langue. Par exemple:

  • les idéogrammes sont un instrument magnifique pour une langue à la fois monosyllabique et à tons comme le chinois. Ainsi un mot comme «ma» qui, selon la ton (haut, bas, aigu ou moyen) peut signifier quatre choses complètement différentes est rendu à chaque fois par un petit dessin (idéogramme) différent. Ce qui facilite grandement la lecture. Et c’est ce qui rend le vietnamien, langue à tons (plus à tons, 7, encore que le chinois qui n’en a que 4), très difficile à lire depuis que les missionnaires français ont cru bon de le doter de l’alphabet latin. Sur chaque monosyllabe du vietnamien graphiquement latinisé, peuvent apparaître 7 signes pour les différencier! Exemple: «li» avec accent aigu, «li» avec accent grave, «li» avec une barre horizontale, «li» avec un accent circonflexe etc…Conclusion: l’alphabet latin n’est vraiment pas adapté à une langue monosyllabique et à tons.
  • l’alphabet arabe est lui aussi un instrument magnifique pour une langue sémitique tel que l’arabe qui fonctionne sur un système tri-consonnantique, une voyelle pouvant apparaître entre chaque consonne, ce qui modifie à chaque fois le sens du mot. D’ailleurs, ce système ne note pas les voyelles! Et c’est aussi pourquoi cet alphabet arabe n’est pas très adapté à une langue comme le persan (ou iranien) laquelle est une langue indo-européenne, cousine de l’hindi d’un côté et des langues européennes de l’autre. Pourtant l’iranien s’écrit en caractères arabes!
  • l’alphabet latin convient bien lui aussi à la structure des langues indo-européennes telles que le français, l’anglais ou le polonais etc…pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer.

LANGUES NON ECRITES

Le véritable problème s’agissant de l’adoption d’un alphabet ne se pose en fait pour les langues qui n’ont pas eu la chance d’avoir un inventeur d’alphabet, les langues qui sont demeurées orales jusqu’à l’époque moderne et qu’il a fallu doter à la hâte d’un alphabet. Que s’est-il passé dans ces cas-là? Eh bien, ces langues ont adopté tout bêtement l’alphabet de leurs colonisateurs! Par exemple: tant que les Arabes dominaient le Sahel, le wolof et le Peul se sont écrits en caractères arabes. A partir de la colonisation française, ces deux langues négro-africaines se sont écrites en caractères latins. On ne peut pas refaire l’histoire mais enfin force est de constater que ni l’alphabet arabe ni l’alphabet latin ne correspondent vraiment à la structure de ces deux langues.

Toujours est-il que même dans ce cas d’emprunt d’alphabet «inadapté» (vietnamien, iranien, langues négro-africaines etc…), ces langues fonctionnent à l’écrit à l’intérieur de leurs sociétés pour peu que les pouvoirs en place fassent ce qu’il faut pour cela (scolarisation notamment). Ce long détour était nécessaire pour dire que s’agissant de la question graphique, ce que nous avons appelé le «changement externe» (celui de l’alphabet) ne s’est jamais posé pour le créole. Notre langue est née dans l’univers occidental dominé par la graphie latine, a vécu à côté/dans l’ombre du français ou de l’anglais depuis des siècles et nul n’aurait l’idée saugrenue (mais pas du tout impossible à mettre en œuvre) soit de lui inventer un alphabet propre soit d’adopter l’alphabet éthiopien, par exemple, en souvenir de nos ancêtres africains.

Le créole s’écrit donc en alphabet latin et il n’y a aucune discussion sur ce plan-là. Mais rien ne dit que si notre langue vit encore dans un siècle ou deux qu’un inventeur d’alphabet n’apparaîtra pas ou que suite à une domination d’une nouvelle super-puissance mondiale (disons la Chine), qu’on ne se mette à écrire le créole…avec des idéogrammes. Ce qu’il faut retenir, c’est que rien n’est figé, rien n’est définitif en matière d’alphabet. C’est l’évolution historique qui en décide. Les Japonais parlent d’adopter l’alphabet latin, eux qui utilisent…3 alphabets en même temps. Dans une même phrase japonaise, on trouve des idéogrammes chinois, des caractères japonais et des signes phonétiques (permettant notamment d’écrire les mots et les noms étrangers).

CHANGEMENT INTERNE

Venons-en à présent au changement interne. C’est-à-dire aux modifications graphiques qui s’effectuent au fil des siècles à l’intérieur d'une même langue utilisant un seul et même alphabet. Disons là encore d’entrée de jeu qu’il n’y a que les Français à être depuis 4 siècles, depuis que l’Académie Française a fixé les règles de l’orthographe française, totalement rétifs à toute modification.

Il n’y a que les Français à se complaire dans leurs championnats d’orthographe qui font rire le monde entier, à commencer par leurs propres cousins anglais, italiens et espagnols chez qui une telle pratique serait inimaginable. Il y a une véritable fétichisation de cette orthographe laquelle est un instrument de sélection sociale (cf. l’épreuve de dictée dans le moindre petit concours de la Fonction Publique) et toutes les commissions de réforme créées depuis deux siècles ont vu leurs rapports enterrés par les différents gouvernements français de droite comme de gauche.

Or, une langue doit périodiquement toiletter sa graphie? Pourquoi parce que la prononciation d’une langue n’est pas fixée pour l’éternité, elle change au fil du temps et il est nécessaire, régulièrement, d’adapter la graphie à ces modifications de prononciations. Nombre de langues, dont le portugais (académies du Portugal et du Brésil réunies), ont procédé à de tels changements sans que cela provoque de hauts cris ni chez les intellectuels ni dans les masses populaires. Tout ça pour dire que tous ceux qui s’agrippent à la graphie du créole des années 70 comme des crabes-mantous aux racines des palétuviers, qui fétichisent cette graphie, ne font que reproduire à l’identique l’attitude bornée des…Français. Curieux non, pour des ultra-nationalistes?

Remettons les pendules à l’heure. En 1945, deux pasteurs étasuniens, McConnell et Laubach décident de rompre avec des siècles d’écriture étymologique ( = créole écrit avec l’orthographe française) et «inventent» la graphie phonétisante dans laquelle la plupart des sons s’écrivent avec un seul signe. Ils publient ainsi la première traduction de la Bible en créole. Dans les années 60, deux linguistes haïtiens, Faublas et Pressoir, apportent des améliorations à ce système. Dans les années 70, Jean Bernabé, fondateur du GEREC, le remodèle à partir d’une donnée fondamentale (trop longue à expliquer ici), celle de la «syntaxe graphique». Pour aller vite, disons qu’il ne suffit pas d’écrire des sons isolés, ni même des mots isolés mais d’inventer un système qui tienne compte des relations entre les mots ou les parties du discours, c’est-à-dire de la syntaxe. Un exemple en créole guadeloupéen:

  • Fè sa ou ka santi (Fais ce qu’il te semble bien de faire).
  • Fes a’w ka santi (Tes fesses puent).

Seule une analyse basée sur la syntaxe graphique permet de noter correctement dans le cas 1 «Fè sa ou» et dans le cas 2 «Fes a’w». Ni McConnell-Laubach ni Faublas-Pressoir n’y avaient pensé et c’est là l’un des apports de Jean Bernabé au perfectionnement de cette graphie phonétisante. Le linguiste martiniquais portera de nombreux autres perfectionnements, mettant sur pied ce qu’il est convenu d’appeler depuis 30 ans, la «graphie-GEREC» ou la «graphie-Bernabé». Ce système connaîtra un succès foudroyant dans les Petites Antilles (Martinique, Guadeloupe, Sainte-Lucie, Dominique), en Guyane et aux Seychelles. Aujourd’hui, 90% de ce qui se publie en créole utilise la graphie-GEREC ou tente de s’en approcher. Mais ce que nos chers fétichistes oublient (ou ignorent), c’est qu’en trente ans, J. Bernabé a porté de nombreuses améliorations à son système. Il n’a jamais eu une vision fixiste, fétichiste de ce dernier. Un seul exemple: en trois décennies, la palatalisation a changé trois fois de signe graphique. Un mot comme «matjé» (écrire) s’est écrit:

  • d’abord: matché (avec «tch» donc)
  • ensuite: matÿé (avec «Y tréma» donc)
  • aujourdhui: matjé (avec «tj» donc).

Ces modifications ne relèvent pas de lubies mais d’une volonté permanente de rendre le système graphique plus performant en tenant de tous les paramètres en jeu: archi-domination du français et scolarisation en français ; nécessité de tisser des liens forts avec les Saint-Luciens, Dominiquais et Haïtiens qui ne sont pas des francophones ; machines et ordinateurs importées de l’extérieur et ne comportant que des signes graphiques français ou anglo-saxons (chose dont souffre l’Amérique du Sud qui, important massivement du matériel étasunien, ne met plus la «tilde» sur le «n»!) etc…

Il est très complexe, très difficile de jongler avec tous ces paramètres et de trouver un juste milieu. En fait, la seule solution est celle de l’ajustement permanent et c’est cette voie qu’ont choisi DES LE DEPART, Jean Bernabé et le GEREC. Donc l’ouvrage paru en 2002, «La graphie créole» n’est qu’un énième ajustement de cette graphie et n’est aucunement, comme aboient certains fétichistes, une trahison ou un alignement sur l’orthographe du français. Ces ajustements réguliers ne sont aucunement fondés sur des présupposés idéologiques mais sur une analyse des données du terrain, des modifications sociologiques etc...

Il est clair, par exemple, que l’entrée du créole dans le système scolaire grâce au CAPES de créole et au Professorat des Ecoles-option créole, ne sera pas sans conséquence non seulement sur la graphie du créole mais sur la langue elle-même. Il n’y a que les naïfs ou les ignorants, ou encore les fétichistes, pour s’imaginer que «tout bagay ja bon kon sa».

Quant à l’accusation de refranciser la graphie du créole et de nous couper des créolophones non francophones, elle est parfaitement infondée. Les nouveaux ajustements graphiques proposés par Jean Bernabé vont dans le sens exactement inverse et je ne prendrai que deux exemples:

  • la suppression de l’accent sur le «e» dans des mots comme «solèy», «boutèy» etc…(désormais écrits «soley», «boutey»), nous rapproche de nos cousins de l’Océan Indien lesquels prononcent ces mêmes mots avec un «é»: «soléy», «boutéy». En enlevant l’accent, chacun (Antillo-Guyanais et Océanindien) prononce spontanément selon son propre dialecte puisque jamais un Antillo-Guyanais ne lira «soley» avec un «é». Il prononcera toujours avec un «è».
  • la suppression de l’accent sur le «o» dans des mots comme «lapòt», «bòt» etc…(désormais écrits «lapot», «bot») s’appuie exactement sur le même principe de rapprochement avec l’Océan Indien où on prononce ces mêmes mots avec un «o» fermé. En enlevant l’accent, chacun prononce spontanément selon la prononciation en vigueur dans son dialecte.

Où ces messieurs voient-ils une trahison? une francisation de la graphie du créole? D’autant que les deux exemples que je viens de prendre ne sont qu’une infime partie du nouvel apport bernabéen, l’essentiel de son ouvrage explicitant les règles d’écriture des mots composés extrêmement nombreux en créole. Exemple, faut-il écrire:

  • met-a-manyok
  • met a manyok
  • metamanyok

Ou encore «né vè d maten» , «né-vè-d-maten» ou carrément «névedmaten». Cela, personne n’y avait vraiment réfléchi avant Bernabé et personne n’avait proposé des règles fondées sur des analyses scientifiques.

Avant d’accuser les gens de trahison ou de je ne sais quoi, nos fétichistes (qui n’ont jamais rien produit eux-mêmes soit dit en passant) devraient d’abord lire nos publications et en discuter d’abord sur un plan scientifique. Car si nous ne nions pas qu’une graphie comporte un aspect idéologique, comme tout fait social d’ailleurs, nous disons que cet aspect doit être discuté dans un second temps. Il ne doit pas être posé en préalable. Sinon on retombe dans Jadnov.

Raphaël CONFIANT