La question de la graphie du créole
revient sur le tapis depuis que Jean Bernabé a proposé,
dans son ouvrage La graphie
créole (éditions Ibis Rouge, 2001), quelques
modifications de celle, élaborée en grande partie
par lui-même, qui fonctionne depuis les années 1970.
R. Confiant nous donne son éclairage sur la question…
Il convient d’entrée de jeu de dire que la graphie
d’une langue, outil fabriqué de toutes pièces
par des scribes (Antiquité), des lettrés ou des
linguistes (époque moderne), n’entretient aucun rapport
avec cette chose invisible, impalpable, immatérielle, cachée
dans quelque hémisphère de notre cerveau qu’est
la langue.
C’est pourquoi il arrive que des langues non seulement
modifient leur graphie (changement interne) mais aussi changent
d’alphabet (changement externe). Arrêtons-nous un
instant sur ce dernier point: une langue comme le turc, par exemple,
utilise 3 alphabets différents. L’alphabet arabe
(jusqu’à ce qu’Atatürk, fondateur de la
République turque la supprime), l’alphabet latin
(imposé par le même Atatürk et l’alphabet
cyrillique (russe) utilisé dans les républiques
turcophones de l’ancienne URSSS telles que le Turkménistan.
Aujourd’hui même, le serbo-croate, cher à
Aimé Césaire, se sert de deux alphabets différents:
le cyrillique en Serbie et le latin en Croatie, ce qui n’empêche
aucunement la communication orale entre Serbes et Croates. Quant
au vietnamien, il s’est écrit pendant des siècles
en idéogrammes chinois lorsque la colonisation française
au 19č siècle fit adopter l’alphabet latin.
Modulons quand même. Les premiers inventeurs de graphies
n’ont pas agi au hasard. Ils ont créé des
alphabets correspondant aux structures propres à leur langue.
Par exemple:
-
les idéogrammes sont un instrument
magnifique pour une langue à la fois monosyllabique et
à tons comme le chinois. Ainsi un mot comme «ma»
qui, selon la ton (haut, bas, aigu ou moyen) peut signifier
quatre choses complètement différentes est rendu
à chaque fois par un petit dessin (idéogramme)
différent. Ce qui facilite grandement la lecture. Et
c’est ce qui rend le vietnamien, langue à tons
(plus à tons, 7, encore que le chinois qui n’en
a que 4), très difficile à lire depuis que les
missionnaires français ont cru bon de le doter de l’alphabet
latin. Sur chaque monosyllabe du vietnamien graphiquement latinisé,
peuvent apparaître 7 signes pour les différencier!
Exemple: «li» avec accent aigu, «li»
avec accent grave, «li» avec une barre horizontale,
«li» avec un accent circonflexe etc…Conclusion:
l’alphabet latin n’est vraiment pas adapté
à une langue monosyllabique et à tons.
-
l’alphabet arabe est lui aussi
un instrument magnifique pour une langue sémitique tel
que l’arabe qui fonctionne sur un système tri-consonnantique,
une voyelle pouvant apparaître entre chaque consonne,
ce qui modifie à chaque fois le sens du mot. D’ailleurs,
ce système ne note pas les voyelles! Et c’est aussi
pourquoi cet alphabet arabe n’est pas très adapté
à une langue comme le persan (ou iranien) laquelle est
une langue indo-européenne, cousine de l’hindi
d’un côté et des langues européennes
de l’autre. Pourtant l’iranien s’écrit
en caractères arabes!
-
l’alphabet latin convient bien
lui aussi à la structure des langues indo-européennes
telles que le français, l’anglais ou le polonais
etc…pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer.
LANGUES NON ECRITES
Le véritable problème s’agissant de l’adoption
d’un alphabet ne se pose en fait pour les langues qui n’ont
pas eu la chance d’avoir un inventeur d’alphabet,
les langues qui sont demeurées orales jusqu’à
l’époque moderne et qu’il a fallu doter à
la hâte d’un alphabet. Que s’est-il passé
dans ces cas-là? Eh bien, ces langues ont adopté
tout bêtement l’alphabet de leurs colonisateurs! Par
exemple: tant que les Arabes dominaient le Sahel, le wolof et
le Peul se sont écrits en caractères arabes. A partir
de la colonisation française, ces deux langues négro-africaines
se sont écrites en caractères latins. On ne peut
pas refaire l’histoire mais enfin force est de constater
que ni l’alphabet arabe ni l’alphabet latin ne correspondent
vraiment à la structure de ces deux langues.
Toujours est-il que même dans ce cas d’emprunt d’alphabet
«inadapté» (vietnamien, iranien, langues négro-africaines
etc…), ces langues fonctionnent à l’écrit
à l’intérieur de leurs sociétés
pour peu que les pouvoirs en place fassent ce qu’il faut
pour cela (scolarisation notamment). Ce long détour était
nécessaire pour dire que s’agissant de la question
graphique, ce que nous avons appelé le «changement
externe» (celui de l’alphabet) ne s’est jamais
posé pour le créole. Notre langue est née
dans l’univers occidental dominé par la graphie latine,
a vécu à côté/dans l’ombre du
français ou de l’anglais depuis des siècles
et nul n’aurait l’idée saugrenue (mais pas
du tout impossible à mettre en œuvre) soit de lui
inventer un alphabet propre soit d’adopter l’alphabet
éthiopien, par exemple, en souvenir de nos ancêtres
africains.
Le créole s’écrit donc en alphabet latin
et il n’y a aucune discussion sur ce plan-là. Mais
rien ne dit que si notre langue vit encore dans un siècle
ou deux qu’un inventeur d’alphabet n’apparaîtra
pas ou que suite à une domination d’une nouvelle
super-puissance mondiale (disons la Chine), qu’on ne se
mette à écrire le créole…avec des idéogrammes.
Ce qu’il faut retenir, c’est que rien n’est
figé, rien n’est définitif en matière
d’alphabet. C’est l’évolution historique
qui en décide. Les Japonais parlent d’adopter l’alphabet
latin, eux qui utilisent…3 alphabets en même temps.
Dans une même phrase japonaise, on trouve des idéogrammes
chinois, des caractères japonais et des signes phonétiques
(permettant notamment d’écrire les mots et les noms
étrangers).
CHANGEMENT INTERNE
Venons-en à présent au changement interne. C’est-à-dire
aux modifications graphiques qui s’effectuent au fil des
siècles à l’intérieur d'une même
langue utilisant un seul et même alphabet. Disons là
encore d’entrée de jeu qu’il n’y a que
les Français à être depuis 4 siècles,
depuis que l’Académie Française a fixé
les règles de l’orthographe française, totalement
rétifs à toute modification.
Il n’y a que les Français à se complaire
dans leurs championnats d’orthographe qui font rire le monde
entier, à commencer par leurs propres cousins anglais,
italiens et espagnols chez qui une telle pratique serait inimaginable.
Il y a une véritable fétichisation de cette orthographe
laquelle est un instrument de sélection sociale (cf. l’épreuve
de dictée dans le moindre petit concours de la Fonction
Publique) et toutes les commissions de réforme créées
depuis deux siècles ont vu leurs rapports enterrés
par les différents gouvernements français de droite
comme de gauche.
Or, une langue doit périodiquement toiletter sa graphie?
Pourquoi parce que la prononciation d’une langue n’est
pas fixée pour l’éternité, elle change
au fil du temps et il est nécessaire, régulièrement,
d’adapter la graphie à ces modifications de prononciations.
Nombre de langues, dont le portugais (académies du Portugal
et du Brésil réunies), ont procédé
à de tels changements sans que cela provoque de hauts cris
ni chez les intellectuels ni dans les masses populaires. Tout
ça pour dire que tous ceux qui s’agrippent à
la graphie du créole des années 70 comme des crabes-mantous
aux racines des palétuviers, qui fétichisent cette
graphie, ne font que reproduire à l’identique l’attitude
bornée des…Français. Curieux non, pour des
ultra-nationalistes?
Remettons les pendules à l’heure. En 1945, deux
pasteurs étasuniens, McConnell et Laubach décident
de rompre avec des siècles d’écriture étymologique
( = créole écrit avec l’orthographe française)
et «inventent» la graphie phonétisante dans
laquelle la plupart des sons s’écrivent avec un seul
signe. Ils publient ainsi la première traduction de la
Bible en créole. Dans les années 60, deux linguistes
haïtiens, Faublas et Pressoir, apportent des améliorations
à ce système. Dans les années 70, Jean Bernabé,
fondateur du GEREC, le remodèle à partir d’une
donnée fondamentale (trop longue à expliquer ici),
celle de la «syntaxe graphique». Pour aller vite,
disons qu’il ne suffit pas d’écrire des sons
isolés, ni même des mots isolés mais d’inventer
un système qui tienne compte des relations entre les mots
ou les parties du discours, c’est-à-dire de la syntaxe.
Un exemple en créole guadeloupéen:
Seule une analyse basée sur la syntaxe graphique permet
de noter correctement dans le cas 1 «Fè sa ou»
et dans le cas 2 «Fes a’w». Ni McConnell-Laubach
ni Faublas-Pressoir n’y avaient pensé et c’est
là l’un des apports de Jean Bernabé au perfectionnement
de cette graphie phonétisante. Le linguiste martiniquais
portera de nombreux autres perfectionnements, mettant sur pied
ce qu’il est convenu d’appeler depuis 30 ans, la «graphie-GEREC»
ou la «graphie-Bernabé». Ce système
connaîtra un succès foudroyant dans les Petites Antilles
(Martinique, Guadeloupe, Sainte-Lucie, Dominique), en Guyane et
aux Seychelles. Aujourd’hui, 90% de ce qui se publie en
créole utilise la graphie-GEREC ou tente de s’en
approcher. Mais ce que nos chers fétichistes oublient (ou
ignorent), c’est qu’en trente ans, J. Bernabé
a porté de nombreuses améliorations à son
système. Il n’a jamais eu une vision fixiste, fétichiste
de ce dernier. Un seul exemple: en trois décennies, la
palatalisation a changé trois fois de signe graphique.
Un mot comme «matjé» (écrire) s’est
écrit:
-
d’abord: matché (avec
«tch» donc)
-
ensuite: matÿé (avec
«Y tréma» donc)
-
aujourdhui: matjé (avec «tj»
donc).
Ces modifications ne relèvent pas de lubies mais d’une
volonté permanente de rendre le système graphique
plus performant en tenant de tous les paramètres en jeu:
archi-domination du français et scolarisation en français
; nécessité de tisser des liens forts avec les Saint-Luciens,
Dominiquais et Haïtiens qui ne sont pas des francophones
; machines et ordinateurs importées de l’extérieur
et ne comportant que des signes graphiques français ou
anglo-saxons (chose dont souffre l’Amérique du Sud
qui, important massivement du matériel étasunien,
ne met plus la «tilde» sur le «n»!) etc…
Il est très complexe, très difficile de jongler
avec tous ces paramètres et de trouver un juste milieu.
En fait, la seule solution est celle de l’ajustement permanent
et c’est cette voie qu’ont choisi DES LE DEPART, Jean
Bernabé et le GEREC. Donc l’ouvrage paru en 2002,
«La graphie créole» n’est qu’un
énième ajustement de cette graphie et n’est
aucunement, comme aboient certains fétichistes, une trahison
ou un alignement sur l’orthographe du français. Ces
ajustements réguliers ne sont aucunement fondés
sur des présupposés idéologiques mais sur
une analyse des données du terrain, des modifications sociologiques
etc...
Il est clair, par exemple, que l’entrée du créole
dans le système scolaire grâce au CAPES de créole
et au Professorat des Ecoles-option créole, ne sera pas
sans conséquence non seulement sur la graphie du créole
mais sur la langue elle-même. Il n’y a que les naïfs
ou les ignorants, ou encore les fétichistes, pour s’imaginer
que «tout bagay ja bon kon sa».
Quant à l’accusation de refranciser la graphie du
créole et de nous couper des créolophones non francophones,
elle est parfaitement infondée. Les nouveaux ajustements
graphiques proposés par Jean Bernabé vont dans le
sens exactement inverse et je ne prendrai que deux exemples:
- la suppression de l’accent sur le «e» dans
des mots comme «solèy», «boutèy»
etc…(désormais écrits «soley»,
«boutey»), nous rapproche de nos cousins
de l’Océan Indien lesquels prononcent ces mêmes
mots avec un «é»: «soléy»,
«boutéy». En enlevant l’accent,
chacun (Antillo-Guyanais et Océanindien) prononce spontanément
selon son propre dialecte puisque jamais un Antillo-Guyanais ne
lira «soley» avec un «é».
Il prononcera toujours avec un «è».
-
la suppression de l’accent sur
le «o» dans des mots comme «lapòt»,
«bòt» etc…(désormais
écrits «lapot», «bot»)
s’appuie exactement sur le même principe de rapprochement
avec l’Océan Indien où on prononce ces mêmes
mots avec un «o» fermé. En enlevant
l’accent, chacun prononce spontanément selon la
prononciation en vigueur dans son dialecte.
Où ces messieurs voient-ils une trahison? une francisation
de la graphie du créole? D’autant que les deux exemples
que je viens de prendre ne sont qu’une infime partie du
nouvel apport bernabéen, l’essentiel de son ouvrage
explicitant les règles d’écriture des mots
composés extrêmement nombreux en créole. Exemple,
faut-il écrire:
-
met-a-manyok
-
met a manyok
-
metamanyok
Ou encore «né vè d maten»
, «né-vè-d-maten» ou carrément
«névedmaten». Cela, personne n’y
avait vraiment réfléchi avant Bernabé et
personne n’avait proposé des règles fondées
sur des analyses scientifiques.
Avant d’accuser les gens de trahison ou de je ne sais quoi,
nos fétichistes (qui n’ont jamais rien produit eux-mêmes
soit dit en passant) devraient d’abord lire nos publications
et en discuter d’abord sur un plan scientifique. Car si
nous ne nions pas qu’une graphie comporte un aspect idéologique,
comme tout fait social d’ailleurs, nous disons que cet aspect
doit être discuté dans un second temps. Il ne doit
pas être posé en préalable. Sinon on retombe
dans Jadnov.
Raphaël CONFIANT
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